Une Poétique dans l’archéologie de la critique littéraire
1Au début des années 90, la collection GF-Flammarion publiait le premier volume de ce qui allait devenir une nouvelle traduction collective des œuvres complètes d’Aristote, placée sous la direction de Pierre Pellegrin, et recueillie en 2014 en un fort volume1. C’est dans ce recueil qu’a d’abord paru, avec un appareil éditorial minimal, la traduction de la Poétique par Pierre Destrée ; pour la présente publication en volume séparé et au format poche, cette traduction a été revue et accompagnée d’une présentation et d’un appareil de notes conséquent. À l’instar des autres volumes de la même série, cette Poétique est appelée à devenir un outil de référence courant pour les étudiants (et plus largement pour le grand public cultivé) qui abordent Aristote sans nécessairement posséder de connaissance du grec. Elle vient donc concurrencer moins les éditions savantes, bilingues et pourvues d’un commentaire détaillé — telle celle, qui a fait date, procurée par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot en 19802 — que les éditions destinées à un lectorat moins spécialisé, telle celle de Michel Magnien publiée au Livre de Poche en 19903.
2La comparaison entre l’édition de P. Destrée et ses prédécesseurs illustre la dualité des perspectives sous lesquelles la Poétique est aujourd’hui abordée — répondant au statut problématique du traité au sein du corpus aristotélicien. Pratiquement absente du corpus tel qu’il était commenté dans l’Occident médiéval à travers la tradition arabo-latine, la Poétique fut redécouverte à la charnière des XVe et XVIe siècles4. Objet de vifs débats dans l’Italie renaissante, elle eut tendance dès cette époque à être déconnectée par certains commentateurs du reste du corpus (hormis la Rhétorique) pour être lue plutôt en regard de l’Art poétique d’Horace. Dès lors, le traité fut sinon désavoué, du moins souvent ignoré par les philosophes, alors même qu’il devenait une référence majeure pour les belles-lettres et la théorie des arts : en témoignent les influentes traductions de la Poétique par André Dacier (1692) ou l’abbé Batteux (1771), qui y cherchèrent les « règles » de la poétique et de l’esthétique néo-classique. C’est dans le sillage de cette longue tradition que se situe l’édition de Michel Magnien, lui-même spécialiste des poétiques de la Renaissance : même s’il souligne, dans le riche panorama de « la fortune de l’œuvre » qui constitue la seconde partie de son introduction, que « nombre de ces règles ont été définies et instituées par les critiques italiens du Cinquecento […] plus que par le Stagirite5 », il n’en considère pas moins que « la Poétique se veut — même si à l’arrivée elle n’est pas que cela — un ouvrage dogmatique, une technè ; elle est un art qui propose un ensemble de règles pour écrire une bonne tragédie, une bonne épopée, tout comme la Rhétorique, sa jumelle, proposait des règles pour écrire un bon discours6. » La traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, quant à elle, est l’œuvre de linguistes affichant leur volonté de ne pas choisir « entre un Aristote pour philologues, ou pour théoriciens modernes de la poétique7 » : elle entre ainsi en dialogue et en résonance avec la théorie contemporaine du récit — aussi bien le courant structuraliste (qui en a accueilli la publication dans la collection « Poétique » des éditions du Seuil) que l’herméneutique ricœurienne — plus directement qu’avec le reste du corpus aristotélicien (même si ce dernier est évidemment mobilisé dans le commentaire).
3Sans remettre en cause la validité de ces perspectives focalisées sur l’histoire ou la théorie littéraires, il convient de relever que les mêmes cinquante dernières années ont marqué un regain d’intérêt pour la Poétique de la part des historiens de la philosophie antique ou des spécialistes d’esthétique philosophique — ce qui revient en somme à (re)prendre au sérieux la célèbre formule du chapitre 9 (1451b5-6) selon laquelle « la poésie est plus philosophique que l’histoire ». Dans son étude fondamentale Temps physique et temps tragique chez Aristote, Victor Goldschmidt commente le traité, à l’instar de certains humanistes comme Francesco Robortello, à la lumière de son « environnement systématique », ce qui permet de montrer comment « le livre contient comme un condensé de la philosophie même de l’auteur, et peut se comprendre comme une transposition de cette philosophie sur le plan de la poésie8 », poursuivant par exemple la réflexion sur l’action, sur les émotions, ou encore sur les savoirs techniques et les modes de connaissance, qui innerve les autres traités du philosophe. C’est sur la même voie que s’engage l’édition italienne de Daniele Guastini, qui s’attache en outre à faire de la Poétique un jalon dans l’histoire de l’esthétique occidentale, en la confrontant notamment à la pensée de Hegel9. Bien d’autres travaux — tels ceux de Stephen Halliwell, ou de Pierre Destrée lui-même10 — témoignent de la vitalité actuelle de ces lectures sensibles à l’articulation entre le traité et ses arrière-plans (ou prolongements) philosophiques. Le cadre de la série aristotélicienne publiée dans la « GF », ainsi que le choix d’un historien de la philosophie antique comme traducteur et commentateur du traité, augurait donc d’une édition susceptible de venir combler un vide dans la réception contemporaine de la Poétique en langue française : en un mot une Poétique philosophique — sans pour autant, idéalement, tourner le dos aux littéraires.
Qu’est-ce que la Poétique ?
4Qu’est-ce que la Poétique ? et à qui est-elle destinée ? Est-ce un manuel de composition à l’usage des poètes ? un ouvrage de philosophie ? ou bien de critique littéraire ? Cet enjeu crucial de la place de la Poétique dans le corpus et le projet d’Aristote est posé presque d’emblée dans l’introduction de Pierre Destrée : il détermine de fait la manière dont on lit le traité. On ne sera pas surpris que P. Destrée affirme que « la Poétique est […] un traité proprement philosophique et non un simple manuel technique » (p. 14), dans la mesure où ses auditeurs du Lycée se formaient à la compréhension du monde et non au creative writing. On peut en revanche être un peu plus étonné que P. Destrée, relevant, après d’autres, la tension dans le traité entre le « discours descriptif » (par lequel Aristote se fait historien de la littérature grecque) et le « discours normatif » (par lequel il théorise ce qu’est le meilleur poème)11, en vienne à identifier la portée philosophique de l’ouvrage à l’éducation du jugement de goût de ses auditeurs ou lecteurs, en adoptant une hypothèse défendue par deux historiens de la critique littéraire antique, Yun Lee Too et Andrew Ford12. Une chose est en effet de voir en Aristote un précurseur de l’histoire, de la critique et de la théorie littéraires (ce qu’il est à un titre éminent), une autre d’affirmer que ces enjeux constituent l’objet propre et la motivation essentielle de la Poétique — ce qui conduit à circonscrire assez étroitement la portée philosophique de l’ouvrage, et réagit par ricochet sur la manière dont on le commente et le traduit.
5Comme P. Destrée le rappelle dès la première phrase de son introduction, la Poétique appartient au corpus ésotérique, destiné aux disciples du Lycée : on peut dès lors se demander en quoi Aristote jugeait nécessaire de les éduquer au jugement de goût en matière poétique. Déterminer les critères permettant de peser les mérites des poètes et de leurs œuvres est une pratique bien documentée (chez les sophistes, que l’on pense à la première ou à la seconde sophistique, aussi bien que dans Les Grenouilles d’Aristophane), et l’expérience critique est indéniablement formatrice du point de vue cognitif. Une telle lecture tend néanmoins à déconnecter le propos de la Poétique des principaux enjeux spéculatifs ou méthodologiques de l’œuvre d’Aristote (la théorie de l’action et de la connaissance, l’articulation entre la matière sensible et la forme intelligible, entre l’empirisme et la téléologie, etc.), et il demeure permis de douter que l’avant-dernier chapitre du traité (chap. 25, consacré à des débats critiques ponctuels) livre, comme le suggère A. Ford repris par P. Destrée, la clé du projet d’Aristote, et constitue l’aboutissement du monumental travail analytique et conceptuel qui précède, lequel n’a guère d’équivalent dans la pensée antique13. La formation du jugement de goût relève moins de l’enquête philosophique que de la culture générale du public qui se rend au théâtre ou lit des épopées : il s’agit là d’un lectorat bien plus large que le premier cercle des disciples d’Aristote14. Il semble donc exister un lien (quoiqu’il soit implicite) entre la reprise par P. Destrée de la perspective d’A. Ford et son choix (p. 9) de présenter la Poétique au prisme de trois enjeux esthétiques qui n’ont jamais perdu leur pertinence : primo, « en quoi l’art est-il lié à l’éthique ? » Secundo, comment expliquer le « plaisir paradoxal des émotions négatives », et plus largement le « plaisir esthétique » ? Tertio, « quelle est la finalité de l’art, ou sa “valeur” ? »
6Ces questions sont de fait celles qu’on n’a cessé de poser aux artistes et aux théoriciens de l’art, ainsi qu’à la Poétique ; cette présentation est par ailleurs très efficace d’un point de vue pédagogique, et en soi pertinente et stimulante. Il n’est pourtant pas impossible de prêter à la Poétique une portée théorique plus large que l’éducation du goût du public (ou, pour formuler les choses de façon un peu plus neutre, l’élucidation du mécanisme de la réception esthétique), même si exploiter cette piste aurait certes tiré la traduction aussi bien que l’annotation dans une direction plus technique. En l’état, l’Aristote que nous offre P. Destrée n’est ni le proto-structuraliste de R. Dupont-Roc et J. Lallot, ni le philosophe spéculatif auquel nous ont (jadis ou naguère) donné accès Robortello, Goldschmidt ou Guastini, mais plutôt (et il est éclairant de montrer qu’il est aussi cela) le chaînon manquant entre la première sophistique et les grammairiens alexandrins.
Une Poétique vivante
7Le grand mérite de cette nouvelle édition est de nous offrir un Aristote extrêmement lisible, engageant et même vivant : elle se recommandera sans hésitation aux étudiants qui découvrent la Poétique. Elle accomplit ce tour de force (tant le texte peut au premier abord paraître rébarbatif) grâce à une série de choix parfois originaux et, à l’usage, le plus souvent efficaces.
8Le statut de « notes de cours » qu’on associe généralement au texte, en en faisant une de ses faiblesses (sa structure et sa logique argumentative, a-t-on dit, sont peu claires, au point qu’on a souvent postulé des transpositions de paragraphes ou des interpolations) est ici assumé comme il l’a rarement été, et qui plus est tourné à l’avantage du lecteur. D’un côté, le plan de l’ouvrage est clarifié en usant non seulement d’intertitres mais aussi de toutes les ressources de la ponctuation (notamment de tirets) qui permettent de mieux cerner les typologies énumératives ou les divisions entre cas de figure. De l’autre, le traducteur a cherché à rendre à ces « notes de cours » leur oralité et leur vivacité, et il y a réussi, comme l’illustre d’emblée l’incipit (chap. 1, p. 91) :
Ce traité porte sur l’art de la composition poétique : qu’est-ce que la poésie ? Quels sont les genres poétiques ? Quel est le pouvoir propre à chacun d’eux ? Comment les intrigues doivent-elles être construites pour que l’œuvre poétique soit réussie ? Quel est le nombre et quelle est la nature de ses éléments constitutifs ? Et qu’en est-il des autres thèmes qui font partie de la même enquête ? Traitons de toutes ces questions en commençant tout naturellement par les notions de base.
9En transformant les interrogatives indirectes du grec en interrogations directes, la tonalité change du tout au tout par rapport aux traductions existantes, beaucoup plus guindées : on entend ici la voix d’un excellent pédagogue annoncer les principaux enjeux de son cours. La traduction accomplit donc avec bonheur le programme fixé par P. Destrée dans sa « Note sur la présente édition » (p. 85) : « rendre ce texte difficile le plus lisible possible pour un lecteur du XXIe siècle qui ne connaît pas forcément le grec. » Si le texte est « lisible », ce n’est pas seulement que le contenu en soit compréhensible : la forme aussi en devient engageante, parce que neuve (c’est-à-dire bien moins dépendante des traductions françaises antérieures que ses prédécesseurs immédiats). Elle est ponctuée d’un assez grand nombre d’exclamations quasi humoristiques, inattendues chez un Aristote notoirement moins porté sur l’ironie ou le trait d’esprit que son maître Platon, mais que P. Destrée prend la plupart du temps la peine de justifier en note, et qui soutiennent l’attention sans gâter le sens. Dans le cours de la traduction, on relève (au chap. 2, p. 94) une transposition de titre réussie — la Poltroniade — à la manière de V.-H. Debidour dans sa traduction des comédies d’Aristophane15 ; ou, plus surprenant, le choix du terme « riquiqui » pour qualifier une intrigue que le grec dit « mince comme une queue de souris » (chap. 26, p. 168). Ce qui frappe finalement, c’est la porosité entre le style de la traduction et celui de l’introduction : P. Destrée n’y est pas non plus avare d’exclamations, et incidemment de « blagues » (terme généralement préféré à « plaisanterie ») — ce qui se révèle en définitive cohérent avec l’intérêt que l’éditeur, ici (p. 77-83) et dans d’autres travaux, porte à la comédie16.
10L’ouvrage dans son ensemble constitue donc un excellent outil de vulgarisation, au meilleur sens du terme : l’introduction présente les principaux débats exégétiques (par exemple sur la catharsis, ou sur les meilleures formes de tragédie) en adoptant sur des questions épineuses des points de vue fermes et sains. Loin de toute lecture moralisante, la finalité de l’œuvre poétique est clairement posée comme étant le plaisir du spectateur (p. 22-25). Aucune hésitation non plus (p. 18-22) à souligner qu’Aristote ne cesse de prendre en compte, quoi qu’on ait pu en dire, les conditions pratiques de la représentation sur la scène, les moments où il s’en abstrait pour envisager une « simple lecture » ne constituant que des hypothèses d’école17 afin de discriminer ce qui relève proprement de l’art poétique et ce qui tient à son actualisation matérielle : la Poétique de P. Destrée dégonfle ainsi le fantasme d’un Aristote ennemi du spectacle18 et renoue de manière bienvenue avec l’histoire du théâtre antique.
Principes de traduction & questions d’interprétation
11Outre quelques coquilles, impropriétés ou bizarreries, qu’une réédition permettra sûrement de rectifier ou clarifier19, signalons pour terminer quelques points qui, comme dans toute traduction, peuvent susciter l’interrogation ou le débat.
12Le texte grec traduit est celui édité par Rudolf Kassel, avec quelques divergences signalées p. 249-251 : il s’agit essentiellement de restituer au texte des segments que Kassel avait jugés interpolés ou désespérément corrompus, en adoptant le plus souvent des conjectures déjà émises20. P. Destrée n’en propose qu’une seule de son cru : au chap. 18 (1456a2), où les éditeurs hésitent, face à ops donné par les manuscrits, entre restituer opsis et corriger en hè haplè, Destrée choisit de ne pas trancher et suggère de lire hè haplè <…> opsis en postulant une brève lacune, tout en relevant honnêtement (n. 219) les difficultés que soulève cette conjecture — le passage pose de toute façon des difficultés sans doute impossibles à trancher avec certitude, et tout traducteur de la Poétique en est parfois réduit à n’interpréter que des conjectures.
13Quant aux principes de la traduction, P. Destrée se justifie d’employer parfois des doublets (par exemple « grave et sérieux » pour spoudaios, p. 38), ainsi que de n’avoir pas recherché une traduction littérale et constante de chaque mot grec par un même équivalent français (p. 85) : c’est ainsi que lexis, selon les contextes, se voit traduit tantôt par « langage », tantôt par « mot », ou « expression » (ou « expression langagière »), ou « figure de style » — et même une fois par « récitation » (chap. 17, 1455a22). Il en va de même pour mimèsis (voir p. 26-27), le plus souvent traduit par « représentation », mais parfois par « imitation », et une fois par un doublet « imitations et représentations » (chap. 4, 1448b9) ; pour pathos, qui oscille entre « émotion », « fait de violence » (évoquant, sans être équivalent, « l’effet violent » de R. Dupont-Roc et J. Lallot) et, une fois, « expériences subies21 » ; ou encore pour drôntes/prattontes, traduit au début du chap. 6 d’abord par « acteurs » (1449b26), puis par « agents » quand cette première traduction ne peut plus convenir (1449b37) : une traduction unique par « agents » ou « actants », certes plus technique, aurait éventuellement permis d’éviter ces fluctuations. Bref, l’objectif de lisibilité est atteint en assumant son prix, à savoir une rupture dans la cohérence terminologique aristotélicienne : il serait difficile de proposer ici au lecteur un index des notions bilingue et réversible entre français et grec, comme le fait l’édition de R. Dupont-Roc et J. Lallot.
14Quelques choix de traduction peuvent ponctuellement poser question :
15- La traduction de dianoia par « raisonnement » ne convient qu’à la première partie de la définition qu’en donne Aristote (1450a6-8, p. 105 : « par “raisonnement”, je veux dire ce qu’on trouve dans les parties où ils parlent pour démontrer quelque chose ou pour énoncer une maxime générale »).
16- La traduction dissymétrique du couple philia/echtra par « lien de parenté/sentiment de haine » est plus embarrassante que ne le serait, par exemple, « proximité/hostilité ».
17- La traduction de apo tès autès physeôs (chap. 17, 1455a30) par « c’est parce que nous avons tous la même constitution naturelle que… » reprend le sens donné par la traduction de Stephen Halliwell (« since a natural affinity makes… »)22, mais bien d’autres interprètes préfèrent comprendre « à égalité de dons naturels », ce qui donne à cette phrase (dont le grec est ambigu) un sens probablement plus satisfaisant.
18- La traduction d’alogon par « totalement incompréhensible » (scil. pour le public) me semble malheureuse : il ne s’agit certes pas non plus de l’« irrationnel » dans l’absolu, mais de ce qui demeure en pratique « inexpliqué » dans le cours d’une pièce23.
19- Il est curieux d’écrire (p. 49) que peripeteia est « souvent mal traduit par “péripétie” », puisqu’il ne s’agit pas d’une traduction mais d’un emprunt direct à la Poétique : le terme a fait son entrée en français par l’intermédiaire des poéticiens (Vauquelin de La Fresnaye, puis d’autres dont Corneille), et le fait que sa diffusion dans notre langue ait élargi son sens technique d’origine ne l’efface pas pour autant.
20- Concernant la nature paradoxale du plaisir tragique (p. 67-68), P. Destrée retient, comme la plupart des commentateurs modernes, l’interprétation « esthétique » liée à la dialectique entre illusion référentielle et distanciation par rapport à la fiction. Mais il n’en fait pas la clé de son interprétation de la catharsis (p. 68-77)24, puisqu’il part au contraire d’une acception physiologique du terme (« excrétion »), ensuite tirée vers le sens figuré plus abstrait d’« expression » (un saut qui pourrait être justifié plus explicitement). P. Destrée qualifie cette interprétation de « minimaliste » (p. 72 et 76), et elle l’est de fait davantage que les lectures proprement « physiologiques25 ». Dans l’unique occurrence du terme au cours du traité, cette hypothèse exégétique donne lieu à une traduction par une forme de doublet (chap. 6, 1449b27-28) : « elle offre un exutoire pour l’expression de telles émotions ». Cette formulation n’est pas sans entraîner par ricochet quelques inconvénients : d’une part le terme « exutoire », si on le déconnecte des explications introductives26, pourrait risquer de remettre à flot l’épave de la catharsis « morale » ou « édifiante » ; d’autre part, quelques lignes plus loin, lexis est traduit par « expression langagière », ce qui pourrait conduire le lecteur sur une fausse piste en laissant croire que la notion d’« expression » joue un rôle central dans l’articulation entre l’activité poétique et sa réception.
21- Enfin, à propos d’une difficulté exégétique dans la conciliation entre le chap. 13 (la meilleure tragédie finit mal) et le chap. 14 (le meilleur type de pathos est celui où la reconnaissance intervient juste avant l’acte irréparable et l’empêche), P. Destrée adopte (p. 55-56) une hypothèse interprétative de Dacier27 plutôt que l’alternative proposée par Lessing (Dramaturgie de Hambourg, 38e livraison), laquelle est présentée allusivement (p. 54 : « selon d’autres interprètes ») et réfutée par une évaluation assez subjective des cas de figure les plus efficaces émotionnellement et scéniquement (mais Corneille en défend une autre, et rien n’empêcherait d’en juger encore différemment). Sur ce point, on se reportera plutôt à V. Goldschmidt28, qui dégonfle les postures polémiques en montrant comment la solution de Lessing prolonge en vérité l’intuition de Dacier.
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22Ces débats ne retiendront l’attention que des spécialistes : ils montrent néanmoins combien la Poétique est un texte si multiforme qu’en rendre compte réclame d’associer des compétences fort diverses — de philologue, de philosophe, d’historien et de théoricien de l’art, de la littérature et du théâtre — qui se trouvent globalement réunies dans cette édition. La Poétique de P. Destrée n’est sans doute ni parfaite ni définitive, mais ce serait demander l’impossible — et serait-ce même souhaitable ? En dépoussiérant Aristote à l’usage des lecteurs d’aujourd’hui, elle promet en tout cas de nourrir, dans tous les champs du savoir, les recherches sur ce livre à la complexité inépuisable.