Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Avril 2020 (volume 21, numéro 4)
titre article
Sandrine Blondet

Le Théâtre français à la cour de Russie

The French Theatre at the Russian Court
Alexeï Evstratov, Les Spectacles francophones à la cour de Russie (1743‑1796) – L’invention d’une société, Oxford, Voltaire Foundation, coll. « Oxford University Studies in the Enlightenment », 2016, 390 p., EAN : 9780729411820.

1Le livre qu’Alexeï Evstratov a tiré de sa thèse, soutenue en 2012, articule deux perspectives clairement définies par son titre : le phénomène historique, et circonscrit (bien que chronologiquement étendu), des spectacles francophones à la cour de Russie et « l’invention d’une société » qui lui fut concomitante. L’introduction du volume établit d’emblée l’importance de ce théâtre francophone joué à Saint‑Pétersbourg — fait artistique, social et politique — sur l’instauration de cette « société locale, supervisée par la cour ». L’enquête se développe ensuite au gré de huit chapitres, qui font apparaître trois axes d’étude. Les trois premiers rapportent les conditions d’installation de ce théâtre francophone : conditions matérielles d’exercice des comédiens français, conditions civilisationnelles centrées sur le modèle du siècle de Louis XIV, conditions sociales et artistiques enfin, qui reviennent sur la vie culturelle théâtrale de la cour, contexte de création de ces spectacles francophones. La période envisagée, de 1743 à 1796, se révèle elle‑même tributaire de ces conditions pratiques, puisqu’elle débute avec l’arrivée des premiers comédiens français recrutés (fin 1742) pour s’achever avec la mort de Catherine II. Au cœur de l’ouvrage, le quatrième chapitre étudie minutieusement ce répertoire représenté sur les scènes impériales russes. Les chapitres 5 à 8 en abordent enfin la réception esthétique, sociale et architecturale. Trois sections annexes viennent clore l’ensemble de manière simple et efficace : la première propose un rappel historique – sans nul doute bienvenu pour le lecteur français – du XVIIIe siècle russe ; la deuxième énumère toutes les pièces interprétées dans ces circonstances et la troisième dresse la liste des comédiens concernés. Ces inventaires privilégient l’ordre alphabétique sur la progression chronologique, ce qui a pour but et pour effet de faciliter la recherche de telle référence ou telle personnalité.

2Un coup d’œil rétrospectif sur le volume éclaire l'ambition avant tout sociologique de la démarche. Les spectacles francophones y sont abordés comme un cas fécond de transfert culturel mais aussi et surtout comme le support d’une politique nationale plus vaste.

L’invention d’une société 

3Cette politique nationale se déploie alors que s’est définitivement affirmée, sous le règne de Pierre le Grand, la présence de la Russie sur l’échiquier européen. Il en résulte une intense activité diplomatique qui met en contact ambassadeurs, princes et représentants étrangers, et souverains — souveraines, en l’occurrence, puisque la Russie du XVIIIe siècle, après la mort du Pierre le Grand en 1725, est essentiellement gouvernée par des femmes : Anna Ivanovna de 1730 à 1740 ; Élisabeth de 1741 à 1761 ; Catherine II de 1762 à 1796. La politique théâtrale constitue l’un des enjeux de ces échanges, destinés à asseoir la légitimé de l’Empire « urbi et orbi », selon l’heureuse formule d’A. Evstratov.

La gouvernance spectaculaire de Catherine II

4L’idée maîtresse qui oriente toute l’étude stipule que le pouvoir, et plus précisément l’art de gouverner que déploie Catherine II, passe par un modelage du public théâtral, qui par ricochet contribue au façonnement d’une société. Le processus repose sur toute une dialectique de la contrainte et de la liberté sociales, dialectique elle‑même intriquée aux conditions matérielles de la vie théâtrale russe et par là essentiellement mise en œuvre au sein des salles de spectacle.


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Les salles

5Saint‑Pétersbourg compte alors trois salles. L’opéra du palais d’Hiver, la plus ancienne, est la principale, voire l’unique salle de spectacle vraiment permanente de la capitale jusqu’en 1770. À partir de 1771 sont inaugurés les spectacles donnés au Petit Ermitage, espace réduit conçu sur le modèle de Carskoe Selo (nous suivons les principes de translittération d’A. Evstratov), destiné à l’usage particulier de l’impératrice et rapidement cité comme lieu usuel de spectacles dans le journal de la cour. En 1783 enfin, Catherine II commande la construction d’un nouveau théâtre, à la facture inédite puisque constitué d’un seul et unique amphithéâtre, qui deviendra le Grand Ermitage. Viennent ensuite les salles dont disposent les résidences estivales de la cour, à commencer par Carskoe Selo, ou celles, ponctuelles et éphémères, de l’intimité curiale, voire familiale, que proposent les appartements de favoris ou ceux de « la jeune cour » du grand‑duc Paul. Au total, ce sont ainsi quatre types de salles qui coexistent, selon qu’elles sont permanentes ou non, situées ou non dans l’enceinte du palais. À cette diversification des salles correspond la variété des spectacles, laquelle rejaillit sur la sociabilité curiale.


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Placement et enjeux sociaux

6La salle du palais d’Hiver se fait tour à tour espace de vie quotidienne et lieu de cérémonies solennelles, disposition où A. Evstratov voit s’illustrer le lien que repère N. Elias dans l’enceinte palatiale entre écart social et proximité spatiale. Cette forme de double emploi rebondit sur le statut du théâtre, dont les productions ne sont au demeurant pas réservées à la cour. Parce que la salle ne pouvait accueillir que cinq cents personnes, l’accès imposait une importante sélection. Pour autant, le public restait hétérogène, puisque le théâtre se voulait ouvert à « toute personne bien mise » (Peter van Woensel, cité p. 190). D’où l’ambiguïté de ce théâtre de cour — subventionné par le pouvoir et inclus dans son système de représentations sociales, dominé au sommet par noblesse — et simultanément public. Ensuite, l’accès au théâtre, autorisé ou non par la cour, reproduisait en miniature la hiérarchie des rangs, instaurée par Pierre le Grand, ce qui pouvait susciter de fortes tensions. En 1762, Pierre III (époux de Catherine II, qu’elle ne tarde pas à destituer) lève l’obligation pour la noblesse de servir l’État, ce qui complique encore la situation, en estompant les contours sociaux. Il reste que l’accès à la salle constitue simultanément un privilège et une obligation pour une partie de noblesse, russe et étrangère. Réciproquement, certains s’en voient exclus au mépris même de leur rang : exclusion cruellement ressentie au point par exemple de mener Mirovič à fomenter un coup d’État, qui aurait vu la libération du jeune Ivan VI.

7Une fois la question de l’accès réglée, vient enfin celle du placement, également réglé officiellement, en fonction de préséances et d’influences. A. Evstratov convoque la société de représentation que théorise J. Habermas, et rappelle le conflit des « grandeurs » qu’analysent L. Boltanski et L. Thévenot (p. 194). Le processus aboutit à cette inversion significative : au bout du compte, c’est le placement dans la salle qui définit le statut social. Au‑dessus de l’ensemble plane le regard impérial, d’autant plus impérieux (voire coercitif) que la souveraine disposait de deux loges. Le choix de l’une ou de l’autre oriente ainsi tout un dispositif théâtral, qui ajoute au spectacle scénique celui de la salle et fait de Catherine II l’intermédiaire indispensable entre la scène et les spectateurs. Sa position centrale s’accompagne enfin de la présentation ostentatoire du jeune tsarévitch Paul ou, plus tard, du petit Alexandre (âgé d’un an et demi, alors même que les enfants n’avaient pas accès au théâtre), mise au service de sa légitimité — toujours fragile, dans les premières années du règne, après qu’elle eut déposé son époux Pierre III — ou de la stabilité dynastique.

8Ces usages du grand théâtre de la cour contrastent avec ceux qui s’instaurent dans les salles de l’Ermitage ou de Carskoe Selo, libres de toute étiquette. Publiant ses plans et dessins, l’architecte de l’Ermitage Quarenghi vante la « noblesse » et la « simplicité » de son travail : « toute étiquette est bannie, et chacun peut s’asseoir là où bon lui semble » (p. 215). En l’occurrence, cette liberté formelle inverse la logique précédente, tout en la reconduisant. En premier lieu, l’absence d’étiquette constitue une nouvelle « épreuve » (dans l’acception sociologique du terme, qu’A. Evstratov rappelle p. 196) pour certains, contraints de « se détacher de la représentation de [leur] statut, qui devait être, au contraire, affirmée lors des visites au grand théâtre de cour » (p. 225). Le chevalier de Corberon relate ainsi l’exclusion de plusieurs diplomates étrangers hors de « des intimités de l’Impératrice » en vertu de leur attachement aux préséances. Il apparaît en outre que cette liberté n’est guère qu’apparente : la grande‑duchesse Élisabeth, d’une part, rapporte en effet que ce placement prétendument libre ne faisait que reprendre celui qui avait présidé au repas antérieur — placement imposé, celui‑là, quoique par tirage au sort. De l’autre, la composition de cette société choisie ne connaissait d’autre contrôle que celui de Catherine, qui imposait une sélection toujours plus stricte. De la sorte se créait à la cour une hiérarchie mondaine, parallèle à l’officielle — et qui, incidemment, avait ses vertus diplomatiques, puisque l’invitation lancée à un ambassadeur pour l’une de ces soirées intimes recouvrait bien évidemment une signification politique adressée à l’État qu’il représentait. Il reste que l’abolition du protocole donne l’illusion de la magnanimité de Catherine, quand l’accès à la salle se fait encore plus restrictif, du fait de sa destination intime.

9En résumé, le théâtre met de manière emblématique en pratique la discipline sociale qu’exercent les autorités, et au premier chef l’impératrice : la structure de la salle entretient la hiérarchie sociale qui reflète la table des rangs — voire la dépasse, lorsqu’elle admet des spectateurs qui ne sont pas au service impérial : en témoigne l’anecdote de ce prince de Chimay, simple voyageur français qui sut gagner les bonnes grâces de Catherine mais s’attira les foudres des ministres étrangers dont il prétendait partager la loge. Il s’ensuite une forme de redéfinition permanente des principes de classement sociaux qui place la société russe « sous pression permanente » (p. 196).


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Réception : modelage du public

10Cette pression se poursuit jusqu’au cœur même du spectacle, dont la réception se voit également régie par les réactions impériales. Si, en janvier 1763, Catherine II a tout intérêt à louer le jeu de son favori Gregori Orlov, l’un de ses principaux soutiens lors du récent coup d’État (juin 1762), le procédé se repère dès 1733 : au terme d’une comédie particulièrement appréciée, relate T. Ristori, auteur de ladite comédie, « S. M. [Anna Ivanovna] se leva debout, et tournée vers le Peuple en frappant des mains invita tout le monde à s’en réjouir » (p. 160). Les souveraines orchestrent ainsi une forme de communion, socle d’une communauté, en l’occurrence, sociale.

11Or la tendance générale est précisément au rapprochement entre public et spectacles. À la multiplication des espaces de spectacle, susceptible d’homogénéiser le public, s’ajoute la suppression des questions de préséance, que ravivait le placement régi par les rangs. De fait, non contente de reconduire l’ouverture de l’opéra du palais d’Hiver au public de la ville, Catherine y abolit rapidement l’usage ancien qui interdisait tout applaudissement avant que l’impératrice n’en ait donné le signal. C’est ainsi l’étiquette sociale qui se voit gommée, pour laisser s’épanouir l’émotion spontanée, voire naïve, du parterre tel que Marmontel en développe « l’utopie » (p. 184). La même libéralisation se joue, on l’a vu, à l’Ermitage : « quand elle y est, relate le chevalier de Corberon, la plus grande liberté règne autour d’elle » (p. 219). La volonté de Catherine II paraît alors contredire la contrainte que nous l’avons vue précédemment exercer ; divers témoignages, pourtant, laissent à penser que cet apparent assouplissement n’avait d’autre but que « de faire intérioriser [cette contrainte] » et d’amener le public à « respect[er] la hiérarchie par précaution ou par convention plutôt que par décret » (p. 185). On verra que cette politique passablement retorse – prescrire, de manière souterraine et implicite, un zèle gratuit et désintéressé – se retrouve à l’échelle du répertoire.

Instaurer une communauté émotionnelle

12Toutes ces mesures se situent très exactement à la confluence des perspectives politiques et théâtrales de l’Empire. Elles s’inscrivent dans le projet plus large de Catherine II d’instituer un tiers‑état, « une bourgeoisie à la russe » (p. 286), dont la construction passe par celle d’un public apte à instaurer puis entretenir la cohésion de l’ensemble de la société russe. Il en découle la notion de « communauté émotionnelle » qu’A. Evstratov emprunte à Barbara Rosenwein, communauté dont le façonnement s’appuie sur l’expérience théâtrale.


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Réflexion esthétique

13En matière dramatique, le goût de Catherine II la porte paradoxalement vers le rire, en un temps qui voyait le passage progressif de la comédie au genre sérieux et au mélodrame, en passant par le genre hybride de la comédie larmoyante. Ces questions du genre théâtral agitent alors les débats esthétiques des décennies 1760 et 1770. Si Vladimir Lukin accorde la primauté aux comédies attendrissantes (« remplies d’idées nobles », écrit‑il, cité p. 163), Sumarokov, fort du soutien de Voltaire, promeut la comédie moliéresque et, plus généralement, la satire. Molière, qui figure au panthéon impérial au côté de Voltaire, s’attire pourtant l’hostilité de nombre des contemporains qui le jugent grossier, quand Catherine déplore l’ennui que lui inspirent la plupart des comédies françaises contemporaines, « froide[s] comme la glace et maniérée[s] à périr » (cité p. 166). Déterminée à rire, l’impératrice remarque que seules les personnes qui s’estiment visées n’apprécient pas le spectacle. Il en résulte une nouvelle forme de prescription : le public doit apprécier le spectacle et manifester son adhésion, sous peine de se révéler objet de la critique comique. L’enjeu est d’attacher le public à l’action pour que s’instaurent les conditions nécessaires à sa transformation morale.

14Sur ce point, Catherine prend part à l’une des questions d’esthétique théâtrale dont débat l’Europe contemporaine. Elle se rapproche de l’abbé Dubos, dont les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture reprennent le « castigat », en précisant toutefois que « les personnages de Comédie doivent être taillés […] à la mode du pays pour qui la Comédie est faite » (cité p. 173). Pour que le spectateur mesure le ridicule de son propre comportement, elle est prête à se faire spectatrice exemplaire, comme on l’a vu. Elle n’hésitera pas non plus à se faire autrice dramatique.

15Pour autant, ses contemporains versent force larmes, qu’ils prennent plaisir à exhiber. Étalon du plaisir dramatique, les larmes deviennent alors un précieux auxiliaire du didactisme théâtral, avec notamment la scène du valet qui embrasse son maître, que Diderot définit comme la plus attendrissante. Émule de Destouches, Vladimir Lukin reprend à son compte cette scène d’attachement désintéressé, qui devient dans le contexte russe l’allégorie du serviteur zélé, prêt à servir par amour son empereur et sa patrie.


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Vers un théâtre russe

16L’exemple de Lukin referme la boucle sur l’ambition impériale de promouvoir une scène et un répertoire proprement russes. L’entreprise – amorcée dès 1756, avec la fondation de la première troupe russe, voulue par Sumarokov – se fonde ainsi résolument sur le théâtre français, tant sur le plan esthétique, comme ici, que sur celui du répertoire : par les adaptations ou les traductions qu’il suscite, par les compositions originales commandées pour la scène russe, le corpus français se révèle constituer un fonds primordial du répertoire russe.


Le Théâtre francophone dans la Russie du XVIIIe siècle

Catherine II émule de Louis XIV

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Modèle théâtral et civilisationnel

17Ce volet proprement historique du livre d’A. Evstratov revient d’abord abondamment sur la présence internationale du théâtre français. Le penchant russe s’inscrit en premier lieu dans cet engouement européen pour le théâtre classique, que vient actualiser la figure internationale de Voltaire. À cela s’ajoute le souvenir d’un premier contact à la cour russe, puisqu’un premier spectacle s’était déroulé en 1672 à la cour d’Alexeï Mikhaïlovitch (premier des Romanov), sans doute autorisé par l’impression très favorable qu’avaient recueillie les ambassadeurs russes présents à un spectacle de Molière en 1668. On ne saurait toutefois réduire l’enthousiasme russe à une seule affaire diplomatique. En témoigne la présence de comédiens français à la cour de Saint‑Pétersbourg après la rupture des relations diplomatiques de la capitale avec Versailles, en 1758, persistance qui atteste d’une « certaine indépendance du théâtre français par rapport aux jeux d’alliances » (p. 41). De même, la fondation de la troupe russe, en 1756, ne détourne pas l’attention de la cour des comédiens français. Pour preuve, le projet d’inviter Lekain et Mlle Clairon en 1757 : la tentative se solde par une fin de non‑recevoir de la part du cardinal de Bernis, qui argue paradoxalement du prestige de la France en Europe pour affirmer la nécessité de préserver « les plaisirs de Paris » (cité p. 43).

18De fait, la cour de France, ses usages et son public, deviennent des acteurs diplomatiques à part entière, auréolés qu’ils sont du prestige de Louis XIV. S’ensuit « l’espèce d’émulation voire de rivalité avec la renommée de Louis XIV » (p. 59) que S. Poniatowski remarque chez Catherine II. Celle‑ci reprend à son compte la magnificence de l’État et orchestre à son tour tout un cortège de fêtes théâtralisées – cérémonies religieuses ou laïques, fêtes, carrousels, bals, concerts, mascarades… Aussi le théâtre devient‑il une part indispensable de la vie quotidienne à la cour.


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Gouverner par le divertissement

19Outre leur faste somptueux, sur lequel s’accordent tous les témoignages, les fêtes impériales révèlent une vocation civilisatrice aussi bien que politique. L’aspect politique concerne les relations que la souveraine entretient avec la noblesse, laquelle lui offre en retour des spectacles amateurs. Le divertissement se fait ainsi omniprésent : « L’Impératrice veut amuser tout le monde, écrit Breteuil (cité p. 69), et cette bonté tient fort à la politique : l’on pense moins à l’intrigue quand le plaisir occupe… ».

20La série de représentations données fin janvier 1763, qui vit notamment jouer Zaïre de Voltaire, condense tous ces enjeux. À un premier niveau, il s’agissait de montrer l’adhésion pleine et entière de la Russie aux usages des cours européennes et son allégeance à la tradition des reprises de la pièce dans les théâtres de société, tradition instaurée par Voltaire lui‑même et consacrée par les spectacles amateurs joués en français à la cour d’Élisabeth. À cette première lecture s’en superpose une seconde, liée à la récente prise de pouvoir par Catherine : affaire de politique intérieure, donc, qui obéissait à la nécessité d’asseoir la légitimité de l’Impératrice. L’accent est alors mis sur le caractère chrétien de Zaïre, esclave chrétienne mais qui se révélera princesse, aux prises avec un sultan despotique et esclave de ses passions – parallèle évident avec la personne de Catherine, née Sophie d’Anhalt‑Zerbst mais intimement liée à la foi orthodoxe, quand son époux Pierre III, coupable, délaisse la foi, promeut la sécularisation voire envisage la destruction des églises.


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Civiliser la Russie

21Simultanément, ce versant spectaculaire de la pratique du pouvoir fait écho à l’apprentissage politique de Catherine II. Bien que soucieuse de perpétuer l’action de Pierre le Grand, Catherine se fait l’ardente lectrice de Montesquieu, dont elle adopte le « scénario civilisationnel » (p. 64), mais aussi de Reichel et de l’abbé Faure. Celui‑ci assimile Élisabeth à Minerve, que les premiers mois du règne de Catherine mettent à leur tour à l’honneur, en une série de manifestations carnavalesques (intitulée Minerve triomphante) que la diffusion médiatique relayera à l’échelle européenne. C’est enfin l’héritage de Bielfeld que Catherine assume, dont les Institutions politiques stipulaient dès 1760 la nécessité de « polir la nation » (cité p. 66) par le théâtre et les spectacles. Auteur dramatique, Bielfeld promouvait réciproquement l’institution d’un théâtre national (allemand, dans son propos) tout en considérant la chose comme impossible « à moins que quelque prince éclairé ne s’en mêle et n’entretienne à ses dépens une bonne troupe dirigée par un de ses courtisans qui soit au fait du spectacle » (cité p. 67). Catherine II épouse entièrement ce projet, comme elle en assure Mme Geoffrin : « Je bâtis, je bâtirai, j’exciterai à bâtir, j’encouragerai les sciences, je donnerai des spectacles » (ibid.). La suprématie que Bielfeld accorde en la matière au théâtre français (« la meilleure École pour les Mœurs ; pour le langage, pour la Politesse générale », cité p. 66) dut définitivement conforter l’ambition de l’Impératrice de voir s’épanouir à sa cour les fleurons de la production théâtrale française.


Les conditions d’instauration du théâtre francophone

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Prémices

22La vulgate historique veut que les premiers comédiens français soient arrivés en Russie fin 1742, à la demande d’Élisabeth, fille de Pierre le Grand, qui n’aurait en l’occurrence fait que souscrire à la « gallomanie pan‑européenne » (p. 31) que supportaient l’exportation du théâtre français, le prestige de ses comédiens et la combinaison d’intérêts diplomatiques et culturels. Certains invoquent par ailleurs une préférence personnelle d’Élisabeth, hypothèse étayée par le projet, un temps envisagé, de son mariage avec Louis XV, et par l’intervention financière de la France (en la personne du marquis de la Chétardie, ambassadeur et favori d’Élisabeth) dans le coup d’État qui plaça la jeune femme sur le trône fin 1741.

23En réalité, ces premiers comédiens français recrutés à la cour sont précédés de comédiens indépendants présents en Russie dès 1720. De plus, rappelle A. Evstratov, les élites russes se montrent ferventes francophiles dès le règne d’Anna Ivanovna (1730‑1740), et il paraît acquis qu’Élisabeth s’est contentée de confirmer une invitation antérieure.


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Recrutement

24Les cinq décennies d’activité régulière des comédiens français peuvent se diviser en trois périodes, selon les modalités de leur recrutement, qui voient l’intervention toujours plus dirigiste du pouvoir impérial. Durant les années 1740 et jusqu’au Traité de Versailles (1757), c’est le comédien Charles de Sérigny qui se voit confier le recrutement collectif et la gestion quotidienne de ses confrères, dont les carrières encore très nomades empêchent de véritablement parler de troupe. Par la suite, les contrats s’individualisent, mutation qu’A. Evstratov relie au rétablissement des relations diplomatiques avec la France, après l’adhésion de la Russie au Traité de Versailles en 1757, et plus précisément à la figure du marquis de L’Hôpital, celui‑là même qui avait tenté de faire venir Lekain et Mlle Clairon. Ce nouveau mode de recrutement, qui s’effectue de plus en fonction des besoins et des emplois manquants, est alors l’affaire de diplomates, tel Oskar‑Magnus von Stackelberg, soucieux d’attirer les meilleurs comédiens et simultanément de servir la réputation de la cour russe.

25L’avènement de Catherine, en 1762, modifie une nouvelle fois le recrutement des comédiens français, désormais confié au comédien Clairval. La troupe avait d’abord été dissoute par Pierre III ; Catherine la rétablit peu après son couronnement et promet 15 000 roubles pour son fonctionnement. Les comédiens donnent un premier spectacle le 31 octobre 1763, sans doute avec le concours de compagnons que le congé de Pierre III n’avait pas chassés de Russie.

26En parallèle se développe une idéologie nationaliste qui influe sur l’activité de la troupe française. En 1766, le Statut des théâtres impériaux du directeur Elagin souligne les 21 000 roubles que requiert la compagnie française, somme double de celle que le pouvoir alloue à leurs confrères russes. De plus, en dépit de ces finances bien supérieures, la troupe française ne recueille pas l’unanimité du public, qui se livre à de régulières comparaisons des deux compagnies. Les mérites respectifs des uns et des autres deviennent un thème récurrent à la cour et à la ville.

Les spectacles francophones

27Multiforme, la scène francophone servait de manière particulièrement prolifique la multiplication et la diversification des salles et des formes de spectacle mises en œuvre par Catherine II, ce qui lui vaut de rapidement conquérir sa place parmi les autres institutions théâtrales de la capitale, et au sein d’un calendrier saisonnier particulièrement décousu, scandé par quatre Carêmes, une multitude de fêtes officielles laïques ou religieuses, auxquelles s’ajoutent les aléas de l’actualité (tels le froid, ou les six semaines de deuil qui suivirent la mort de Louis XVI).


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Le répertoire importé

28L’étude spécifique de ce répertoire français est précédée de deux restrictions méthodologiques : d’une part, elle s’attache exclusivement aux pièces jouées dans les salles de la cour (palais d’Hiver, autres palais de Saint‑Pétersbourg et de ses environs, appartements privés du grand‑duc Paul ou de favoris) ; de l’autre, elle décale son terminus a quo au 1er janvier 1763, première année du règne de Catherine II. Un parcours rapide de ces trente années de théâtre fait apparaître la place solide du théâtre français, avec une moyenne annuelle d’une cinquantaine de spectacles, bien que la tendance générale esquisse un déclin continu. L’enquête bénéficie de deux moments particulièrement documentés et fort heureusement situés en début et en fin de règne : les années 1764‑65 puis 1792‑93 constituent ainsi des jalons bienvenus pour tenter de reconstituer l’évolution d’ensemble.

29Les années 1764‑1765 établissent clairement la suprématie comique de ce théâtre francophone, répartie entre petites et grandes comédies, et opéra‑comique italien, la scène russe s’accordant alors au profil plus largement européen. Le répertoire donné s’étend de Molière à Favart, et les auteurs les plus joués sont Destouches et Boissy (qui, avec sept comédies à leur actif, couvrent un sixième du répertoire). À l’autre extrémité du règne, les années 1792‑1793 confirment la domination toujours totale de la comédie ; se distinguent notamment La Partie de Chasse d’Henri IV de Collé et L’École des Bourgeois de l’abbé d’Allainval, dont le succès est lié à celui d’un nouveau jeune premier, Montgautier. Pour autant, ces deux auteurs ne figurent pas parmi les plus représentés, qui restent Molière, Boissy, Destouches, Marivaux, Regnard. En dernière analyse, les trois décennies de théâtre francophone russe se signalent par une forme de continuité diachronique au sein d’une diversité synchronique : un petit groupe d’auteurs fondent le répertoire, accompagnés d’éventuels confrères que la mode ou des considérations ponctuelles promeuvent momentanément. On citera à cet égard l’exemple significatif de Favart et du genre de l’opéra‑comique, d’abord très prisés avant de disparaître vers 1777.

30Il faut enfin citer Beaumarchais, dont le Barbier recueille l’enthousiasme de Catherine II et se maintient au répertoire jusqu’à la fin du règne. Il n’en va pas de même du Mariage de Figaro, qu’elle assimile à « un tissu d’intrigues » (cité p. 139) et qu’elle oppose à Molière – évolution d’appréciation qu’A. Evstratov relie à une lecture esthétique globale : « L’appui sur les classiques et leur didactisme, dont l’efficacité avait été prouvée, était aussi à l’origine de la cohérence du répertoire francophone, qui tenait compte de la tradition théâtrale de l’ensemble de l’ancien régime français » (ibid.).

31En dernière analyse, le fonctionnement et le mode d’exploitation du répertoire français rejoignent les usages de la Comédie‑Française, avec cette différence que les comédiens français n’embrassent pas le même répertoire à Paris et à Saint‑Pétersbourg, où ils disposent du répertoire français, de ceux de la comédie italienne et de la Foire, assortis d’éventuelles traductions de pièces anglaises ou allemandes.


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Les pièces françaises écrites pour la scène russe

32En marge de ce répertoire venu de France figurent les trente‑six pièces françaises spécialement composées pour être créées en Russie entre 1764 et 1796. Leurs auteurs (dont cinq sont restés anonymes) sont professionnels (comédiens ou dramaturges de renom, tel Sedaine) ou amateurs occasionnels : diplomates étrangers, nobles russes, Catherine II elle‑même, ou personnalités étrangères. Destinées au théâtre de la cour, au couvent Novodevičij, à l’Ermitage ou au public encore plus restreint de la « jeune cour », elles n’avaient pas vocation à être représentées ailleurs, encore moins à être diffusées.

33C’est donc toujours d’une entreprise particulière, et très ponctuelle, qu’il s’agit. Les commandes destinées aux jeunes comédiennes du couvent Novodevičij sont l’occasion de débats entre Catherine, Voltaire et Diderot au sujet du théâtre d’éducation. C’est à Diderot que revient la préconisation d’un répertoire spécifique pour jeunes filles.

34Plus largement, le but de l’Impératrice semble avoir été d’obtenir une pièce inédite d’un grand auteur. C’est Sedaine qui remplira la tâche avec Les Journalistes : créée en avril 1781, la pièce intègre à une intrigue et un cadre privés une critique des journalistes enclins à prétendre gouverner les puissances européennes. Tout en s’inscrivant dans le contexte géo‑politique contemporain, Sedaine servait le ressentiment de Catherine contre tous les écrits étrangers critiques à l’égard de la Russie, tel le Voyage en Sibérie de Chappe d’Auteroche (1768) auquel elle avait répondu par son Antidote (1770). La souveraine fut par ailleurs « accusée de l’avoir faite » (cité p. 155), comme elle l’écrit à Grimm en juin 1781 : c’est que le ton pamphlétaire de la pièce, inhabituel sur la scène russe, était caractéristique de Catherine, et ce dès ses premières pièces.


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Les pièces de l’Ermitage : projet théâtral et politique

35De fait, après plusieurs compositions en russe, la Tsarine était passée à la composition en français, dans le cadre particulier de son Ermitage, dont elle souhaitait faire un lieu de création dramatique en français. De cette volonté impériale découle notamment une profusion de proverbes, rassemblés dans le Recueil des pièces de l’Hermitage (1789‑1790). L’ensemble ressortit à l’amusement mondain et met en scène des pièces satiriques, qui ont pour cible la vie de la cour russe, mais aussi la politique internationale et les souverains étrangers, volontiers caricaturés.

36Ce répertoire propre à l’Ermitage est ainsi écrit par et pour la société qui se met en scène – en un vase d’autant plus clos que la composition de ces pièces est l’un des critères d’admission à cette salle privée. Le public choisi de l’Ermitage se promeut ainsi « Société des sociétés », surplombant les autres cercles mondains, et elle‑même surplombée par une souveraine qui multiplie ses sphères d’autorité pour mieux asseoir son pouvoir impérial.


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37Au carrefour de l’histoire du théâtre français, de l’histoire russe et de l’approche sociologique, le livre d’A. Evstratov se présente ainsi comme l’étude méticuleusement fouillée d’un phénomène pluriel, qui combine activité théâtrale, politique artistique d’une cour européenne du XVIIIe siècle et processus plus général de transfert culturel. Au terme de son travail, l’auteur revient sur son intention de « mettre les trouvailles de l’histoire culturelle au profit de l’histoire sociale » (p. 287), et c’est peut‑être à ce niveau que pourraient surgir quelques réserves. De fait, la perspective sociologique prend nettement le pas, au fil de l’étude, sur l’historiographie théâtrale. Si le mouvement est certes conforme à l’intention revendiquée du volume, on peut toutefois regretter la parcimonie des informations données sur le parcours de ces comédiens français, sur leur quotidien, sur ces éléments factuels indispensables que constituent les costumes, les décors, et autres accessoires indispensables à la représentation elle‑même, ou sur les principes de jeu et de scénographie mis en pratique — au point même que les Annexes paraissent presque superflues. Dans le même ordre d’idées, on ne saura rien des conditions d’existence que leur réservait la cour russe, ni des liens qui pouvaient les unir, pour le meilleur ou pour le pire, à leurs confrères russes, mais aussi italiens, allemands, voire anglais.

38La question linguistique, de même, ne fait l’objet d’aucun développement, ce qui surprend dans ce contexte de transfert culturel. Le discours usuel veut certes que le français soit la langue européenne du XVIIIe siècle ; mais l’ouvrage n’y fait qu’une seule allusion, et qui paraît mettre en doute cette maîtrise commune de la langue de Molière. On aimerait inversement savoir ce qu’il en était d’une éventuelle maîtrise de la langue russe par les comédiens, et notamment de la part des comédiens italiens et allemands dont la langue natale ne semble pas bénéficier de la même aura. Enfin, est‑il possible d’imaginer des formes de spectacles bi‑ voire trilingues, qui auraient joué de cette proximité internationale ?

39Un point de détail, enfin, paraît contestable, qui tient à l’association récurrente de l’opéra‑comique et du genre théâtral de la comédie, en vertu de leur caractère « comique » voire satirique, quand la dénomination d’« opéra‑comique » ne recouvre qu’un critère purement formel : l’alternance de dialogues parlés et d’airs chantés, sans que l’intrigue ne soit nécessairement comique, ni même heureuse (comme en témoignera une certaine Carmen).

40Il reste que l’enquête force le respect par son caractère minutieux et nourri. Forte de nombreuses précisions méthodologiques, riche de multiples anecdotes et témoignages, elle procède de manière extrêmement dense et exigeante, et entraîne son lecteur dans le sillage de ces nombreux Européens de passage à Saint‑Pétersbourg — figures prestigieuses, tels Voltaire ou de Diderot, ou obscures, telle cette Julie Valville, pitoyable actrice que le tsarévitch Paul comparait à un chameau.