Madame Bovary, c’est nous. Réédition critique d’un monument
1« En choquerai‑je d’autres ? Espérons‑le1 ! » : le souhait que formulait Flaubert à Edma Roger des Genettes en octobre 1856 se sera réalisé au‑delà de toute espérance — avant que Madame Bovary ne se range sous l’étiquette modèle des « classiques ». Plus de seize décennies plus tard, Philippe Dufour restitue au roman sa force de choc, dans une édition critique publiée sous la direction de Gisèle Séginger, imposante tant par son volume que par sa qualité. C’est l’un des heureux et nombreux événements qui fêtent le bicentenaire de la naissance de Flaubert que ce lancement du premier tome de ses Œuvres complètes, dont les douze volumes paraîtront chez Champion jusqu’en 2027.
2Cette réédition de Madame Bovary s’inscrit dans une longue tradition d’éditions critiques qui ont entrepris de commenter ce véritable mythe littéraire. Gallimard avait par exemple ressorti en 2013 le troisième tome des Œuvres complètes de Flaubert dans sa collection de la Pléiade (dont les volumes IV et V sont parus en 2021), sous la direction de Claudine Gothot‑Mersch, où figurait un Madame Bovary présenté et annoté par Jeanne Bem, également assorti des pièces du procès et d’un choix de variantes. G. Séginger, qui dirige l’édition Champion, avait contribué à ce troisième tome de la Pléiade, et proposé par ailleurs en 2018 une édition de poche de Madame Bovary chez Garnier‑Flammarion. Autrice de plusieurs études flaubertiennes importantes, cette spécialiste de génétique et d’épistémo‑critique a notamment assuré la direction du Dictionnaire Flaubert, paru chez Champion en 2017. P. Dufour, en charge de l’édition critique de l’ouvrage, a également consacré à Flaubert de nombreux articles et ouvrages, dont, entre autres, Flaubert et le pignouf, et Flaubert et la prose du silence ; il est le rédacteur en chef de la revue en ligne Flaubert. Revue critique et génétique. Il vient de publier aux éditions de La Baconnière Le Réalisme pense la démocratie, dont certaines des réflexions ont empreint de manière féconde les analyses de cette réédition.
3On ne s’est donc pas étonné de trouver dans cet ouvrage un travail critique d’une très grande richesse, éclairant souvent à nouveaux frais, à travers des analyses aussi limpides que fines, le monument tant commenté, sa genèse, ses intertextes, les lectures et les scandales qu’il suscita chez ses contemporains, et l’esthétique qu’il forgea. Sa longueur dit assez le poids du travail accompli : 856 pages, dont le roman à proprement parler occupe 348 pages, encadrées de plus de 500 pages de documents et d’études critiques qui resituent l’œuvre dans son contexte politique, social et littéraire. Précédé d’une préface qui en cerne les enjeux essentiels avec efficacité, le roman, fort bien annoté, est suivi des pièces du procès, puis d’un dossier critique contenant un « dossier de presse en 1857 », et également, entre autres, de la transcription intégrale des plans et scénarios. Malgré la qualité et le nombre des éditions de Madame Bovary qui l’ont précédé, on ne peut donc que souligner l’utilité d’un tel ouvrage, qui rassemble, organise et interprète l’essentiel des centaines de documents nécessaires pour la compréhension du chef d’œuvre à travers lequel il nous guide.
Présenter une œuvre plurielle : roman intime, de mœurs, démocrate & artiste
4Le texte flaubertien est précédé d’une courte préface, qui prépare la lecture avec une grande clarté et un sens de la formule qui éclatent dès la première phrase : « C’est l’histoire d’une petite bourgeoise en pantoufles de satin qui aimait trop les glaces au marasquin » (p. 9). Vite et bien, on nous y explique comment Madame Bovary est tout à la fois roman intime, roman de mœurs, roman démocrate et roman artiste.
5L’ouvrage peut d’abord, écrit P. Dufour, se lire comme « un roman intime […] pris dans un roman de mœurs » (p. 9). La préface commence par interroger l’expression dans Madame Bovary de ce que Flaubert nomma sa « science psychologique » : le narrateur, qui observe sans juger l’intimité d’un personnage qui ne nous est livrée qu’à la troisième personne, porte un « roman impersonnel » (p. 11). Mais ce que d’aucuns ont lu comme une étude de l’hystérie est paradoxalement mis au service d’un sens politique que P. Dufour restitue : le corps d’Emma raconte les bouleversements politiques de l’époque post‑révolutionnaire, et symbolise « l’expérience démocratique et sa déception » (p. 12). Madame Bovary apparaît donc, d’après P. Dufour, comme un essai de sociologie romanesque. Dans la lignée de Balzac, Flaubert rassemble des « scènes ethnographiques » (p. 18) — on reconnaît là l’un des critères principaux de la définition du roman de mœurs2.
6P. Dufour encourage donc à lire Madame Bovary comme « une psychophysiologie sociale » (p. 12), roman politique caché sous le « livre sur rien ». C’est surtout l’usage de l’ironie qui permet de faire trembler les pensées figées ; contre le discours social engourdi par les poncifs, le travail du style devient « acte d’indépendance » (p. 26). La satire de la bourgeoisie s’appuie sur un travail sur la langue, faisant éclater les idées reçues — l’ironie flaubertienne s’écarte alors de l’impersonnalité revendiquée par l’auteur, pour fustiger la bêtise des pignoufs décorés. P. Dufour attire l’attention sur quelques détails qui n’en sont pas, révélant la dimension politique du roman sous son apparente objectivité. Il fournit ainsi une analyse très convaincante du personnage de la vieille Catherine dans la scène des Comices, figure de subalterne muette opposée à la logorrhée des notables. S’appuyant sur cette figure esquissée de femme du peuple qui suscite une empathie forte, P. Dufour propose de lire Madame Bovary comme un « roman démocrate » (p. 30) qui procède par effets de montages.
7Mais le roman politique est aussi « roman artiste » (p. 30). À la médiocrité humaine, Flaubert oppose un « Beau de protestation » (p. 31). La beauté des paysages est traduite par un style singulier, reflet d’un regard indépendant. Plutôt qu’un livre sur rien, Madame Bovary s’impose donc comme « un livre des petits riens » (p. 36), multipliant les descriptions sensibles et créant un impressionnisme littéraire avant l’apparition du courant pictural.
Un appareil critique propice à guider des lectures hétérogènes : annotations & variantes
8À cette dense préface succède le texte annoté du roman. Il est celui de l’édition de Charpentier de 1873, dite « définitive », contenant les pièces du procès. C’est l’édition conçue par Flaubert « à l’adresse de la postérité » (p. 37). Le roman est donc suivi du « Réquisitoire, plaidoirie et jugement du procès intenté à l’auteur devant le tribunal correctionnel de Paris (6e chambre). Présidence de M. Dubarie. Audience des 31 janvier et 7 février 1857) ». La présence de ces textes permet de restituer à Madame Bovary sa puissance première de scandale, et de montrer quels débats virulents suscita sa parution.
9On remarque dès les premières pages un excellent choix des informations : loin de noyer le lecteur sous l’érudition (qu’il pourra trouver dans les chapitres critiques), les notes renseignent très à propos le contexte d’écriture et de publication de l’œuvre. Explications synthétiques et pédagogiques, certaines des notes faciliteront un enseignement en licence (par exemple la définition du terme « grisette » p. 152, ou l’imaginaire convoqué par la mention du Faubourg Saint‑Germain, p. 166). D’autres notes plus savantes serviront les approches spécialistes, à l’instar des précisions sur la Grisi et Rubini (p. 267), ou de la note sur la famille des Cadet‑Gassicourt (p. 360). Les notes renseignent également sur les intertextes de tel ou tel passage, convoquant Louis Lambert, le Petit Chaperon rouge, ou encore Le Roman comique. On nous indique de courts extraits de la correspondance commentant la fabrication de certaines pages, et informant leur sens. Par exemple, l’explicitation de la savoureuse « private joke » avec Bouilhet sur les « cheminots », petits pains rouennais (p. 338), permet de saisir un régionalisme réaliste, mais aussi un biographème qu’on n’aurait pas relevé sans cette convocation de la correspondance. Aux passages qui ont été commentés par le procès, on nous renseigne sur les griefs qu’ils ont soulevés. Ponctuellement, des extraits de micro‑lectures critiques facilitent l’interprétation, à l’instar de l’analyse de la scène de l’opéra par Joël Mauquet (p. 267).
10Les notes fournissent encore des éclaircissements géographiques, historiques et lexicaux. Elles formulent les connotations contextuelles de certains termes (par exemple la coloration bonapartiste du terme « brave » substantivé, pour les contemporains p. 50), permettant de percer les allusions politiques opaques au lecteur d’aujourd’hui. Elles relèvent les normandismes (on apprend par exemple que les « salicoques » désignent en Normandie les crevettes roses, p. 176), replacent les termes médicaux dans les savoirs de leur époque, débrouillent les néologismes et les traits de syntaxe classiques, commentant brièvement les choix stylistiques de Flaubert et jetant ainsi des pistes salutaires pour l’exégèse.
11Les variantes sont signalées par une lettre, et figurent dans le dossier, ce qui permet de ne pas encombrer la lecture ; elles sont présentées de manière plus lisible que dans l’édition de la Pléiade. Parmi les 1800 folios recto‑verso des brouillons, et les modifications des différentes éditions, un choix s’imposait. L’éditeur a fait celui de ne mentionner que les dernières ratures, phrases et paragraphes brefs supprimés sur le manuscrit autographe ou sur celui du copiste pour la parution originelle dans La Revue de Paris. Ce parti‑pris met en lumière la « poétique flaubertienne du sacrifice » (p. 463) tout en évitant au lecteur de se perdre dans un océan génétique, accessible en ligne.
Études critiques : genèses d’un style & réception contemporaine de l’œuvre
12L’apport le plus considérable de l’ouvrage est probablement sa partie consacrée aux « Études critiques ». Reprenant certaines thèses de la préface — au risque parfois de redites, qui permettent toutefois une circulation plus aisée au lecteur non linéaire — ces études abordent la genèse de l’œuvre, son esthétique, et sa réception immédiate.
13Interrogeant la « formation d’une esthétique » (p. 495), le dossier montre comment Flaubert inventa un style, s’acheminant au fil de la rédaction vers une recherche croissante de l’impersonnalité. Au sujet du narrateur impersonnel, P. Dufour introduit une subtilité capitale pour comprendre la complexité de l’écriture flaubertienne. Il creuse l’argument avancé déjà dans la préface d’une opposition entre « l’ironie bourgeoisophobe » (p. 512) et « l’ironie de compassion » (p. 513). L’ironie satirique charge les pignoufs avec une colère qui rompt l’impératif d’impersonnalité, laissant transparaître le point de vue de l’auteur bourgeoisophobe, et participe donc d’une littérature que Flaubert qualifie de « probante » (qui cherche à prouver, ici la bêtise des bourgeois). À l’inverse, « l’ironie de compassion » participe au pathétique (p. 513) en exposant un « grotesque triste » (p. 512) qui cache empathie et désespoir.
14Le dossier prend ensuite, afin d’informer la construction du style de Madame Bovary, le recul adopté par Flaubert lui‑même : c’est en analysant chaque jour, crayon à la main, les œuvres de Cervantès, Homère, Shakespeare, Rabelais, Montaigne, Boileau, La Bruyère, que Flaubert a forgé sa propre écriture, reposant sur un idéal classique du mot juste. Le travail de la phrase s’en ressent, qui repose sur un art de l’ellipse et des réécritures en recherche d’épure.
15Après la composition de la phrase, c’est celle du livre tout entier qui est analysée. L’exploration des plans et des scénarios fait apparaître un « art du retard » (p. 531) ; cette étude est fort utile avant la confrontation aux documents qui figurent dans la suite de l’ouvrage.
16Vient ensuite un développement sur la documentation employée par Flaubert, qui mêle choses vues, choses apprises et choses lues pour écrire son roman de mœurs réalistes. Mais cette documentation est mise au service d’un paradoxal « réalisme subjectif » (p. 544) : lorsque l’écrivain entend mal les explications scientifiques de son frère sur le pied‑bot, il comprend mieux le personnage de Charles, lui‑même aux prises avec les obscurités des traités médicaux.
17Le chapitre suivant expose les démêlés de Flaubert avec ses premiers lecteurs, les rédacteurs de la Revue de Paris, qui cherchent à exercer « une censure pour devancer la censure » (p. 545) de l’Empire autoritaire. P. Dufour dresse une typologie des modifications demandées par La Revue de Paris, qui rature les longueurs descriptives, les détails jugés immotivés, la représentation du corps, et l’image de la religion ; ces suppressions renseignent le lecteur contemporain sur ce qui pouvait déranger l’horizon d’attente des lecteurs de 1857.
18Suit une « Note sur le procès ». Ces deux pages très pertinentes, quoiqu’elles renseignent également sur la réception de l’œuvre, auraient peut‑être gagné à être placées à la suite des documents du procès. Il en est de même, dans la partie « Documents », du petit chapitre « Flaubert prépare sa défense ». La note de l’auteur en vue du procès, et sa lettre à Lévy datant du 10 février 57 auraient peut‑être été davantage mises en valeur dans un dossier regroupant les informations relatives au procès.
19Le chapitre « Dossier de presse en 1857 » est particulièrement intéressant. Il permet de replacer le roman, qui a été « déshistoricisé » (p. 560), dans son contexte de lecture. Sont ainsi restitués le pouvoir d’esclandre et la force politique d’un ouvrage lu comme « un roman de mœurs démocratiques, qui interroge les valeurs de la société moderne » (p. 561). Les contemporains ont été bouleversés par cet objet littéraire nouveau. La parution de Madame Bovary aurait engendré une nouvelle critique, avide de lire le « fond de la forme » (p. 563), c’est‑à‑dire de faire le lien entre la poétique et la politique. Les premiers lecteurs ont interrogé l’impersonnalité de l’œuvre, y voyant le signe d’un vide moral, une satire nihiliste, ou au contraire une manière d’écrire la morale en action. Les descriptions ont attiré particulièrement l’attention des lecteurs du siècle de Flaubert, qui avaient déjà décelé ce que P. Dufour nomme « l’écriture du décentrement » (p. 579). À l’instar de certains contemporains, dont Sainte‑Beuve, le critique analyse le talent de paysagiste flaubertien comme le signe de sa misanthropie : puisque l’humanité est sordide, c’est dans la nature que Flaubert cherche la Beauté.
Une somme de documents : manuscrits, archives & intertextes
20L’ouvrage rassemble une impressionnante quantité de documents variés, qui éclairent de plus ou moins près le roman, sa réception et son auteur.
21Une sélection des manuscrits ouvre cette partie. L’éditeur précise que le manuscrit des plans et scénarios se trouve à la bibliothèque municipale de Rouen, qu’on trouve sur le site de Rouen l’ensemble des manuscrits généraux et partiels, et qu’Yvan Leclerc en a fourni une édition papier en 1995. La transcription qui nous est proposée ici n’est pas diplomatique, ni exhaustive ; adoptant un code minimal, elle prend le parti de la lisibilité et de la clarté. Il aurait été impossible de reproduire l’ensemble des manuscrits sur papier, qui ne représente pas moins de « 4537 pages tout compris3 » d’après Y. Leclerc. Madame Bovary est en effet, selon la formule d’Y. Leclerc, un « iceberg4 » dont la majeure partie reste immergée. P. Dufour a donc choisi de publier dans cette édition les trois scénarios généraux, le plan général, ainsi que les scénarios d’ensemble, assortis de brefs mais précieux paragraphes explicatifs liminaires, qui fournissent des clefs de lecture sur la formation de la poétique flaubertienne, l’élaboration de ses stylèmes, la composition du roman, ou encore les premières esquisses des personnages. Ces commentaires passionnants auraient peut‑être gagné à être davantage développés — mais l’exégèse peut se poursuivre sans fin. Si de nombreux hommages sont rendus au travail d’Y. Leclerc, il aurait pu être fructueux de convoquer ici son ouvrage Madame Bovary au scalpel, qui figure en bibliographie, et qui développe certaines analyses des manuscrits ici esquissées, notamment dans son chapitre « Par quelle mécanique compliquée », ainsi que dans ses pages consacrées aux notes de régie.
22L’édition propose ensuite plusieurs longues variantes particulièrement savoureuses, épisodes supprimés par Flaubert qui, en plus d’offrir un véritable bonheur de lecture, renseignent sur la formation des personnages. On peut y découvrir entre autres un épisode de dépravation médiocre de Charles carabin, qui fait 75 francs de dette chez un cafetier, ou un jouet des enfants Homais (jouet que l’on avait déjà aperçu dans l’édition de la Pléiade).
23Le chapitre « À travers les archives » convoque des exemples très divers de documents sur lesquels s’est appuyée la rédaction du roman réaliste, des notes de lecture de Flaubert sur les keepsakes ou sur un traité médical consacré au pied bot, à un article du Nouvelliste de Rouen sur les comices, en passant par la « consultation chimique » offerte à Flaubert par Bouilhet, qui deviendra un discours de Homais. La lecture de ces documents permet de mieux appréhender la technique flaubertienne de l’épure et son travail de mise en fiction des discours : de plusieurs pages de notes, le romancier garde une comparaison ; d’indications scientifiques, il tire un monologue qui dit toute la suffisance confuse de son pharmacien.
24Un chapitre compile ensuite des intertextes hétérogènes, dont la réunion fait sentir l’extraordinaire multiplicité des inspirations flaubertiennes. On y trouve notamment Les Mémoires de Madame Ludovica, manuscrit retrouvé dans les dossiers de Bouvard et Pécuchet, dont la diégèse est proche de celle de Madame Bovary ; si la Pléiade en fournissait déjà un extrait, conservant l’orthographe fautive du manuscrit, on le trouve ici corrigé et in extenso. On consulte aussi une physiologie de la femme adultère extraite des Français peints par eux‑mêmes par Hippolyte Lucas (1841), qui met en évidence certains emprunts de ce roman de mœurs à la littérature panoramique. On peut lire deux entrées au collège, dans Louis Lambert de Balzac et dans Le Livre posthume de Du Camp, des valses qui évoquent la Vaubyessard, ou encore des visites chez la nourrice. Cette partie, sous son apparent disparate, permet au lecteur de comprendre comment Flaubert reprend des topoï qui hantent l’imaginaire littéraire de son temps, dans des exercices de réécriture qui mettent à distance leurs objets et subvertissent les poncifs en les faisant paraître tels.
25En miroir du « Dossier de presse » fourni dans les « Études critiques », la partie « Documents » contient le compte rendu de Madame Bovary fourni par le Journal de Rouen, le 21 avril 1857. C’est un parfait exemple de lecture contemporaine attentive à la forme du roman autant qu’à son fond.
26Le dossier s’achève par un « Autoportrait de Flaubert dans la Correspondance », constitué d’extraits de lettres où l’ermite de Croisset tisse son ethos de travailleur acharné, solitaire et intransigeant.
27L’ouvrage s’achève sur une bibliographie forcément sélective, mais bien organisée et habilement fournie (on remarque par exemple la mention d’un livre audio), puis sur un index des noms propres, outil fort utile pour se repérer dans un ouvrage aussi feuillu.
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28Cette réédition critique de Madame Bovary est le fruit d’un travail titanesque, qui rappelle celui accompli par Flaubert. Dans un style aussi séduisant que percutant, Philippe Dufour replace le roman dans son contexte et explique ses finesses, nous permettant de mieux comprendre l’inscription dans son époque autant que les audaces et les singularités de Flaubert.
29L’ouvrage nous laisse deux regrets — qui n’ôtent rien à la grande qualité générale du recueil. Le premier est son prix très élevé : cette édition fort pédagogique ne pourra être consultée par les étudiants et jeunes chercheurs qu’en bibliothèque. Une partie des documents imprimés, ainsi que beaucoup d’informations sur la genèse de l’œuvre, sont toutefois accessibles gratuitement en ligne, sur le remarquable site « Les Manuscrits de Madame Bovary5 ». On peut consulter à cette adresse tous les brouillons de l’œuvre ; il y est plus facile de visualiser une séquence précise que sur une version papier. Mais l’intérêt de l’édition de P. Dufour réside précisément dans les choix qu’il a opérés, permettant une lecture plus linéaire, à échelle humaine. Si les documents présentés ne sont pas inédits, leur regroupement organisé et surtout commenté est ici très précieux, permettant une circulation différente de celle induite par l’Internet. Loin de s’annuler, les lectures du site et de cette réédition se complètent.
30Enfin, on aurait apprécié de trouver une référence aux travaux de Steve Murphy. Probablement paru trop récemment pour figurer dans la bibliographie, son récent ouvrage Homais et Cie. Les dessous de Madame Bovary6 mérite d’être cité parmi les plus fines analyses de l’œuvre, révélant presque tout « ce que Me Pinard ne vous a pas dit7 ».
31La réédition de Philippe Dufour, sous la direction de Gisèle Séginger, brille par sa capacité à ouvrir au lecteur des pistes d’interprétation, sans figer le sens des textes qui sont mis en lumière et en valeur par leurs commentaires. On conclura — bien que Flaubert ait vu dans cet exercice une bêtise, que cette réédition s’est gardée d’accomplir — en rappelant combien l’œuvre flaubertienne, qui se refuse à édicter les vérités univoques des pignoufs, se prête merveilleusement à cet exercice interprétatif en liberté ménagé par la réédition. Emma, morte avec un goût d’encre dans la bouche, ne cessera jamais d’en faire couler, et Flaubert lui‑même se perdait dans son propre dédale : « à chaque lecture nouvelle, mille autres surgissent8 ! »