Marchands de rêve
1Claude Lévi-Strauss critiquait le formalisme de Vladimir Propp qui, dans sa Morphologie du conte, voulait donner une grammaire du conte merveilleux en privilégiant les fonctions au détriment des personnages, attributs et motivations : « il n’existe pas de langue dont on puisse déduire le vocabulaire à partir de la syntaxe », aussi « la morphologie est stérile » sans l’« observation ethnographique » (Anthropologie structurale deux, p. 168-169). Voilà qui pourrait donner envie même aux adeptes de la poétique générale (qui, j’imagine, doivent être plutôt nombreux parmi ceux qui consultent Fabula) de prendre en considération des études de théâtre reposant sur une enquête thématique, comme le présent volume. Celui-ci réunit vingt-cinq contributions d’un colloque qui s’est tenu à Paris les 23-25 avril 2014.
2Une bibliographie finale répertorie les études sur le sujet, déjà extrêmement nombreuses (dont plusieurs ouvrages anglais et italiens, et un autre recueil d’actes de colloque, Devins et charlatans à La Renaissance, Presse de Paris-Sorbonne, 1979). Une introduction résume les articles, en explicitant le sens de leur regroupement en quatre parties et neuf chapitres. Sans entrer dans les détails de ce sommaire (facilement consultable en ligne), on peut distinguer dans ce riche dossier deux questions. La première est celle des charlatans comme réalité sociale ; la seconde est celle de la présence dans les pièces de théâtre du personnage du charlatan, et aussi du médecin, membre de la faculté ou simple « empirique ». La première question n’est pas détachée de la question du théâtre, au contraire, car des rapports étroits entre charlatans et acteurs existent dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles.
Acteurs et charlatans
3C’est en tant qu’une réalité pittoresque d’un « vieux Paris » en voie de disparition que l’activité des charlatans commence à faire l’objet d’études en France : en 1811, Jean-Baptiste Gouriet publie Les Charlatans célèbres ou Tableau historique des bateleurs, des baladins, des jongleurs, des bouffons, des opérateurs […], et généralement de tous les personnages qui se sont rendus célèbres dans les rues et sur les places publiques de Paris, depuis une haute antiquité jusqu’à nos jours ; sous le Second Empire, Victor Fournel consacre trois livres aux anciens « artistes de la rue ». Ces études peuvent s’appuyer en particulier sur les livres anciens qui dénonçaient les charlatans, comme la Satyre contre les Charlatans et Pseudomédecins Empyriques de Thomas Sonnet de Curval (Paris, Jean Milot, 1610) ou De gli errori popolari d’Italia de Scipione Mercurio (Padoue, Francesco Bolzetta, 1645), ainsi que sur une abondante iconographie. Mercurio définit le charlatan comme « quiconque qui, au milieu d’une place, se tient sur des tréteaux, ou sur le sol, ou sur un cheval, qui vend des drogues, des poudres composites, des huiles pour soigner différentes maladies, et dont les harangues sont faites de mille serments, ou de mensonges, de mille merveilles à propos des choses qu’ils vendent […] avec des bouffons, d’autres avec des marionnettes, et d’autres avec des prostituées qui au son de la lyre, qui au son du luth, ou de la harpe » (cité et traduit par Pierre Baron, p. 38).
4La première attestation du mot charlatan en français (chez Amyot) date de 1578, calque de l’italien ciarlatani (diverses variantes : ceratani, zaratani…), mot dont on a donné plusieurs étymologies. Mais l’activité des marchands ambulants guérisseurs est ancienne. La littérature médiévale connaît les boniments de charlatans avant la lettre, genre illustré par le Dit de l’herberie de Rutebeuf (vers 1265). À la fin du Moyen Âge, on parle beaucoup des triacleurs, mot qui au sens premier désigne le vendeur de thériaque, produit guérissant de la morsure de l’aspic. Il s’agit d’un métier en soi, pour lequel on a conservé des contrats d’apprentissage. Pour l’Italie, on a conservé des règlements italiens pour combattre les charlatans qui datent du XIIe siècle, leur activité semble fleurir dans les années 1500-1550 et ils sont nombreux à passer en France dans les années 1580-1625. Le charlatan est à partir de là si bien associé à l’Italie qu’un charlatan français peut devoir s’affubler d’un nom italien. Les charlatans perdurent au XVIIIe siècle, rejoints par les plus récents médecins mesmériens, comme le montre l’usage qu’on fait de leur personnage dans les dessins et estampes politiques de la Révolution.
5L’association entre le métier de charlatan et celui de l’acteur de théâtre est courante dès la Renaissance. Rabelais dans Gargantua évoque les « basteleurs, trejectaires [de tragediatores] et theriacleurs », Érasme dans son Éloge de la folie assimile « bateleur » et « triacleur ». C’est la même assimilation qu’on trouve dans les livres de condamnation post-tridentine du théâtre, comme le traité Della cristiana moderazione del teatro, « véritable summa théologico-théâtrale » (Jean-François Lattarico, p. 65), du jésuite Otonelli (16461652), œuvre qui témoigne de la « fascinazione del teatro » (pour reprendre un titre de Fernandino Taviani), mêlant critique du spectacle vénal et admiration pour l’art du comédien. Cette association n’est pas un simple procédé polémique des livres de la « haine du théâtre ». Les hommes de théâtre et les marchands de drogue ont réellement des statuts proches : pour exercer leur métier, ils doivent, en tant que marginaux ambulants, obtenir une permission de la ville où ils entrent et faire contrôler leurs marchandises, drogues ou pièces jouées. Les deux utilisent l’affiche pour faire leur publicité. En outre, leurs activités se recoupent, car le charlatan offre un spectacle pour attirer les clients. L’arracheur de dents donne le spectacle même de son activité. Le vendeur de drogue peut se faire piquer lui-même par un serpent ou se blesser pour attester l’efficacité de l’antidote ou du remède qu’il vend. Mais le charlatan peut aussi employer des hommes de spectacle, comme le dit la définition de Mercurio et comme l’attestent de nombreux autres documents écrits (Sonnet de Courval parle par exemple d’un charlatan « assisté d’un bouffon ou plaisant de l’Hôtel de Bourgogne nommé Galinette la Galina ») et iconographiques (fameuse gravure de Tabarin et Mondor, vers 1620). Dans son article, Jelle Koopmans signale (p. 34-35) que l’aquarelle conservée à la bibliothèque de Cambrai souvent utilisée pour illustrer à tort le tréteau à ciel ouvert de la farce médiéval serait en réalité l’illustration de l’activité d’un charlatan du XVIe siècle (il s’agit d’une enluminure d’un chansonnier flamand manuscrit composé par le marchand de Bruges Zeghere van Male en 1542). À la fin du XVIIe siècle, les images témoignent de l’apparition sur les tréteaux d’un véritable théâtre avec cadre de scène et parfois rideau mobile. Bien plus, c’est parfois une véritable troupe de théâtre qui est employée pour donner un spectacle gratuit après lequel pourront se vendre les drogues (voir la gravure représentant Brigandin, Polichinelle et l’Aveugle jouant une comédie sur un théâtre de vendeur d’orviétan, début XVIIe siècle, sans date). À l’inverse, les troupes peuvent se livrer à ces ventes. Un passage du journal de voyage des frères Platter (cité par Pierre Baron, p. 41- 42) parle d’une troupe italienne de quatre acteurs et deux actrices dirigés par Zan Braghetta qui à Avignon en 1598 représentent comédies, pastorales ou spectacles divers (imitation de cris d’animaux, tours d’illusionniste) d’abord dans une salle de jeu de paume louée, puis à l’extérieur devant un millier de spectateurs non payants à qui l’on vend ensuite remèdes et produits de beauté (poudres dentifrices parfumées, pâte contre les verrues, le mal aux yeux, savon vénitien, eaux de senteur). Le célèbre Arlequin Tristano Martinelli, personnage clé lors de la désignation en 1618-1619 des acteurs qui doivent partir à la cour de France, a par ailleurs obtenu du duc de Mantoue autour de 1600 la surintendance à la fois des comédiens et des charlatans, ce qui fait que G. B. Andreini le tourne en dérision en le mettant en scène sous les traits d’un carnavalesque prince des charlatans dans La Schiavetto (1620). Au xviiie siècle, un certain Buonafede Vitali, après une carrière de charlatan, devient capocomico et impresario de spectacles, en engageant une troupe complète : Goldoni le rencontre à Milan en 1733 et en parle dans ses Mémoires italiens et français.
6On le voit, cette première question du dossier relève de l’ethnographie des anciennes sociétés européennes et suscite des réflexions sur l’anthropologie du spectacle et celle de la parole. Les liens d’aujourd’hui entre production culturelle et vente de marchandises pourraient inviter aussi à envisager cette partie du dossier comme une contribution à cette « archéologie des médias » qui vise à mettre au jour « les présences souterraines de l'ancien dans le nouveau » (pour reprendre les termes de Jussi Parikka).
Personnages de charlatans
7Le second ensemble d’articles, qui constitue la majeure partie du volume, se concentre sur l’importance du charlatan dans le personnel dramatique aux XVIIe et XVIIIe siècles, même si l’enquête peut remonter jusqu’aux sources médiévales (le marchand d’aromates où se fournissent les Saintes Femmes allant visiter le tombeau du Christ dans l’iconographie et le théâtre religieux).
8On trouve chez Molière des charlatans (l’opérateur vantant son orviétan dans un divertissement de L’Amour médecin), de faux médecins (Sganarelle, la Toinette déguisée du Malade imaginaire), mais surtout des vrais médecins peints comme des charlatans, soit qu’ils s’illusionnent sur leur efficacité, comme Argan se persuade d’être malade, soit qu’ils tablent sur la crédulité humaine, comme le cynique Filerin dans L’Amour médecin. Le théâtre comme fiction, c’est-à-dire comme mensonge assumé, se confronte et s’oppose aux mensonges de la vie réelle qui veulent passer pour des vérités. C’est de L’Amour médecin que s’inspire encore en 1745 Boissy pour son Médecin par occasion.
9Dancourt en 1702 met en scène un charlatan célèbre du début du siècle précédent dans L’Opérateur Barry, pièce dont le prologue est un boniment. Le théâtre se rit du boniment de rue, mais en fait aussi un miroir où il contemple son pouvoir de séduction. C’est peut-être ce qui explique que le personnage du charlatan soit présent dans tant de pièces des Italiens ou de la Foire : Le Port de l’Anglais, pièce d’Autreau pour la Comédie-Italienne en 1718, qui met en scène un opérateur chinois, L’Empirique de Favart, opéra-comique représenté en 1743 à la foire de Saint-Laurent, parodie du Mahomet de Voltaire, Le Docteur Sangrado d’Anseaume, opéra-comique de 1758, musique de Duny et Laruette… Mais le personnage du charlatan monte aussi sur la scène de l’Académie royale de musique (Le Carnaval mascarade de Lully, 1675, où figure une reprise d’une entrée de Monsieur de Pourceaugnac, L’Amour saltimbanque, opéra-ballet de Danchet et Capra, 1710) et, à l’imitation du théâtre de la Foire, sur celle de la Comédie-Française (L’Amour charlatan de Dancourt, musique de Gillier, 1710, pièce dans la pièce formant le troisième acte d’une Comédie des comédiens, inspirée de L’Amour saltimbanque). Louis-Sébastien Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, et aussi dramaturge, publie en 1780 Le Charlatan ou le Docteur Socroton, comédie-parade en un acte et en prose, dont le héros filou peut être vu comme un orateur qui plaide « pour l’honneur de la parole » (Martine de Rougemont, p. 193). Des comédies témoignent de la mode du mesmérisme, comme la « comédie-parade » Les Docteurs modernes suivies du Baquet de santé (1784), par Jean-Baptiste Radet et Pierre-Yves Baré, comédiens italiens.
10Quelques articles du volume portent sur le théâtre étranger. Alexander Pope, John Gay et John Arbuthnot en 1717 dans Three Hours after Marriage mettent en scène sous le nom de « Dr Fossile » le médecin, géologue et naturaliste John Woodward (1665-1728), dans le contexte de querelles médicales (la question de la variole) où il est impliqué. Le comte de Cagliostro (1743-1795) est mis en scène dans des comédies entre 1787 et 1792, en particulier dans l’unique comédie de Goethe Der Gross Kophta, 1791 (personnage de Rostro).
11Le volume élargit la perspective en prenant aussi en compte, par une sorte de jeu de mots, la charlatanerie au sens figuré : personnage du faux soldat fanfaron dans la comédie en France au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle ; militaire ridicule dans l’ancien Théâtre-Italien (où se trouveraient des échos du rite du charivari) ; rôle féminin dans El Amor médico de Tirso de Molina, 1622 ; type de l’homme d’intrigue et du trompeur qui permet à Regnard d’exprimer dans son théâtre une véritable pensée éthique et politique et de donner à ses comédies des « vertus pédagogiques » (Sabine Chaouche, p. 325). Il l’élargit encore (et peut-être un peu trop) avec des études de textes non dramatiques : personnage de l’aubergiste Juan dans El Pasajero de Suárez de Figueroa, 1617 ; Casanova metteur en scène de lui-même.