La puissance et l’acte : relire la Poétique
1Issu d’un dossier d'Habilitation à diriger des recherches, le livre de Guillaume Navaud impressionne d’emblée par sa conduite : la quantité de références qu’il mobilise est considérable, mais la maîtrise pédagogique de l’auteur l’est encore plus. Qu'on en juge par la façon dont il parvient exposer son objet d’étude en quelques mots, au seuil du livre :
Aristote nomme en grec opsis à peu près ce qu’on appelle en français spectacle ou en anglais performance : soit ce qui, dans la représentation dramatique (au sens de séance), ne relève pas du contenu ou de la forme de la parole telle qu’elle est prononcée par les comédiens et conservée dans le texte de la pièce, mais de tout le reste — bref l’élément visuel, auquel le philosophe associe souvent l’élément sonore non verbal, c’est-à-dire la musique et la sonorisation (« Avant-propos », p. 13).
2Il s’agit donc pour G. Navaud de réévaluer le statut et la place de l’opsis dans la Poétique, en montrant que le philosophe « a, pour des raisons tout à fait légitimes compte tenu de la démarche philosophique qui était la sienne, placé l’opsis à la fois au centre de sa définition de ce qu’est une pièce de théâtre, et à la marge du champ considéré par la Poétique » (p. 14). Cette perspective, qui implique de mettre en évidence la « réévaluation du sensible » à laquelle se livre Aristote, soit « en l’occurrence, de toute la composante audiovisuelle du drame — par rapport à la méfiance envers la matérialité sensible qui caractérisait la position de Platon » (p. 76-77), entre en résonance avec un ouvrage récent de Rocco Marseglia portant sur « la dialectique vue-ouïe » chez Euripide1. Ces deux essais, chacun à leur manière, éclairent avec perspicacité le rôle capital, dans la tragédie grecque, des notations et des effets émotionnels induits par la convocation du voir et de l’entendre.
3L’ouvrage de G. Navaud se recommande tout particulièrement en ce qu’il met en évidence conjointement quatre types de faits : poétique ; philologique et éditorial ; historiographique ; sociologique (le versant le moins développé, mais dont on sent toute l’importance à la lecture). Cette remarquable richesse de points de vue est rendue possible par une double détermination herméneutique, qui fait toute la force et l’originalité de la démonstration de l’auteur : d’une part on trouve dans Voir le théâtre une relecture fine et serrée de ce qu’Aristote entend réellement par opsis et une contextualisation de cette idée dans la pensée philosophique de l’auteur de la Poétique ; d’autre part, G. Navaud propose une analyse des interprétations et malentendus auxquels cette notion a donné lieu, et des raisons profondes qui en rendent raison. À ce titre, la boussole du livre pourrait être la suivante :
le caractère essentiel ou nécessaire du spectacle ou de la musique doit […] s’entendre non pas dans l’absolu, mais en fonction de pratiques scéniques qui évoluent entre l’Antiquité et la modernité (p. 158).
4G. Navaud nous guide sur ces sentiers escarpés avec une générosité certaine : la longueur des citations constitue à cet égard une autre qualité essentielle de l’ouvrage, qui ne se réduit nullement à une démonstration, mais qui s’apparente bien plus à une conversation, voire à une maïeutique.
La Poétique en sa structure, le philosophe en sa pensée
5Dans Voir le théâtre, on se trouve fréquemment face à des phrases de ce type : « si l’on suit Robortello, Goldschmidt ou Guastini, l’approche la plus féconde pour comprendre la Poétique consiste en fait à la replacer dans le corpus aristotélicien, et à l’étudier comme un traité de philosophie » (p. 200). À aucun moment G. Navaud n’a la prétention d’inventer une interprétation révolutionnaire. Bien au contraire, il reste fidèle à une certitude : celle de n’être pas le premier à avoir pensé, et prend par conséquent le soin de se référer systématiquement aux travaux antérieurs, mais toujours afin de les utiliser en vue d’un gain heuristique. De ce fait, lire la Poétique en la resituant dans la pensée philosophique d’Aristote permet à l’helléniste de mettre en lumière sa structure singulière :
L’ordre dans lequel sont énumérées les parties de la tragédie, d’abord tributaire d’une approche phénoménologique, se voit ici reconfiguré dans une perspective téléologique. C’est pourquoi le mythos, qui était la dernière des composantes à être isolée à partir de l’analyse empirique de ce qu’on pourrait appeler le phénomène dramatique, devient la première des composantes du point de vue théorique et téléologique qui est désormais celui du philosophe ; réciproquement l’opsis, qui était la première composante du point de vue empirique et phénoménologique, devient l’une des dernières du point de vue téléologique. Pour le dire en reprenant par analogie une typologie aristotélicienne, le mythos est la cause finale du drame, le poète est sa cause efficiente, tandis que l’opsis en tant que totalité spectaculaire est sa cause matérielle, requise pour la réalisation de la fin (p. 49).
6Balayant les lectures myopes, cette approche de l’organisation de la Poétique fournit l’opportunité de réévaluer de fond en comble le sens à conférer à l’ouvrage :
Ce bouleversement de perspective qui s’accomplit au sein du chapitre 6 conditionne l’ensemble de la structure de la Poétique ; ce n’est que faute de l’appréhender à sa juste mesure que les divers développements consacrés à l’opsis – en particulier au début et à la fin du chapitre 6 – peuvent apparaître comme contradictoires (p. 49).
7Mais ce qui est par-dessus tout intéressant dans ce geste herméneutique, c’est qu’il offre la possibilité, dans le même temps, de revenir sur l’histoire de l’appréhension de la Poétique, puisque, notamment, « ce glissement méthodologique qu’opère le chapitre 6 a été parfaitement compris par l’auteur du premier commentaire publié de la Poétique, Francesco Robortello » (p. 51-52). Pour ce faire, G. Navaud porte une attention extrêmement scrupuleuse aux mots et à leur cotexte et contexte d’énonciation.
Traduction, philologie, édition
8Comment de simples « détails » — en apparence — ont-ils pu avoir un impact sur la réception et la configuration disciplinaire, éminemment modélisante, de la Poétique ? C’est une des questions centrales de Voir le théâtre, qui met en évidence de façon lumineuse les effets de sens — et parfois de non-sens — occasionnés par les traductions et les éditions de la Poétique depuis la Renaissance italienne jusqu’à nos jours. En effet, les chemins de la philologie aristotélicienne se révèlent semés d’embûches et parcourus de chausse-trappes, ce que G. Navaud ne se prive pas de relever en épinglant les erreurs d’interprétation dues à une fréquentation insuffisante des sources fiables : selon Aristote les six composantes de la tragédie « ne sont […] pas homogènes », et c’est « précisément cette hétérogénéité que souligne » le philosophe, « si du moins l’on suit le texte des manuscrits, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des commentateurs » (p. 45).
9L’exemple le plus significatif de cette fréquentation insuffisante des sources est celle de l’analyse des « deux superlatifs de la fin du chapitre 6 », souvent lus « comme des superlatifs absolus » alors qu’il convient en réalité de les comprendre « comme des superlatifs relatifs » (p. 65). En effet, « il importe d’autant plus de souligner ce point qu’il donne lieu, dans les traductions de la Poétique, à toutes sortes d’incohérences. La nécessité d’interpréter les superlatifs comme relatifs […] est pourtant évidente, comme l’avait déjà bien expliqué Paolo Beni au début du xviie siècle » (p. 65). Et l’auteur de résumer avec sagacité l’enjeu de ce qui peut apparaître de prime abord comme un simple détail : « l’argument décisif en ce sens est fourni par l’explication qui suit l’apparition des superlatifs (50b18) : “la potentialité (dynamis) de la tragédie existe même sans concours et sans acteurs”. Comme le souligne Beni […], traduire ici dynamis par “finalité”, comme le font R. Dupont-Roc et J. Lallot, induit un grave contresens » (p. 67) en ce que « la dynamis ne saurait […] désigner autre chose qu’une potentialité appelant une actualisation : elle doit s’entendre à la lumière de la théorie aristotélicienne de la puissance et de l’acte (enargeia), telle qu’elle est notamment développée dans la Métaphysique » (p. 68). Ces déterminations explicitent alors « comment et pourquoi le même texte a pu donner lieu à deux lectures aussi inconciliables » (p. 81), puisque « selon les choix » de traduction « opérés […], il n’est guère difficile de tirer les autres mentions de l’opsis dans la Poétique soit dans le sens d’une prise en compte spécifique du spectacle, soit dans le sens de sa répudiation pure et simple » (p. 81). C’est de la sorte que Vincenzo Maggi en 1550 « invente […] l’Aristote qui sera critiqué de Nietzsche à F. Dupont, d’autant que sa correction sera adoptée par nombre d’autorités philologiques, qui l’imposeront presque sans partage jusqu’aux années 1970 » (p. 111). Des philologues faisant autorité ont donc parfois conduit l’histoire de l’interprétation de la Poétique sur des fausses pistes, de reproduction critique en reproduction critique :
Parmi les commentateurs italiens du xvie siècle, le plus prestigieux et le plus influent est sans doute le philologue florentin Pietro Vettori, dont le commentaire publié en 1560 fera longtemps autorité : c’est dans son édition que Racine lira la Poétique. Or Vettori, qui s’inscrit comme Maggi dans le courant d’un humanisme pieux, va confirmer la correction proposée par Maggi, assurant sa diffusion dans toute l’Europe de la première modernité (p. 111).
10Ces constatations permettent à G. Navaud de rendre visible l’automatisme des mécanismes d’approbation engagés par la démarche philologique et de les mettre en parallèle avec l’historiographie déjà existante au sujet la Poétique :
Dès la fin des années 1950 s’amorce cependant un mouvement de retour au texte des manuscrits, à partir de l’Italie. Le contexte était sans doute favorable à un tel réexamen : c’est le moment où, dans le sillage notamment des travaux de Bernard Weinberg, on assiste à un regain d’intérêt pour les poétiques de la Renaissance, susceptible de favoriser une réévaluation du rôle joué par les humanistes dans la constitution du texte de la Poétique (p. 193).
11Un tel rôle est capital, en particulier celui de Vettori et de son « témoignage ambigu […] sur un manuscrit fantôme », qui « va pourtant s’imposer dans la plupart des éditions postérieures » à la sienne « en même temps que l’interprétation faisant de l’opsis une partie extrinsèque du drame » (p. 115). Il suffit donc d’un détail infime — ici en l’occurrence un manuscrit perdu ou n’ayant jamais existé — pour créer ou confirmer la validité d’une interprétation et bouleverser la chaîne de montage herméneutique. En d’autres termes, G. Navaud travaille avec bonheur à exposer les appropriations dont la Poétique a été l’objet. Dans le même temps, l’helléniste regrette cet état de fait, qui engendre de nombreuses complications : « l’édition de Kassel sert encore aujourd’hui de référence à nombre de traductions et commentaires de la Poétique (même si certains traducteurs, comme Daniele Guastini, choisissent parfois de s’éloigner ponctuellement du texte de Kassel) » (p. 190). Or « la dialectique entre approche analytique et approche synthétique qui seule permet d’appréhender la pensée aristotélicienne du spectacle » y est « incompréhensible » (p. 190). En effet, « la multiplication des cruces desperationis dans l’édition de Kassel, tout particulièrement lorsque intervient l’opsis, apparaît […] symptomatique d’une crise dans l’interprétation de la Poétique, qui s’intensifie au point de réagir sur l’édition du texte, alors même que la philologie devrait en théorie pouvoir préserver son objectivité et son autonomie par rapport aux débats exégétiques (p. 190). Voir le théâtre n’offre donc pas seulement une histoire des études portant sur l’opsis dans la Poétique : l’auteur propose simultanément une refondation méthodologique et théorique, en prenant acte des dérives observées afin d’en prémunir les travaux à venir.
Appropriations, idéologies et histoire des disciplines : la Poétique en ses lecteurs
12« Ce qui semble […] mériter l’attention, c’est bien la question de la réception de la Poétique — ou plutôt des réceptions de la Poétique. Car qu’est-ce enfin que la Poétique ? » (p. 199). Cette déclaration a tout d’une déclaration d’intention et d’une défense de la méthode ; à la suite de Terence Cave, G. Navaud s’attache à l’étude du « Nachleben de la Poétique » (p. 200), en revenant en premier lieu sur les polémiques, récentes ou moins récentes, provoquées par la question du spectacle dans la Poétique. Le livre s’ouvre ainsi sur la querelle du 59e Festival d’Avignon en 2005 : « la querelle s’enflamme, notamment autour de la question des partages disciplinaires : le théâtre appartient-il encore au champ des belles-lettres (ou, pour employer une terminologie moins restrictive, à la poésie) ? la performance théâtrale doit-elle plutôt se rattacher aux arts plastiques, fussent-ils “vivants” ? » (p. 19). Ces interrogations sur « le partage disciplinaire qu’on peut opérer entre la littérature et les arts du spectacle » (p. 39) sont liées à la déconstruction qu’opère G. Navaud du fantasme de « l’influence vampirisante d’Aristote qu’il conviendrait de dénoncer » (p. 25). Le chapitre intitulé opportunément « Aristote au pilori » démontre avec beaucoup d’acuité que pour Florence Dupont, Olivier Taplin ou encore Pierluigi Donini « la faute originaire de la Poétique serait qu’elle organise l’expulsion de l’opsis, c’est-à-dire de tout l’élément visuel, hors du champ dramatique, pour réduire indûment le drame à sa seule composante textuelle : l’expulsion de l’opsis et la promotion du texte seraient les deux faces d’une même erreur » (p. 27). En revenant sur la logique de ces critiques, G. Navaud met en évidence que « tous les détracteurs d’Aristote le décrivent comme un fétichiste du texte, un homme qui préfère lire les tragédies dans son fauteuil plutôt que de les voir représentées au théâtre » (p. 29). Cette approche caricaturale est particulièrement accusée dans la lecture de Donini, « fondée sur un système d’oppositions binaires entre oralité et écriture, représentation et lecture, grand public et élite, plaisir émotionnel et plaisir intellectuel » (p. 29). Les déterminations idéologiques à la source de cette analyse éclatent ici. Selon P. Donini, Aristote inaugurerait une ère nouvelle, celle d’un drame écrit pour la seule lecture, en vue de la satisfaction intellectuelle d’une élite. Ce faisant, Aristote se montrerait le précurseur de la critique littéraire moderne : on voit combien les rivalités contemporaines entre études littéraires et performance studies irriguent souterrainement le débat. En effet, cet Aristote entièrement fermé à la dimension spectaculaire ou performative du drame est volontiers désigné comme le père de tous les formalismes, structuralismes et déconstructionnismes contemporains (p. 29-30).
13G. Navaud ne s’embarrasse pas de formules de courtoisie alambiquées ; son objet lui tient à cœur, et nombreuses sont les formules percutantes et bien frappées, qui ne se privent pas d’ironie à l’endroit de lectures par morceaux — Franz Ritter en est l’exemple le plus hallucinant, qui « dissèque littéralement le texte de la Poétique, en formulant l’hypothèse d’un auteur schizophrène » (p. 184) et « exclut ainsi du texte authentique d’Aristote des paragraphes et parfois jusqu’à des chapitres entiers, parmi lesquels le chapitre 26 » (p. 185) — aux effets dévastateurs. On ne résiste pas, à cet égard, à en citer ci-après un petit florilège :
Cette évacuation de l’opsis se double d’une promotion du texte dramatique, volontiers décrite par nos critiques comme une manie des érudits du ive siècle dont Aristote, ce rat de bibliothèque, serait le représentant par excellence (p. 28).
Encore un effort si vous voulez être anti-aristotéliciens ! (p. 31).
Maggi témoigne d’une imprégnation par le platonisme chrétien qui le conduit à accomplir sur la Poétique un certain nombre d’opérations exégétiques à visée pour ainsi dire orthopédiques (p. 123).
Il est hélas peu de voix pour s’élever contre ces présentations réductrices, qui servent d’épouvantail commode aux anti-aristotéliciens : il importe en effet à ces derniers de radicaliser la position d’Aristote pour mieux la disqualifier (p. 153).
Évoquons rapidement quelques-unes des corrections plus ou moins farfelues auxquelles ces lignes avaient auparavant donné lieu (p. 181).
Le commentaire de ce segment est un modèle de déni (p. 191).
La réponse qu’il propose laisse sans voix (p. 191).
Quand l’édition d’un texte est à ce point biaisée par des préjugés sur sa construction, alors même que les lecteurs débattent depuis cinq siècles […], on en vient à trouver des vertus d’honnêteté intellectuelle aux croix du désespoir de Kassel (p. 192).
14Si j’ai pris la peine de donner ces citations, ce n’est pas pour exhiber un goût supposément gratuit de l’auteur pour la polémique. Tout au contraire, en dénonçant les interprétations aberrantes ou motivées par des idéologies sous-jacentes, G. Navaud fait œuvre salutaire, à plus forte raison que cette démarche va de pair avec un sens de la nuance irréprochable :
Situer le spectacle aux marges de la poétique n’est pas exactement la même chose que de l’en expulser totalement. Par ailleurs, le marginaliser par rapport à l’art poétique n’est pas non plus exactement la même chose que d’en faire une composante extérieure au drame lui-même. Enfin, dire que « la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs » n’est pas non plus la même chose que de dire que « la potentialité de la tragédie existe même sans concours et sans acteurs ». Avant de clouer Aristote au pilori, accordons-lui donc un bref sursis — le temps de réexaminer de plus près ce que nous dit de l’opsis la Poétique, et en particulier le chapitre 6 (p. 41).
15En refusant de passer à son tour sous les fourches caudines des analyses binaires et caricaturales, G. Navaud accomplit un précieux retour d’expérience sur sa propre démarche, avec une sincérité et une honnêteté intellectuelle incontestables, en particulier lorsqu’il reconnaît qu’il
s’est peut-être départi de la plus parfaite neutralité, voire a parfois cédé à la facilité de la moquerie, face à des interprétations qu’il a jugé délirantes. Il a cependant cherché sinon à tout expliquer, du moins à replacer ces divagations dans les contextes susceptibles d’éclairer leur émergence. Par ailleurs, si la prise en compte de l’histoire de la réception relativise l’absolutisme auquel peut prétendre telle ou telle vulgate exégétique à une époque donnée (y compris la nôtre), elle n’implique pourtant pas (sauf pour ceux qui partageraient l’[…] approche « post-moderne ») de faire de la Poétique une sorte de coquille vide où chaque lecteur serait libre de projeter ses fantasmes (p. 201).
16Parmi ces lectures idéologisées pointées du doigt par l’auteur, il existe des « blocs » cohérents ayant pesé très lourdement dans l’histoire de l’interprétation de la Poétique. C’est en premier lieu Aristote christianisé :
Dans le contexte de la Contre-Réforme, visant à moraliser les arts, la Poétique va servir d’autorité pour défendre un théâtre aux vertus pédagogiques, qu’il convient de purifier autant que possible des séductions du sensible pour en faire un art purement intellectuel et rationnel. Cette lecture, conforme à la méfiance platonicienne envers la psychagogie spectaculaire, peut ainsi être qualifiée de puritaine, au sens large (p. 106).
17G. Navaud remonte brillamment le fil de cette acclimatation d’Aristote, en analysant ses effets à long terme :
Aristote est d’abord corrigé dans une optique intellectualiste, gouvernée par des préjugés philosophico-religieux mêlant néo-platonisme et méfiance chrétienne envers les pouvoirs du sensible ; le classicisme français puis l’idéalisme allemand vont ensuite convertir ces préjugés en principes esthétiques ; lorsque ces principes viendront à être remis en cause par l’émergence de nouvelles conceptions de la dramaturgie (par exemple chez Wagner ou Artaud), Aristote semblera être devenu illisible (p. 82).
18Une autre appropriation singulière d’Aristote, qui prend de manière étonnant le relais de sa christianisation est celle faisant de lui le précurseur du structuralisme :
Si cette correction et cette lecture de la Poétique ont pu perdurer y compris à des époques où l’enjeu religieux aura perdu de sa pertinence, c’est parce qu’elles favorisent un élargissement générique de l’objet de la Poétique. Car si le spectacle, c’est-à-dire le principal élément permettant de différencier la tragédie de l’épopée, se voit exclu de l’enquête, alors l’objet propre de la Poétique n’est plus la tragédie, mais toute forme littéraire centrée sur une intrigue (mythos). L’exclusion du spectacle, d’abord initiée pour des raisons idéologiques, a donc eu une conséquence esthétique capitale : elle a permis de faire de la Poétique un traité portant sur la littérature en général, et non plus prioritairement (sinon uniquement) sur le drame. Une fois débarrassée du spectacle, la Poétique a pu devenir le premier traité de narratologie, et Aristote le précurseur du structuralisme (p. 106-107).
19Dès lors, « accentuer la posture proto-structuraliste d’Aristote, focalisée sur le mythos, permet d’en faire le législateur de tous les genres littéraires (et même de toutes les activités mimétiques, par exemple de la peinture), et de rattacher à son autorité les poétiques des genres modernes » (p. 131-132). Par conséquent, les appropriations à l’œuvre dans les lectures de la Poétique ne sont pas seulement idéologiques : elles contribuent à construire les partages disciplinaires, que l’auteur détricote avec verve dans Voir le théâtre :
L’interprétation post-tridentine de la Poétique survit au xxe siècle à l’obsolescence de l’idéologie qui lui avait donné naissance, car elle permet de faire de la Poétique un traité de poétique générale, et d’Aristote le précurseur du structuralisme. Faute de remise en cause de cette vulgate, la Poétique devient dans les pays où Aristote a été le plus nettement annexé par les théoriciens de la littérature (France, Allemagne, monde anglo-saxon) une sorte de totem clivant dans le partage des disciplines : héraut de la narratologie, mais repoussoir pour les arts du spectacle (p. 300-301).
Une histoire sociale des usages de la Poétique ?
20Apparaissant de manière moins évidente dans Voir le théâtre, la dimension sociologique de l’enquête n’en reste pas moins l’un des apports majeurs de l’ouvrage au débat. Au sujet de l’Italie de la première moitié du xviie siècle, G. Navaud écrit ainsi :
Une telle évolution vers le grand spectacle, et vers l’émergence d’une reconnaissance du plaisir comme principale (voire unique) finalité du drame, constituait la hantise d’une partie des commentateurs d’Aristote, et ce dès le siècle précédent. Ces lettrés résistent explicitement à la promotion théorique des prestiges du sensible, mais peut-être aussi, implicitement, à la promotion sociale et intellectuelle des praticiens et des ingénieurs, dont les traités commencent précisément à réguler et théoriser le champ de l’opsis qu’Aristote avait placé aux marges sinon du drame, du moins de l’art poétique proprement dit. C’est pourquoi ces doctes se sont attachés, comme on va le voir à présent, à radicaliser la position d’Aristote sur l’opsis, de façon à enrôler l’autorité du Stagirite dans leur croisade contre le spectaculaire (p. 104).
21Dans cette optique, les rivalités intellectuelles ne sont pas laissées de côté : « Maggi, qui travaillait depuis 1541 à un commentaire que Bartolomeo Lombardi n’avait fait qu’esquisser, entendait bien être le premier à publier un commentaire à la Poétique ; furieux que Robortello l’ait devancé, il ne cesse de contester les options retenues par son concurrent » (p. 107-108). De telles données impliquent d’inclure dans l’analyse ces variables d’ajustement de l’interprétation, impliquant que l’objet véritable des lectures de la Poétique ne soit pas tant l’esthétique que l’objet symbolique, de pouvoir, que constitue ce traité. En effet, certains exégètes envisagent pratiquement une action politique à partir de leur lecture de la Poétique :
22Dans ce jugement radical, les considérations esthétiques liées au goût personnel de l’auteur s’associent étroitement aux présupposés idéologies séculaires frappant l’opsis. F. L. Lucas rejoint Rymer dans son idéalisation de la simplicité rudimentaire de la scène grecque antique, que le luxe romain aurait commencé à dévoyer ; il partage aussi avec Pino da Cagli l’idée que le public de théâtre devrait être composé d’auditeurs plus que de spectateurs (p. 150).
Diffusion et continuités des fictions historiographiques : une pensée du temps
23L’histoire de l’interprétation de l’opsis selon Aristote peut donc se lire simultanément comme une série d’énoncés contradictoires et de reprises critiques, ainsi que de présupposés idéologiques, mais aussi comme une suite d’occasions manquées ou de distorsions temporelles ; il y aurait presque une histoire alternative à écrire, parfois imaginée par l’auteur : « contre toute attente, aucun des modernes pourfendeurs d’Aristote ne se réclame explicitement ni de Nietzsche ni d’Artaud » (p. 34). Pourtant,
il serait […] aisé pour tous les contempteurs contemporains d’Aristote de faire d’Artaud leur porte-drapeau, tant il expose déjà tous les enjeux de leur combat : Artaud aspire à un théâtre fondé non plus sur le texte mais sur le spectacle, dénonce l’absurdité de ceux qui préfèrent lire le théâtre plutôt que le voir représenter, et va jusqu’à affirmer qu’Œdipe Roi, ce modèle de tragédie aristotélicienne, est une pièce obsolète (p. 35-36).
24Par conséquent, ce que G. Navaud présente modestement comme une « brève histoire de l’anti-aristotélisme » (p. 39) et comme un « trop long parcours à travers les méandres de l’exégèse aristotélicienne » (p. 196) constitue, bien plus, une histoire des conditions de possibilité, matérielles notamment, de l’anti-aristotélisme :
Son expression fut dans un premier temps souterraine : l’anti-aristotélisme de Nietzsche ou d’Artaud a beau être tranché, il se révèle chez le premier dans des fragments non publiés, et le second ne nomme jamais sa cible. C’est sans doute la raison pour laquelle les premières critiques explicites, notamment celles d’O. Taplin puis de F. Dupont, ont provoqué des réactions aussi nombreuses : l’argumentaire était, pour une bonne part, déjà constitué, mais il fallait que l’adversaire fût nommément identifié pour que les fronts s’organisent (p. 39).
25Afin d’établir la cohérence de ces phénomènes, G. Navaud expose avec à propos les continuités et les discontinuités herméneutiques des reproductions et des innovations critiques : si l’hypothèse selon laquelle « le chapitre 6 suit d’abord l’ordre de la réception empirique de l’objet théâtral par le spectateur, puis celui de la composition de cet objet par le poète » est « aujourd’hui formulée par Michael Silk », elle « avait d’abord été exposée à la Renaissance par Gian Giorgio Trissino » (p. 55). De même, « G. Cerri radicalise en quelque sorte la thèse de l’abbé d’Aubignac, prise au pied de la lettre : sur scène, “parler c’est agir”, et agir, c’est parler » (p. 145). Il s’agit donc de restituer des traditions critiques souterraines, et par là de mieux saisir leur pouvoir et leur rendement — Maggi, par exemple, est « le père de l’interprétation édifiante qui, bien qu’indéfendable au regard du texte de la Poétique, s’imposera comme la vulgate du classicisme » (p. 123) —, mais aussi de considérer le monde des possibles herméneutiques : « exagérerait-on en imaginant que si, de toute la masse des commentaires à la Poétique, un malheureux naufrage ne nous avait conservé que ceux de Robortello, Goldschmidt ou Guastini, une polémique sur la conception aristotélicienne de l’opsis et ses ravages nous aurait été épargnée ? » (p. 197). Cette alternance entre mise en évidence des réénonciations de formules critiques déjà existantes et pistes curieusement ou heureusement non explorées revient fatalement à réexposer la dialectique de « la machine spectaculaire contre la parole poétique », que G. Navaud qualifie d’« éternel retour » (p. 147), en vertu de cette très belle intuition :
Cette opposition entre les « logocentriques » et les « visuels » transcende les époques et les évolutions des arts de la scène : les premiers sont prompts à se réclamer d’Aristote et à idéaliser les scènes disparues du passé (à jamais les seules à avoir rendu justice au poème en déjouant les pièges de la soumission à l’opsis) ; les seconds valorisent le présent et l’avenir, qui voient et verront le progrès de l’intégration réciproque de l’opsis et du logos. Le débat initié par Rymer et Dryden se rejoue ainsi périodiquement, telle une pièce dont on changerait les acteurs et les répliques sans modifier substantiellement la structure de l’intrigue (p. 147-148).
26Retrouvant là les analyses d’un premier ouvrage, tout aussi magistral, sur « le théâtre comme métaphore théorique »2, G. Navaud rend perceptible le caractère profondément stéréotypé des questionnements étudiés ici, mais aussi et surtout la labilité avec laquelle s’en saisissent les acteurs, en fonction de leurs agendas idéologiques ou de leurs marottes personnelles.
Discussion et application : Œdipe Roi, pièce aristotélicienne ?
27La seconde partie du livre vise à « esquisser une périodisation de la réception croisée de la question de l’opsis dans la Poétique et Œdipe Roi » (p. 299), dont l’enjeu est le suivant :
28Pour évaluer plus précisément cette éventuelle limite de la théorie poétique d’Aristote, il est tentant de prendre comme point de repère une pièce dont Aristote aurait proposé une analyse dramaturgique, afin de confronter cette analyse à l’histoire de la mise en scène de la pièce : on pourra de la sorte vérifier si l’analyse d’Aristote, qui privilégie la dimension structurelle du drame, épuise les potentialités de la pièce. Quel meilleur exemple qu’Œdipe Roi ? Le drame de Sophocle est l’exemple le plus souvent cité et analysé dans la Poétique, en des termes si élogieux qu’on l’a toujours considéré comme la tragédie « régulière » par excellence. Mais la lecture qu’en propose Aristote rend-elle compte de toutes ses dimensions, en particulier de la dimension visuelle et scénique ? N’a-t-il pas orienté la réception de la pièce — et de la tragédie en général — dans une direction sans doute légitime, mais incomplète ? (p. 204).
29À partir de « la dialectique de la parole et de la vue dans Œdipe Roi » (p. 211) l’auteur montre, toujours avec autant de précision et d’élégance, que « l’analyse structurale d’Aristote, aussi subtile et pertinente soit-elle, ne rend pas compte de l’ensemble de la construction de la pièce, qui non seulement contient des effets de spectacle, mais invite aussi à une réflexion approfondie sur toutes les dimensions de l’opsis » (p. 208-209). Les analyses de G. Navaud sur « l’histoire de la tératophanie comme structure dramatique » (p. 224) convainquent. L’helléniste explique tout spécialement qu’Œdipe Roi est « une œuvre d’art totale combinant le chant, la danse et le caractère spectaculaire des accessoires (le masque) afin de produire sur le spectateur un choc esthétique dont l’intensité ne saurait être rendue à la simple récitation du texte » (p. 229). Partant,
une telle analyse d’une pièce qu’Aristote cite si souvent comme modèle conduit inévitablement à remettre en cause le privilège exclusif que le philosophe accorde aux effets structurels sur les effets scéniques, mais aussi à nuancer l’opposition traditionnelle entre l’art d’Eschyle, qui serait plus spectaculaire, et celui de Sophocle, qui serait plus intellectuel et plus proche des canons aristotéliciens (p. 230).
30G. Navaud revient ensuite astucieusement sur les tragédies empruntant leur sujet à Sophocle, et sur les difficultés qu’ont les dramaturges à le négocier, révélant par là les limites de l’approche d’Aristote : « Corneille s’aperçoit avec surprise que la tragédie qu’on croyait aristotélicienne par excellence, si l’on fait de l’approche structurale de la Poétique l’alpha et l’oméga de la création dramatique, se trouve, surtout dans l’exodos, excéder et même contredire la subordination du visible au dicible, du spectacle au mythos » (p. 253-254), tandis qu’en « réécrivant l’exodos d’Œdipe Roi pour l’expurger de la vision des yeux crevés, les dramaturges néo-classiques (NDLR : Voltaire en particulier) prouvent combien la pièce excède les règles déduites d’Aristote par les doctes » (p. 268). C’est dans la même logique que l’entreprise singulière de Dryden prouve le potentiel « audiovisuel » de la pièce de Sophocle, le dramaturge anglais s’ingéniant à « démultiplie[r] » le « potentiel scénique latent de la pièce de Sophocle » (p. 281).
31La conclusion fait clairement et nettement le bilan de l’ouvrage : « la persistance des attaques contre la myopie prétendue d’Aristote à l’égard du spectaculaire justifie peut-être notre tentative pour distinguer ce qui relève du projet philosophique d’Aristote et de ce qui dépend des interprétations qu’on a ultérieurement plaquées sur lui » (p. 301). L’objectif de G. Navaud, consistant à faire interagir lecture de la Poétique avec ses exégètes et lecture de la Poétique contre ses exégètes est remarquablement atteint dans la mesure où Voir le théâtre nous met en présence des structures de l’« interprétation historiquement construite » (p. 301). De plus, l’auteur renvoie dos à dos les « logocentriques » et les « visuels », en rappelant que
32le « théâtre du texte », qu’on l’identifie aux pièces de Sophocle ou à celles des classiques français, ne cesse jamais de réfléchir à l’efficacité des images scéniques, qu’elles soient offertes à la vue, sciemment refusées, ou simplement suggérées. Réciproquement, le « théâtre de l’image » auquel on associe les productions, par exemple, de Romeo Castellucci ou Ivo Van Hove, ne cesse jamais de questionner l’articulation entre l’image et la parole — fût-ce en mettant en scène l’étouffement de cette dernière, ou sa disparition progressive (p. 302-303).
33C’est donc fort logiquement que, pour finir, G. Navaud affirme le primat de Sophocle sur Aristote :
L’exodos d’Œdipe Roi a encore aujourd’hui quelque chose à offrir sur une scène de théâtre, alors que la Poétique, tout en développant une approche parfaitement légitime et cohérente dans la perspective philosophique qui est celle d’Aristote, ne suffit plus pour appréhender l’intégralité de ce qui s’y passe. Encore faut-il reconnaître qu’elle n’a sans doute jamais eu cette ambition — et aussi que le rôle d’ennemi juré du spectaculaire qu’on a pendant des siècles fait jouer à Aristote n’était qu’un contre-emploi (p. 303-304).
34La fécondité de cette approche est grande pour le théâtre, souhaitons qu’elle soit suivie d’effets.