« Tiberius bifrons », deux visages de la fin-de-siècle.
1Après une étude aussi documentée que plaisante à lire sur les rapports entre Antiquité latine et décadence (Champion, « Romantisme et modernités », 2001), Marie-France David de Palacio poursuit son exploration d’une fin-de-siècle qui ne cesse de se réfléchir au miroir de la décadence latine, et en l’occurrence à travers l’un de ses empereurs emblématiques : Tibère. L’intérêt de l’ouvrage est multiple, à l’instar de la représentation de l’empereur que l’auteur se propose d’étudier. Si cette riche enquête est à nouveau l’occasion de montrer l’importance du référent antique dans la littérature décadentiste, il s’agit plus essentiellement, ainsi que l’indique le sous-titre, d’une confrontation piquante entre le « génie » allemand et le « génie » français, tous deux récupérant la figure impériale de manière fort contraire et révélatrice d’idéologies opposées. L’approche comparatiste de l’auteur permet en effet de mettre en lumière l’enjeu politique que revêtent les représentations littéraires de Tibère. Dans les deux cas, il est question d’une « récupération » qui, comme le montre lumineusement l’auteur, ressortit à une propagande : le corpus s’étend en effet des années 1850 à 1930, qui virent, comme on le sait, l’Allemagne et la France s’affronter par deux fois.
2« La rencontre exceptionnelle entre l’empereur romain et l’Allemand de la “crise de la modernité” nous en apprend plus, du point de vue des sciences humaines, sur la personnalité de ce dernier que sur celle de l’Ancien auquel il a consacré ses recherches… L’Histoire s’écrit et se réécrit au moyen d’un équilibre entre ces deux forces, celle qui vient du passé et remonte vers le présent, et celle qui part du présent et parcours le chemin à rebours » (85). Cette phrase résume à la fois la méthode de l’auteur et les enjeux de son étude : retracer la quête identitaire d’une époque qui s’observe, se cherche, se construit au miroir d’une Antiquité dont elle croit être la reviviscence. Dans une fin-de-siècle qui se complaît à rejouer inlassablement la dernière scène de l’histoire de l’empire romain, la France et la Prusse se partagent les rôles principaux ; la première incarne la mollitia romaine, la langueur dépravée d’une Rome agonisante, tandis que la Prusse figure la vigueur et l’innocence de son ancêtre, la Germanie : « dans le système d’analogies avec l’antiquité, le roman antiquisant français fin-de-siècle se placera volontiers du côté d’une corruption esthétisante et raffinée, le roman antiquisant allemand du côté de la santé et de la force régénératrice » (28). Mais ainsi que l’auteur s’empresse d’ajouter : « Il n’est évidemment pas fortuit qu’une telle représentation de la ‘Germanie’ coïncide avec le règne de Guillaume II ». Il s’agit en effet pour l’Empereur prussien de renforcer la cohérence nationale d’un empire divisé culturellement et socialement (entre l’aristocratie et le peuple), via la réactualisation et la valorisation des origines historiques de l’Allemagne, comme le souligne Raoul Féry à l’époque : « C’est dans la Germanie de Tacite que les Allemands modernes vont chercher les titres de noblesse de leur race. Ils se fondent sur cette satire indirecte de la mollesse romaine pour exalter les vertus de leurs ancêtres. Ils trouvent dans cette peinture de la vie barbare le tableau d’une vie patriarcale et innocente […] », (in Le Péril national, Didier, 1882, p. 75, cité p. 30). Mais l’unité d’un pays ne se faisant jamais aussi bien que contre un ennemi, catalyseur exogène des luttes intestines, cette réminiscence du passé sert également à la propagande en vigueur dans les deux pays : « En 1896, dans un virulent pamphlet contre l’Allemagne, Maurice Schwob ironise à loisir sur l’Allemand, le barbare au sang neuf, qui ‘hait’ le Français, ce décadent latin : ‘Nous sommes pour lui la race usée, finie, qui devrait être morte depuis longtemps. Lui, c’est la race nouvelle, à son aurore.’ » (31).
3Les représentations de l’empereur Tibère opérées des deux côtés du Rhin cristallisent cette dichotomie. Si le Décadentisme français s’intéresse plus volontiers à Néron et à Héliogabale, figures d’esthètes cruels et extravagants, caractéristiques du goût d’alors, la fin-de-siècle allemande tend à métamorphoser celui que l’on retient comme le satyre de Capri en philosophe mélancolique et rêveur, perçu à travers un prisme « néo-romantique » et nietzschéen. Le fameux récit selon lequel Tibère aurait fait exécuter la fille de Séjan, et peut-être même violer, exemplifie l’opposition idéologique. Un roman de Schoeler insiste ainsi sur « la magnanimité de l’empereur envers les enfants. On retrouvera dans d’autres romans allemands cette bienveillance de Tibère à l’égard de la jeunesse, comme s’il fallait à tout prix écarter les spectres des scènes de pédérastie et du viol de la fille de Séjan. », alors que Gaston Derys, dans un récit au titre programmatique, « La voluptueuse Agonie », met en scène de toute autre façon la vierge violée par son bourreau, un Germain, bête « velue », figure typique du barbare. Le goût morbide de l’époque transforme la suppliciée, à peine pubère, en une créature perverse, reconnaissante de l’ultime plaisir reçu ante-mortem. De la même manière, l’île de Capri est figurée comme une Sodome chez les écrivains français, tandis que les Prussiens se l’imaginent tel qu’un Eden ; là où chez les premiers les enfants sont les victimes de la pédophilie impériale, ils incarnent chez les seconds l’avenir, la renaissance, comme la Germanie et les barbares en général représentèrent dans l’Antiquité la renaissance d’un empire agonisant sous son excès de civilisation.
4Mais comme nous l’avons déjà évoqué, la figure de Tibère n’est pas seulement la figure de proue d’une entreprise de propagande contre la France : le pangermanisme, avant de pouvoir prétendre à une hégémonie, suppose la réunification du peuple. Or l’empereur incarne précisément cette inquiétude qui taraude la Prusse : la division entre le peuple et le pouvoir. Tibère passe en effet pour un incompris, un génie méprisé par la plèbe, la populace grossière, figuration que M.- F. David de Palacio interprète à la lumière des conflits sociopolitiques : « La constante évocation du peuple, masse anonyme et innombrable, n’est pas sans évoquer la peur de la bourgeoisie allemande au sujet de la ‘question ouvrière’ (Arbeiterfrage) et d’un syndicalisme de masse qui naît vers 1890 ». Mais cette représentation prend une ampleur inattendue : sur l’impulsion des sciences médicales et paramédicales alors en pleine expansion (il est question en particulier des travaux de Krafft-Ebing et de Moreau), l’empereur devient un mélancolique, un neurasthénique, fascinant exemple de réappropriation d’une époque qui interprète le passé selon une grille de lecture contemporaine et orientée. C’est aussi l’époque où l’on explique les dégénérescences – autre concept à la mode – des empereurs romains par les lois de l’hérédité… expansionnisme cette fois zolien… Or ces composantes médicales tendent à réhabiliter l’empereur, à expliquer les déviances qu’on lui suppose, quoique, en même temps, on les réfutât, et, dans un ultime retournement de situation à le figurer en martyr : l’auteur met en effet en lumière un réseau d’images christiques faisant du bouc de Capri ni plus ni moins qu’un agneau christique. Dans une étonnante dramatisation, l’empereur devient un personnage tragique. Acta est fabula.