Comment lire contre soi ?
La question de la lecture en effet n’est séparable, ni en droit ni en raison, de celle de la vérité1.
1Après avoir étudié les carnets de lecture2 et les pratiques qu’ils révèlent, Andrei Minzetanu propose dans La Lecture vertueuse une réflexion plus épistémologique : la lecture est toujours au centre du propos mais il s’agit désormais d’étudier les fondements de la praxis des lecteurs — ses biais, ses failles et ses possibles résistances — afin de dégager un mode de lecture lucide et contrôlé. En d’autres termes, La Lecture vertueuse, qui reprend et prolonge une série d’articles, constitue le pendant épistémologique et psychologique de la « lecture citationnelle » que le livre précédent analysait en diachronie.
2Il s’agit ainsi pour A. Minzetanu d’analyser ce qui fait obstacle à une lecture professionnelle — définie dans la lignée de Michel Charles comme une modélisation rationnelle du texte — et d’éclairer la tendance des lecteurs à « figer » le texte par différentes opérations de mise en relief qui sélectionnent et accentuent certains énoncés et négligent les autres. De cela découle l’esquisse du type de lecture « vertueuse » que l’auteur appelle de ses vœux. À cette fin, il fait le choix d’aborder les lectures sous l’angle de notre rapport aux croyances et à la vérité en général. Il se pourrait ainsi que nous courions sensiblement les mêmes risques cognitifs dans nos lectures que, par exemple, dans notre rapport aux informations sur les réseaux sociaux. D’où la nécessité de cerner les contours de cette « lecture vertueuse », que l’on pourrait appeler une éthique de la lecture, nécessaire dans la mesure où « cette activité se trouve toujours au cœur de toute notre vie intellectuelle » (p. 209).
3La Lecture vertueuse oscille entre régime descriptif et prescriptif pour objectiver notre comportement de lecteur afin de défendre une « ascèse intellectuelle » dans la lecture, et ce via un large outillage conceptuel provenant à la fois des ouvrages de Michel Charles — dont A. Minzetanu reprend massivement les concepts et le cadre théorique — et de différentes disciplines (sociologie bourdieusienne, psychologie sociale, philosophie d’inspiration analytique, épistémologie bachelardienne). L’adjectif vertueuse, qui peut gêner, fait donc moins référence aux textes sacrés ou à des lectures éducatives, soucieuses d’élever moralement de potentiels pécheurs, qu’à l’« épistémologie des vertus », défendue par Roger Pouivet3. Cette épistémologie ne se conçoit pas sans l’idée d’éthique intellectuelle et porte donc surtout sur l’attitude du sujet par rapport à ses croyances plutôt que sur les croyances en général. A. Minzetanu propose ainsi d’annexer la lecture littéraire à cette épistémologie qui cherche à décrire les « vertus épistémiques » permettant d’aboutir à une connaissance vraie.
Une troisième voie au « Grand Partage des lectures »
4Cette manière vertueuse, c’est‑à‑dire rationnelle et prudente, de s’approprier les textes est par ailleurs l’occasion pour l’auteur de revenir à nouveaux frais sur la dichotomie bien connue des théoriciens de la lecture qui oppose lecture courante, ou ordinaire, et lecture savante, ou professionnelle — ce que Jérôme David a appelé le « Grand Partage des lectures4 ». A. Minzetanu se place clairement dans le sillage d’une approche graduelle de cette dichotomie, qui postule que ces deux ensembles de pratiques sont complémentaires5, mais en allant plus loin. La lecture vertueuse serait en effet l’occasion de penser un « horizon commun » (p. 18) entre ces deux paradigmes trop artificiellement séparés, un point de rencontre défini par la recherche de la vérité, ce qui permettrait à ce titre de « revaloriser fortement certaines lectures ordinaires » (p. 222). La « lecture vertueuse » constituerait un idéal régulateur pour les divers types de lecture, afin de ne pas constamment les analyser à l’aune de la professionnalisation du lecteur. A. Minzetanu appelle ainsi judicieusement à distinguer « éducation épistémique » (p. 218) et professionnalisation des lecteurs : une lecture « vertueuse » découle d’une telle éducation réussie bien plus que du fait qu’elle émane d’un professionnel.
5C’est sur la permanence du dualisme entre les deux types de lecture que s’ouvre le premier chapitre, panorama des grandes querelles critiques du xxe siècle consacrées à la lecture professionnelle. Les quatre grands moments mis en avant — Lanson et Salomon, Barthes et Picard, Eco et Rorty, Fish et Citton — sont l’occasion de montrer, outre la dimension polémique de ce champ et l’impossibilité d’aboutir à une définition stabilisée de la « lecture professionnelle », qu’il existe toujours en toile de fond de ces débats un accord pour distinguer une frontière entre deux types de lecture.
6Le deuxième chapitre est une dense et efficace synthèse des recherches de M. Charles, « entièrement dédiées aux conditions de possibilité de la lecture professionnelle » (p. 19). Organisé en trois moments, ce chapitre revient d’abord sur les grandes caractéristiques de la démarche du directeur de la revue Poétique (anti‑relativiste, rationnelle, formaliste, rhétorique…) puis sur son modèle et en particulier sa dimension dynamique. Est surtout souligné ce qui constitue en effet une de ses idées majeures, la pluralisation du texte — soit le passage d’une conception qui voit le texte comme entité fixe support d’interprétations multiples à l’idée du « réseau textuel », où ce que l’on appelle une « interprétation » n’est que l’actualisation d’un des textes possibles du texte réel. A. Minzetanu met en évidence toute la force du cadre théorique de M. Charles qui propose au lecteur une lucidité radicale sur les opérations impensées qu’il accomplit sur le texte au cours de la lecture — ajustement, lissage… — condition préalable à toute lecture rigoureuse. L’œuvre de M. Charles est ainsi vue avant tout comme « un modèle de l’inhibition et de l’ascèse intellectuelle » (p. 56).
Des « biais de lecture »
7Après ces deux premiers chapitres assez généraux, les chapitres 3 à 6, centrés sur les filtres de lecture, autre notion‑clé théorisée par M. Charles dans le récent Composition6, vont amorcer l’esquisse de l’approche « vertueuse » de la lecture prônée par A. Minzetanu. Élaborer une telle lecture, c’est avant tout échapper à un ensemble de travers qui sont autant de réflexes de lecture qu’il juge important de savoir identifier pour mieux les mettre à distance. C’est ce qui explique la structure « en entonnoir » de l’ouvrage : la définition de la lecture vertueuse ne parvient qu’à la fin du livre par l’exclusion progressive de tout ce qu’elle n’est pas.
8Les « filtres » sont pour M. Charles des opérateurs herméneutiques qui expliquent l’actualisation par le lecteur d’un texte particulier au sein du réseau textuel. En associant la modélisation de Michel Charles avec l’épistémologie des vertus, A. Minzetanu les analyse ainsi comme autant d’« obstacles épistémologiques », au sens de Bachelard, à une modélisation rationnelle du texte. À cet égard, la lecture vertueuse d’A. Minzetanu s’apparente à ce qui définissait la philologie pour Nietzsche dans L’Antéchrist (ce qui nous éloigne des fondements thomistes de l’épistémologie esquissée par R. Pouivet…), à savoir cet « art de bien lire, — de savoir déchiffrer des faits sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de comprendre à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philologie conçue comme ephexis dans l’interprétation7. »
9Le chapitre 3 est une longue étude de cas qui permet d’illustrer la notion de filtre et ses principales manifestations. L’auteur se fonde sur la réception de Pour en finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis : après avoir récapitulé les principales réactions de la presse, le propos se centre sur le « récit de lecture » que donne Jérôme Meizoz de ce texte. Le compte rendu contrasté du chercheur suisse (une première lecture enthousiaste et fragmentaire, flattant ses goûts et son vécu, avant deux autres lectures nettement plus critiques) permet ainsi à A. Minzetanu à la fois d’illustrer la notion de filtre de lecture et la capacité du lecteur à y échapper — trajet de lecture modèle de la lecture maîtrisée. Le danger du filtre est ainsi mis en avant : celui d’empêcher la pluralisation du texte qui nécessite de la part du lecteur un contrôle de soi. On retrouve l’analogie tissée par A. Minzetanu : les filtres sont à la lecture ce que les biais cognitifs sont à notre vie psychique.
10Les deux chapitres suivants s’attardent sur deux de ces « biais de lecture » particulièrement puissants : le « filtre existentiel », ou quand la lecture est perturbée par l’existence du lecteur, et le « filtre de la confirmation de soi », calqué sans détour sur le biais de confirmation en psychologie sociale. Le filtre existentiel est appréhendé à travers une réflexion sur la lecture comme événement et A. Minzetanu utilise judicieusement le choc qu’a constitué la lecture de Bourdieu pour divers auteurs comme Didier Eribon ou Annie Ernaux. Cette très forte impression de lecture constitue à terme pour ces auteurs un filtre existentiel influençant leur regard sur telle ou telle œuvre ultérieure. Le « filtre de la confirmation de soi », à l’instar du biais de confirmation, est une manière de lire qui constitue un enfermement que l’on peut observer quand le lecteur n’actualise dans un texte « uniquement les énoncés (ou les textes possibles) qui valident ses propres croyances » (p. 127). Ce filtre est illustré par la pratique de lecture de Cioran, qu’A. Minzetanu avait déjà analysée dans son précédent ouvrage : la figure du « lecteur organique » développée par Cioran se définit précisément par son souci de ne chercher, en lisant, qu’à confirmer son monde et ses représentations.
Adhésion & résistance
11Après ce développement sur les filtres de lecture, A. Minzetanu oppose deux types de lecture selon la « vigilance épistémique » dont fait preuve le lecteur : la « lecture d’adhésion » et la « lecture de résistance ».
12Si le filtre de la confirmation de soi perturbe systématiquement la pratique d’un lecteur, on peut ainsi parler de « lecture d’adhésion ». C’est dans ce chapitre qu’A. Minzetanu expose le plus en détail, et comme toujours de façon très pédagogique, le lien entre lecture et croyance. En restituant les grandes idées de la « grammaire de l’assentiment » de Newman et certains développements de Pascal Engel, il rappelle en quoi les croyances comportent des degrés, qu’elles reposent en partie sur des mécanismes inconscients et qu’elles peuvent échapper au contrôle volontaire. On peut ainsi transposer ces idées à la lecture, « mouvement fait d’adhésions, plus ou moins fortes, de doutes et d’inférences » (p. 132) qui peut ainsi autant confirmer des convictions profondes que les bouleverser. À ce titre, la vigilance épistémique promue dans le livre entend à la fois viser la dimension consciente et inconsciente des croyances pendant la lecture. À l’inverse, la lecture d’adhésion — dont l’« expérience doxique », au sens de Bourdieu, l’« identification » et la « reconnaissance » sont les composantes majeures — est vue comme un « emportement cognitif », une « systématisation de nos opinions, de nos convictions et de nos certitudes » (p. 142). Cette forme de lecture solipsiste, qui nivelle en tout cas systématiquement l’altérité du texte, constituerait ainsi un danger rendant nécessaire de promouvoir la « lecture de résistance », son opposé.
13Si A. Ernaux ou Cioran étaient des exemples de lecteurs pratiquant la lecture d’adhésion, le représentant de la « lecture de résistance » est bien entendu Paul Valéry, lui qui dit se méfier de la passivité exigée par les lectures de jouissance. Pour cerner la spécificité de ce type de lecture, A. Minzetanu distingue le fait de « résister par la lecture » et « dans la lecture » selon que l’on considère le texte comme moyen — de dissidence ou d’émancipation, via une « lecture d’adhésion » — ou comme fin, face auquel le lecteur doit se soumettre, dans une démarche marquée de « vigilance épistémique ». Les pages concernant la résistance par la lecture, en plus d’approfondir les exemples précédents en revenant sur Bourdieu et Cioran, sont très éclairantes, notamment la sous‑partie consacrée aux lectrices de Cioran, Élisa Brune et Nancy Huston, qui entendent s’en « désintoxiquer » après une trop longue période de lecture d’adhésion totale. Nul doute que nombre de lecteurs et même de chercheurs se reconnaîtront dans ces pages où est analysé le passage d’une admiration sans borne pour un auteur à une « lecture de désenchantement » (p. 172). Cette sous‑partie est particulièrement précieuse dans le cadre de l’argumentation car elle montre que penser systématiquement contre quelqu’un peut être aussi dangereux que pratiquer constamment une lecture d’adhésion car c’est « une manière tendancieuse d’utiliser la vigilance épistémique » (p. 173).
14Résister dans la lecture, au contraire, implique à la fois une manière de lire respectueuse d’« obligations épistémiques », qui ne tombe donc pas dans les pièges de la confirmation de soi, qu’une curiosité intellectuelle impliquant de lire des auteurs défendant des idées contraires aux nôtres. Résister dans la lecture, qui est la seule façon de mener une vraie lecture de résistance (le fait de résister par la lecture visant d’autres buts), c’est donc chercher à la fois la lucidité et l’inconfort cognitif. Valéry disait qu’« il y a donc deux sortes de grands hommes : – les uns, qui donnent aux gens ce qui plaît aux gens ; les autres, qui leur apprennent à manger ce qu’ils n'aiment pas8 ». On pourrait compléter en disant qu’une telle dichotomie en suppose une autre, entre deux sortes de lecteurs : ceux qui ne cherchent que ce qui leur plaît, et ceux qui apprennent à goûter ce qui les rebute au premier abord.
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15Les évidents mérites de l’ouvrage d’A. Minzetanu sont sans conteste sa dimension pratique et la justesse de ce qu’il met au jour. Les longues analyses des divers filtres de lecture, ainsi que des travers de la « lecture d’adhésion » sont riches de résonance et tout lecteur se reconnaîtra facilement dans les divers exemples commentés. Il ne fait aucun doute que cette analyse de nos pratiques ne peut que nous rendre plus attentifs à nos manies de lecture ; nous sommes bien face à un essai stimulant de méthode de lecture critique. Le travail conceptuel n’y est pas pour rien : en plus de revenir sur les principaux outils en usage dans la théorie de la lecture, l’auteur propose des concepts judicieux — « lecture d’adhésion », « lecture comme événement », « filtre de la confirmation de soi »… — permettant de mettre des mots sur notre expérience de lecteur.
16On ne peut également qu’être admiratif de la richesse des corpus auxquels A. Minzetanu emprunte ses concepts ou ses exemples et qu’il restitue toujours de manière claire9 et pédagogique. On retrouve ce souci, déjà présent dans son livre précédent, d’être au plus près des lecteurs dont il commente la pratique, d’envisager la lecture comme un processus vivant pour le sujet, un moment fait d’hésitations, d’enchantement ou de dégoût.
17Outre les principales idées évoquées, il faut souligner que la plupart des chapitres sont l’occasion de précieuses synthèses. Ainsi, le chapitre 4 revient sur les théories événementielles de la lecture en faisant la généalogie de ces propositions au sein du « retour du sujet » dans les sciences humaines ; au chapitre 5, la question du « filtre de la confirmation » est l’occasion de faire un point sur ce qui rapproche et distingue la démarche de M. Charles de celle de Pierre Bayard (si tant est qu’on puisse en parler au singulier…10). La notion de « théorie d’accueil » est en effet chez P. Bayard assez proche de celle de filtre, même si sa perspective, qui conclut à « l’incommunicabilité » foncière entre les lecteurs, ne peut qu’aboutir à un relativisme auquel M. Charles se refuse. Le chapitre 9, plus annexe par rapport à la démonstration générale mais passionnant, se centre sur le sens du détail critique, appréhendé de façon très érudite en croisant théorie littéraire, histoire de l’art et « éthique du détail » à laquelle a réfléchi Jean‑Claude Milner.
18Associer le modèle de M. Charles à la tradition épistémologique et à la philosophie analytique paraît être la proposition la plus forte du livre car c’est d’elle que découle l’hypothèse percutante — et donc nuançable — du livre selon laquelle « la lecture est aussi une affaire de croyances » (p. 19) et ainsi l’examen des « attitudes épistémiques des lecteurs ». Si, comme nous allons le voir, la manière de la définir peut être discutée, force est aussi de constater la pertinence de la troisième voie que représente la « lecture vertueuse », irréductible à la lecture courante comme à la lecture professionnelle : elle permet à la fois de valoriser des pratiques qui ne relèvent pas d’une communauté interprétative universitaire (Raphaël Desanti étant ainsi aux yeux de l’auteur un lecteur de Bourdieu plus « vertueux » qu’A. Ernaux par exemple) et de responsabiliser ces dernières, leur fixant un objectif commun qui le dépasse toutes.
Exposer ou soigner les vices de lecture ?
19Le livre paraît cependant hésiter entre démarche descriptive et visée pratique. Le chapitre au demeurant passionnant sur « la lecture de résistance » en témoigne : tout en précisant d’emblée que c’est le fait de résister « dans la lecture » qui l’intéresse fondamentalement et qui seul mériterait l’appellation de « lecture de résistance » (qui pourrait d’ailleurs être un autre nom de la lecture vertueuse), l’auteur va consacrer l’essentiel du chapitre au fait de résister par la lecture mais donc d’emblée annoncé comme annexe. Le déséquilibre s’explique en partie par les exemples : si l’on ne manque pas de lecteurs qui expriment comment tel texte a été un moyen d’émancipation, les illustrations de lecteurs résistants dans la lecture au sens où l’entend A. Minzetanu manquent… dans la mesure où définir ce type de lecture est l’objet même de l’ouvrage ! D’où ce décalage entre ce qui est et ce qui, selon l’auteur, devrait être, entre d’innombrables lectures vicieuses, ou du moins non vertueuses, et un modèle de lecture en creux, que l’auteur entend davantage esquisser qu’illustrer.
20Cela a pour conséquence que les symptômes et les diagnostics résonnent davantage que les traitements proposés : l’auteur frappe plus par la description des lectures « dogmatiques », de nos travers de lecteurs — qui ne sont pas sans lien avec les « mauvaises lectures » dont Maxime Decout donnait déjà il y a quelques mois une illustration11 — que par ce qu’il propose pour y remédier, des « vertus épistémiques » bien connues comme l’impartialité ou la sobriété. Le fait de mettre en lumière les rouages de nos filtres de lecture et de nos « lectures d’adhésion » afin que l’on en soit conscients — geste bourdieusien s’il en est (Bourdieu étant, bon gré mal gré, la deuxième figure tutélaire de cet ouvrage après Michel Charles) — pourrait s’avérer suffisant pour nous en libérer.
21Autrement dit, la conception « négative » de la lecture vertueuse, celle qui repose uniquement sur une « épistémologie de l’objectivation » à la Bachelard et qui prend appui sur la « surveillance intellectuelle de soi », étant bien davantage évoquée, semble beaucoup plus convaincante. Le dernier chapitre récapitulatif, qui affirme que « l’épistémologie sur laquelle repose la lecture professionnelle ne peut pas se limiter à une épistémologie de l’objectivation […] mais qu’elle doit inclure aussi certains critères de ce qu’on appelle une épistémologie des vertus » (p. 210) emporte ainsi moins l’adhésion : parvenir à être « esthétiquement vertueux » (p. 214) en ayant des « réactions émotionnelles appropriées » (p. 216) s’avère plus vague que les chapitres précédents12. Mais il est vrai que cela est à relativiser dans la mesure où A. Minzetanu, anticipant ce type de critique, indique dans une note finale être en train d’écrire la suite de ce livre‑ci.
Par‑delà bien & mal lire
22Un bref rapprochement avec ce que M. Decout a entrepris dans Éloge du mauvais lecteur me semble intéressant pour mieux évaluer la portée de la réflexion proposée. La lecture rationnelle et prudente est pour A. Minzetanu un objectif difficile mais nécessaire pour une bonne vie épistémique ; elle semble au contraire pour M. Decout le point de départ dont il faut savoir se déprendre pour goûter les délices de la mauvaise lecture : « le plus souvent, vous lisez selon une logique proche du sens commun et vous ne faites pas l’expérience d’une lecture aberrante car vous êtes trop attaché au statut de bon lecteur, le seul à être valorisé socialement13 ».
23Tous deux défendent ainsi une lecture contre soi‑même, mais radicalement opposée. Dans La Lecture vertueuse, le lecteur doit se méfier de lui‑même, de ses filtres et de son confort cognitif, d’où la nécessaire « surveillance de soi » : ce qu’il vise est l’effacement maximal de l’intériorité du lecteur, dans la droite ligne de l’« ephexis » défendue par Nietzsche, une mise entre parenthèses d’une subjectivité envahissante. À l’inverse, dans Éloge du mauvais lecteur, lire contre soi‑même c’est lire en se libérant des impératifs et des censures sociales intériorisés, tant « on ne se débarrasse pas si facilement que cela, une fois que le pli est pris, de ses habitudes de bon lecteur14 ». Inhibition épistémique d’une part, désinhibition créatrice d’autre part : tous deux prétendent vouloir changer le lecteur, mais selon des registres discursifs très différents. Il est vrai en effet que la démarche de M. Decout est plus ludique, qu’elle est avant tout descriptive et secondairement prescriptive, avec ironie.
24Mauvaises lectures fascinantes chez l’un, lectures biaisées et dogmatiques dangereuses chez l’autre : force est de constater que si elles s’opposent sur le statut à leur accorder, les deux démarches se complètent par le panorama qu’elles esquissent de pratiques de lecture trop souvent délaissées par la théorie.
25En revanche, le livre de M. Decout nous permet de relativiser le danger que semble voir A. Minzetanu dans les vices de lecture : que ce soit le « dogmatisme », ou les « théories du complot » (p. 17), les lecteurs de roman et de poésie courraient en effet le même risque que les utilisateurs de Facebook. Or, outre le fait que le panorama des « mauvaises lectures » force à reconnaître qu’une lecture vicieuse peut être une lecture très fine, on peut douter que la lecture littéraire, même excessive et incontrôlée, soit une source de plus de désinformation dans un monde saturé de fake news. De fait, A. Minzetanu ne distingue jamais les lectures selon la nature du texte lu (cela étant renforcé par une certaine uniformité dans les exemples, tous étant issus de la non‑fiction), ce qui le pousse à aborder le phénomène de lecture en bloc. Il est bien évidemment souhaitable que la lecture, au même titre que toutes les informations dont nous disposons, soit abordée avec distance et que les professionnels du commentaire aient une éthique de lecture, mais le phénomène est à décliner : l’assentiment n’est pas le même selon qu’on lise des textes de sociologie critique soucieux de déniaiser sur le fonctionnement du monde social, ou une fiction, définie depuis Jean‑Marie Schaeffer comme une « feintise ludique partagée15 ».
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26Si l’on peut donc relativiser le péril des lectures non maîtrisées et s’il est également discutable de voir dans les livres d’énièmes « bulles cognitives », tant dans la lecture la part d’appropriation ou de « braconnage », selon le terme célèbre de Michel de Certeau, est grande, il faut en tout cas reconnaître à la fois l’ambition et la richesse de cet ouvrage. En plus d’être une très dense synthèse des théories les plus décisives consacrées à la lecture professionnelle, La Lecture vertueuse offre une somme de concepts très justes pour le lecteur soucieux d’objectiver sa pratique, sinon pour être vertueux, du moins pour être éclairé.