Écrire l’expérience (d’écrire) : sensualité & souffrance des corps dans l’œuvre de Claude Simon
1Le dernier numéro de la revue Elseneur intitulé « Claude Simon, passions du corps » se divise en quatre parties, « vulnérabilité », « corps en scène », « corps paysage », et « passions paradoxales », qui permettent d’étudier le motif du corps des personnages dans l’œuvre, mais aussi l’inscription du corps de l’écrivain dans l’écriture et l’écriture elle‑même considérée comme une matière sensible. Les passions dont il est question sont à la fois celles du corps subissant les tortures de la guerre ou des éléments, celles que suscite le corps quand il déclenche le désir érotique, et celle de l’écrivain lui‑même à l’égard des corps, humains ou non humains, qui l’entourent.
Dimension subversive de l’écriture
2Loin de se réduire à une étude thématique, ce recueil met en lumière la dimension subversive de l’écriture simonienne. Marie‑Hélène Boblet et Marie Hartmann rappellent dès l’introduction l’importance de la guerre dans l’œuvre et dans la vie de Simon, et la façon dont celui-ci s’oppose à toute forme de discours idéalisant pour préférer un retour à la matière, et notamment aux corps, défaisant toute prétention héroïque. Dans cette optique, l’article de Michel Bertrand repère les affres que font subir le chaud et surtout le froid aux corps dans l’ensemble des romans de Simon : ces corps souffrants, soumis à l’Histoire et aux saisons, témoignent d’une certaine faillite du sens, qui participe aussi au délitement de la forme romanesque. L’étude des « corps guerriers » par Alain Froidevaux propose une analyse des représentations des corps guerriers dans l’œuvre de Simon, particulièrement dans l’entrée « Guerrier » du « Lexique » de La Bataille de Pharsale. Celle-ci obéit, d’après A. Froidevaux, à un mouvement de protase, durant lequel le corps du guerrier nu est observé par un groupe stupéfait, qui rappelle le Tres de mayo de Goya, puis une acmé dans laquelle le corps est magnifié, suscitant l’émoi du narrateur et donnant au corps guerrier une dimension mythologique, et enfin une apodose où le guerrier, ayant perdu sa superbe en se rhabillant, est perçu sur le mode burlesque, rapproché d’une figure clownesque et parodique. Le corps guerrier se fait ainsi support de multiples images (celles du cirque, de l’armée, d’Orion, du soldat de plomb, de la peinture de Goya), de « la fluctuante ambivalence des affects » (p. 45) du corps écrivant, et moyen de traiter un héritage personnel traumatisant. Le travail de Geneviève Dubosclard sur les descriptions de planches anatomiques dans Les Corps conducteurs témoigne d’une dissolution du personnage, réduit à un amas de chair et d’os. M.-H. Boblet et M. Hartmann, dans leur introduction, constatent ainsi que l’étude des corps, chez Simon, défait l’opposition du passif et de l’actif : le corps est à la fois réduit à un état de passivité soumise aux éléments ou aux regards, et actif en ce qu’il est récepteur des sensations et flux d’émotion pour celui qui observe, comme le montre particulièrement l’article d’A. Froidevaux.
3La force subversive de l’écriture se fait aussi sentir dans les articles de Jeanne Castillon et Charline Lambert qui soulignent la charge érotique des descriptions de paysage-femme dans La Chevelure de Bérénice et Archipel et Nord. L’érotisation du paysage fait du corps écrivant un corps récepteur, sensible aux stimuli qui l’entourent. Il est aussi, pour Émilie Lih qui étudie parallèlement La Route des Flandres et Biffures de Leiris, le moyen d’une prise de recul, soupçon pour Simon et scrupule pour Leiris, sur les moyens de la mise en récit : l’expression du plaisir sexuel, avec la prostituée Khadija chez Leiris, et avec Corinne, la veuve de Reixach, chez Simon, parce qu’il risque de verser dans des récits amoureux codifiés, permet aux deux auteurs une résistance aux traditions romanesques et une volonté d’explorer les mécanismes qui font passer, d’après les théories de Ricoeur, d’un premier degré de mimesis (réception d’événements non organisés) à un second (mise en récit cohérent desdits événements). Enfin, la subversion est à l’œuvre dans l’écriture même, comme le montre l’article de Paul Dirkx qui explique, à travers La Corde Raide et La Route des Flandres, que la passion d’écrire de Simon est une passion autonome, c’est-à-dire une passion qui ne se soumet à aucune doxa, et surtout pas à celle du réalisme romanesque. Elle s’oppose en cela à la passion militaire de Reixach, hétéronome, soit construite par des traditions et des conventions. Subversions éthique et esthétique se rejoignent ainsi autour des passions du corps.
Vers une écopoétique
4Le travail sur les corps dans l’écriture simonienne permet en outre de comprendre la façon dont Simon défait certaines frontières, celles qui séparent l’animé et l’inanimé, le réel et sa représentation, par le biais des planches anatomiques d’après G. Dubosclard, celle du paysage, végétal, liquide, minéral, et du corps féminin, grâce à la « métaphore du fleuve » que C. Lambert élève au niveau de principe esthétique. Il est intéressant que, se penchant sur la mort pour l’un, sur l’amour pour l’autre, M. Bertrand et J. Castillon arrivent à des conclusions similaires. Pour M. Bertrand, la portée générale de la mort, qui guette les corps humains, mais aussi les animaux et les végétaux dans l’œuvre simonienne, annule toute forme de hiérarchie entre ces différents ordres de la création. L’érotisme, perçu hors de tout discours moralisant, est le moyen, pour J. Castillon, de défaire les hiérarchies des règnes humains, animaux, végétaux et minéraux, au profit d’une approche sensible et sensuelle du monde. Ainsi, un certain nombre d’articles suggèrent une approche écopoétique de l’œuvre simonienne, l’article de C. Lambert mettant d’ailleurs en avant une géopoétique de l’espace simonien en montrant comment, à travers notamment le rapprochement de l’eau et du corps féminin et la description des couleurs, le paysage se fait charnel et chargé de désir érotique.
L’intermédialité picturale à l’œuvre
5Le recueil, en faisant la part belle à l’intermédialité picturale et à la pratique artisanale de l’écriture simonienne, largement décrite par Simon lui-même dans son Discours de Stockholm, permettent d’appréhender le texte comme une matière, ou comme un corps. J. Castillon étudie La Chevelure de Bérénice à l’aune de sa relation avec les tableaux « FEMME », « FEMME ET OISEAU » et « FEMME ASSISE » de Miro et du poème « Voyelles » de Rimbaud, pour décrire une écriture qui se fait sensible et sensuelle. Par l’étude des procédés d’écriture artisanaux de Simon notamment, collage et montage par séries, Mireille Calle-Gruber rend compte d’une sensualité scripturale et picturale à l’œuvre, ce qu’illustrent pour elle les représentations de la main écrivante, comme détachée et libérée du moi intime de l’écrivain, dans une série de dessins de Simon. Écrire les matières, c’est aussi assumer leur part d’opacité dans laquelle se déploie l’indicible, par exemple celui du deuil, et que M. Calle-Gruber, reprenant Simon, rapproche de l’ombre portée par la main écrivante sur la page. Martine Créac’h revient sur la main dessinée par Simon qui ouvre Orion aveugle dans le volume paru en 1970 dans la collection « Les sentiers de la création », et montre que l’intérêt de l’écrivain pour les mains, tout comme le choix de la main dessinée plutôt que photographiée, traduit une conception matérialiste de l’œuvre d’art, qui insiste sur le travail artisanal de l’écriture.
Écriture & théâtralisation
6Enfin, comme le remarquent M.-H. Boblet et M. Hartmann dans leur introduction, le recueil ouvre une réflexion sur la théâtralisation dans l’œuvre simonienne. En effet, nombre d’articles interrogent non seulement le corps vu mais aussi le corps voyant, ou même « voyeur » d’après J. Castillon. Le corps de l’autre est mis en scène, et cette mise en scène est réflexivement objet de réflexion, le regard voyant s’interrogeant sur les systèmes de signification par lesquels il perçoit le corps d’autrui, systèmes symboliques pour A. Froidevaux ou système de mise en récit pour E. Lih.
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7Partant des « passions du corps », ce recueil permet donc de cerner l’exigence de la quête poétique de Simon et donne des clefs pour comprendre les innovations formelles de son œuvre, notamment grâce à l’étude des procédés d’écriture ou des modalités de l’intermédialité picturale. Ces innovations, caractéristiques du Nouveau roman, ne sont donc pas envisagées ici comme le fruit d’une conception abstraite, formaliste, de la littérature : bien au contraire, c’est par sa passion pour ce que l’écriture a de concret, par sa volonté de retranscrire au plus près les sensations du corps percevant, que l’écriture simonienne produit des formes nouvelles.