Retraduire et interpréter la Poétique
1Pour moins de sept euros, le public francophone dispose désormais d’une nouvelle traduction de la Poétique d’Aristote, accompagnée d’une longue présentation (78 p.), d’une « Note sur la présente édition », de nombreuses notes au texte (35 p.), d’une liste de divergences de lecture par rapport à l’édition du texte grec par Rudolf Kassel1, d’une bibliographie et d’un index, le tout réalisé par un chercheur, comme l’on dit, internationalement reconnu, spécialiste de cet ouvrage, Pierre Destrée2. Ce travail est évidemment bien plus à jour que celui de Roselyne Dupont-Roc et de Jean Lallot3, qui reste la référence pour les francophones, bien que paru il y a désormais plus de quarante ans. Mais est-ce un bon travail ? Répond-il à ce que les étudiants, enseignants, chercheurs et lecteurs curieux sont en droit d’attendre ?
2Je ne le cacherai pas, je ne suis pas un juge impartial (si cela existe et si cela est souhaitable), ayant moi-même consacré de nombreux travaux à la Poétique d’Aristote. Destrée et moi nous connaissons depuis longtemps, et notre désaccord sur de nombreux points d’interprétation est notoire4. Je dirai tout de suite mes deux critiques principales : sa traduction est trop libre, et son interprétation générale est contradictoire.
I. La traduction : Poét. 6
3Dans sa Note sur la présente édition, Destrée donne quelques indications sur les principes de sa traduction :
De tous les traités d’Aristote qui nous sont parvenus, la Poétique est le plus traduit en langues modernes, et le français n’y fait pas exception. J’ai tâché pour ma part de rendre ce texte difficile le plus lisible possible pour un lecteur du XXIe siècle qui ne connaît pas forcément le grec. Pour ce faire, j’ai évité toute traduction littérale, et j’ai le plus souvent opté pour des choix de traduction qui tiennent compte du contexte d’énonciation. Ainsi le terme lexis veut-il dire, selon les contextes, « langage », « mot », « expression » ou « figure de style » ; le traduire par une seule de ces terminologies, par exemple « expression », rendrait de nombreux passages inutilement obscurs. Si je crois avoir traduit tous les mots (y compris les très nombreuses particules, qui elles, aussi, peuvent avoir un sens très différent selon le contexte d’énonciation), je n’ai jamais hésité à ajouter l’un ou l’autre terme qui n’a pas d’équivalent explicite dans le texte grec, souvent fort elliptique5.
4Je partage ces principes avec réserve. Certes, on ne saurait revendiquer une traduction littérale, mais une traduction libre, non plus. En outre, si on dispose d’un mot qui possède la même pluralité de significations que le terme grec, il n’y a pas de raison de ne pas toujours l’utiliser. Or c’est le cas pour la traduction de la famille de mots qui désigne la notion la plus importante de la Poétique, celle du verbe grec μιμέομαι. Destrée traduit ce verbe le plus souvent par « représenter » et quelquefois par « imiter »6, mais, d’une part, ce dernier comporte les trois grandes acceptions de μιμέομαι, à savoir « simuler », « reproduire » et « se faire l’émule de » et, de l’autre, « représenter » ne tranche pas entre les deux premières, sans parler de son emploi théâtral, qui peut créer confusion7. D’ailleurs, le fait de choisir entre ces trois acceptions devient problématique en Poét. 4, 1448b 5-9, car cela prive le lecteur de l’occasion de réfléchir sur la cohérence ou non des propos de l’auteur. En revanche, je suis d’accord sur la nécessité de tout traduire, sauf que Destrée se trompe sur soi-même. En Poét. 4, 1448b 4-5, après αἰτίαι δύο (« deux causes »), sa traduction omet τινες, qui confère ici un sens d’approximation au numéral (« quelque ») et relativise ainsi l’importance de la question de l’identification précise des deux causes de l’engendrement de la technique de composition (ainsi je traduis ποιητική8), alors que Destrée y voit un problème interprétatif majeur9. Je trouve légitime aussi d’ajouter des mots dans une traduction et même, à la limite, de traduire un même mot par deux mots (procédé courant dans le passé), comme dans le cas de « grave et sérieuse », qui traduit σπουδαίας dans la définition de la tragédie, en Poét. 6, 1449b 2410. Mais traduire μιμήμασι, en 4, 1448b 9, par « aux imitations et aux représentations »11 est non seulement inutile (si cela vise à faire comprendre qu’il peut s’agir aussi bien des « œuvres d’art » que de l’imitation des cris d’animaux12) mais aussi contre-productif, car cela peut induire en erreur le lecteur : au-delà du problème de différentes acceptions déjà soulevé, on peut penser qu’Aristote se réfère aussi au plaisir de réaliser des imitations (en fait, des simulations), alors qu’il ne pense qu’au plaisir du spectateur, comme l’indique clairement la suite.
5Afin de donner une évaluation globale de la traduction de Destrée, je me concentrerai sur un passage, mais un passage de taille : le début du chapitre 6 de la Poétique, où Aristote formule sa définition de la tragédie.
Nous allons traiter plus tard de l’art de la représentation épique et de la comédie. Maintenant, revenons à la tragédie. Voici la définition de son essence telle qu’elle résulte de ce qui vient d’être dit : la tragédie est la représentation d’une action grave et sérieuse qui forme un tout complet et possède une certaine amplitude ; elle est écrite dans un langage attractif dont chacune des formes est utilisée séparément dans les différentes parties de l’œuvre ; elle est exécutée par des acteurs et pas au moyen d’un récit ; en suscitant pitié et peur, elle offre un exutoire pour l’expression de telles émotions13.
6Quiconque a en tête le texte grec remarquera immédiatement la grande liberté de la traduction de ce passage, ce qui vaut aussi pour le reste de la traduction de Destrée d’une manière générale.
7Par exemple, au début déjà, Destrée écrit : « Maintenant, revenons à la tragédie. Voici la définition de son essence telle qu’elle résulte de ce qui vient d’être dit ». Cette traduction ne permet pas de savoir avec certitude le texte lu. Mais, puisque ce passage n’est pas mentionné dans la liste des divergences par rapport à l’édition de Kassel14, qui a ἀναλαβόντες, « en reprenant », on peut légitimement attribuer à Destrée la lecture de ce terme. Dans ce cas, le texte dirait plutôt : « Mais parlons de la tragédie, en en reprenant (ἀναλαβόντες) la définition de l’essence qui... ». Destrée atténue ainsi la difficulté qui consiste à trouver, dans les pages précédentes, une anticipation de tous les éléments évoqués dans la définition, notamment dans la clause finale, que nous verrons dans un instant.
8Un autre exemple : la phrase « elle est écrite » ne correspond à rien dans le texte grec. Si avancé que soit le processus de « littérarisation » à l’époque, l’écriture serait-elle un élément essentiel de la tragédie ? Où est-ce qu’Aristote fait cette restriction, avant ou après la définition ? Étonne surtout la clause finale : « en suscitant pitié et peur, elle offre un exutoire pour l’expression de telles émotions ». En effet, elle opère une expansion et une transformation surprenantes du texte original. D’abord, « en suscitant » ne correspond à aucun verbe dans le texte grec, où les équivalents de « pitié » et de « peur » se trouvent au génitif, régis par la préposition διά, « à travers » (δι ̓ἐλέου καὶ φόβου). Ensuite, « elle offre » est censé traduire un verbe au participe féminin qui n’a pas ce sens, bien que sa signification exacte soit objet de débat parmi les spécialistes : περαίνουσα, « en accomplissant ». Enfin, « un exutoire pour l’expression » devrait rendre τὴν [...] κάθαρσιν, c’est-à-dire simplement le substantif κάθαρσις — habituellement traduit par « purification » ou « purgation » – à l’accusatif et précédé d’un article défini. Même si on tient compte des principes de traduction qu’affiche Destrée, ce qu’il fait avec la clause finale dépasse toute limite acceptable.
9La Présentation est censée fournir l’interprétation qui justifie une telle traduction.
10Après avoir brièvement traité quelques grandes interprétations de la « catharsis des émotions » tragique, notamment les interprétations médicale et éthique, Destrée propose la sienne, censée être « à la fois plus minimaliste et plus englobante », plus englobante en ce sens qu’elle tient compte aussi de la catharsis comique15. Destrée rappelle d’abord des témoignages anciens, ceux des néoplatoniciens Jamblique et Proclus. Sans se rendre compte de l’incongruité de ses propres mots, Destrée affirme : « s’il est difficile de dire quelle était exactement leur connaissance d’Aristote sur ce point, il n’y a cependant aucune raison de mettre en doute leur témoignage »16. Même profession de foi pour le Tractatus Coislinianus : « s’il est exagéré de le tenir pour un fidèle résumé du second livre de la Poétique, il n’y a pas de raison non plus d’en rejeter totalement le témoignage »17. Destrée rappelle ensuite que l’usage le plus fréquent de κάθαρσις chez Aristote se trouve dans le corpus biologique18, où ce terme est utilisé surtout pour les menstrues, mais également pour l’éjaculation, le sang menstruel étant d’ailleurs considéré comme l’analogue féminin du sperme masculin. « Cet emploi, continue Destrée, est donc assez déconcertant quand on sait que la catharsis signifie normalement la purgation ou la purification d’une substance nocive. Sauf que, et c’est sans doute la raison pour laquelle Aristote l’utilise, il s’agit dans ces deux cas de fluides qui, s’ils n’étaient pas évacués régulièrement, pourraient causer des maladies ou un délitement du corps entier ». Destrée concède qu’« on ne saurait appliquer directement cette signification à notre cas des émotions tragiques et du rire », mais il croit pouvoir se servir d’un passage des Problèmes19 — un ouvrage de l’école d’Aristote — qui explique le chatouillement par une analogie avec l’éternuement. Sans se poser le moindre problème sur la légitimité de sa propre démarche, Destrée écrit alors :
Lue à partir de ce passage, la définition <de la comédie> donnée par le Tractatus Coislinianus, à première vue étrange, pourrait assez bien s’expliquer : « […] accomplir à travers le plaisir du rire la catharsis du rire » n’a peut-être pas d’autre sens que le fait de permettre l’expression du rire en tant que telle20. Bref, la comédie n’aurait d’autre but que l’expression du rire, sans qu’il faille voir là de connotation médicale ou éthique. Une telle compréhension, neutre et minimaliste, de ce phénomène s’applique parfaitement bien au cas des émotions tragiques également : la catharsis de peur et de pitié ne serait peut-être rien d’autre que l’expression de ces émotions. Plus précisément, en suscitant ces émotions au moyen de l’intrigue (qui culmine dans la reconnaissance après coup que la personne tuée par le héros était son propre parent), la tragédie permet l’expression de ces émotions, ce qui se fait concrètement par le flux des larmes et les cris de peur et de lamentation. Et le fait qu’Aristote précise, dans le passage des Politiques où il est question d’une catharsis musicale, que cette catharsis « procure un plaisir de soulagement » trouve tout son sens au théâtre : après avoir bien ri ou abondamment pleuré, les spectateurs d’une comédie ou d’une tragédie se sentent soulagés. Enfin, cette lecture a l’avantage de ne pas être en porte-à-faux avec le but général qu’Aristote assigne à la tragédie et à la comédie, celui d’être une activité de loisir. Au théâtre, nous pouvons faire l’expérience de nos émotions de peur et de pitié pour elles-mêmes et y prendre du plaisir ; en assistant à une comédie, nous faisons l’expérience du rire où tout n’est que plaisanterie et blague.
On considérera peut-être qu’une telle lecture est trop minimaliste, d’autant que, dans le cas d’une catharsis biologique, il s’agit d’expulser des fluides qui, s’ils sont retenus dans le corps, pourraient lui nuire. Et il en va peut-être de même dans le cas de la catharsis musicale : s’il est vrai que la catharsis qui doit s’appliquer aux gens qui ne sont pas pathetikoi ne saurait être médicale, on voit mal comment on pourrait ne pas la considérer aussi, d’une manière ou d’une autre, comme offrant un certain bénéfice. Si l’on doit tenir compte de ces deux aspects, je propose donc de traduire cette catharsis, dans le cas du théâtre, par « exutoire » : le théâtre tragique offre un exutoire pour l’expression de nos émotions de peur et de pitié ; la comédie, un exutoire pour l’amusement et le rire. Mais dans cet « exutoire », il ne faut pas voir quelque chose comme la guérison d’un état émotionnel déséquilibré ou d’un vécu émotionnel traumatique. Il s’agit, beaucoup plus simplement, de reconnaître que nos émotions de peur et de pitié ainsi que notre propension à rire ont besoin de s’exprimer et que le lieu idéal pour le faire est le théâtre21.
11En fait, la lecture de Destrée de la clause finale de la définition de la tragédie est tout sauf « neutre et minimaliste ». D’abord, elle n’est qu’une variante de l’interprétation médicale. Ensuite, elle exige non seulement que le nom κάθαρσις signifie à la fois deux choses différentes, à savoir ce qui permet de se soulager (l’exutoire) et la sortie de ce qui gêne (l’expression des émotions), mais aussi que ce mot indique la destination de la première pour la seconde, vu qu’on a une katharsis pour une katharsis. Enfin, alors que Destrée22 objecte à Martha Nussbaum — qui défend une version intellectualiste de l’interprétation éthique et voudrait lire κάθαρσις, ici, comme « éclaircissement » — que, dans ce sens du mot, ce serait un hapax, il propose, lui-même, un double hapax — sans compter la signification qu’il attribue au verbe περαίνω.
12J’ai récemment réagi à une autre traduction impossible de la clause finale, celle de G.R.F. Ferrari, qui propose une énième interprétation de la katharsis tragique, qui a d’ailleurs des points communs avec celle de Destrée23. Le titre de mon article, « Catharsis : quousque tandem... ? », fait évidemment référence à la phrase initiale de la première Catilinaire de Cicéron (« Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? ») et est symptomatique de mon exaspération. En effet, tout en étant au courant des arguments en faveur de la suppression de la clause finale de la définition de la tragédie en Poét. 6, mais sans en tenir vraiment compte, certains collègues s’obstinent à essayer de donner un sens à la présence de la katharsis dans cette définition et sont prêts à élaborer les interprétations les plus incroyables. De cette manière, ils se condamnent pourtant à la situation paradoxale où, pour sauver le sacro-saint texte, ils sont obligés de lui faire dire des choses que ce texte ne saurait dire.
13Destrée semble être aveugle aux nombreux problèmes que pose la clause finale. Par exemple, si le terme παθήματα appartenait bien à la définition de la tragédie, il pourrait ou devrait avoir plutôt le sens d’« évènements », car c’est le sens de sa seule autre occurrence dans la Poétique, et il est sans doute un des plus courants ailleurs, avec celui de « propriétés »24. Au demeurant, les substantifs ἔλεος et φόβος peuvent, eux aussi, se référer à des évènements dans la Poétique, c’est-à-dire à un fait capable de susciter pitié et à un fait capable de susciter peur, respectivement25. Et même si on admettait, d’une part, que les substantifs ἔλεος, φόβος et παθήματα se réfèrent, ici, à des émotions et, d’autre part, que le verbe περαίνω et le substantif κάθαρσις peuvent avoir les significations que leur attribue Destrée, il y aurait tout lieu de se demander la raison pour laquelle Aristote n’a pas simplement dit quelque chose comme περαίνουσα τὴν ἐλέου καὶ φόβου κάθαρσιν, selon une traduction à la Destrée, « offrant un exutoire pour l’expression de la pitié et de la peur » ? Je veux dire, pourquoi dire δι ̓ἐλέου καὶ φόβου, selon la traduction de Destrée, « en suscitant pitié et peur », avant la phrase finale ? Cette question s’impose d’autant plus que, d’après Destrée26, le texte implique « qu’il peut y avoir d’autres émotions que la peur et la pitié, comme le “sentiment d’humanité”27 ». Dans ce cas, d’ailleurs, pourquoi ne pas avoir dit « à travers pitié, peur et d’autres émotions », ou bien, à la Destrée, « en suscitant pitié, peur et d’autres émotions » ?
14Puisqu’en Poét. 9, dans un passage qui semble reprendre la définition de Poét. 6 tout en la précisant, la tragédie sera dite être une imitation de faits capables de susciter peur et pitié (φοβερῶν καὶ ἐλεεινῶν)28, s’il devait y avoir une référence quelconque à la pitié et à la peur dans la définition, elle devrait consister en une qualification de l’action dont la tragédie est une imitation, c’est-à-dire qu’on devrait avoir « capable de susciter peur et pitié » après « d’une action sérieuse » ou, mieux, à la place de « sérieuse », vu que le sérieux ou la gravité y sont impliqués. Or, si on attribue à Aristote, comme le sous-entend Destrée, la thèse selon laquelle l’imitation d’une action capable de susciter pitié et peur est, elle aussi, capable de susciter pitié et peur (thèse vraie, du moins dans un certain sens29), on ne voit pas le moindre besoin de mentionner une katharsis, surtout s’il s’agit du simple fait de susciter des émotions.
15En outre, non seulement la présence du mot κάθαρσις avec ce double sens proposé par Destrée va à l’encontre de Topiques VI 2, qui condamne l’usage de métaphores et de termes inusités et obscurs dans les définitions, mais, lue de cette manière, la mention de la katharsis requiert tout de même une explication, peut-être même plus d’explication que dans d’autres lectures, alors qu’il n’y en a aucune dans la suite de Poét. 6, qui est pourtant consacrée à l’élucidation des différents éléments de la définition. Au-delà des problèmes liés à la traduction de la clause finale, elle-même, il reste en effet le problème de son insertion dans le contexte de la définition, du chapitre 6 et de la Poétique dans son ensemble, que Destrée ne se pose pas vraiment30. Or, sur cette katharsis, dans le reste de cet ouvrage, avant et après la clause finale, il y a un silence absolu.
16Bref, toute cette contorsion exégétique autour de la clause finale de la définition de la tragédie est un indice du degré de désespoir des commentateurs qui entendent sauver cette clause contre ceux qui, comme moi, considèrent le texte comme corrompu. À ce propos, Destrée se limite à écrire dans une note à sa Présentation :
Afin de mettre fin à ce débat, certains ont récemment suggéré de tenir l’ensemble de l’expression, « catharsis de telles émotions », pour une interpolation ; c’est une suggestion qui n’a aucun réel support philologique. Voir surtout les travaux de C. Veloso qui défendent cette approche (2007 ; 2018) ; pour une critique (à mon avis dévastatrice) de cette hypothèse, voir Halliwell (2011, p. 260-265)31.
17D’abord, il est assez surprenant que Destrée ne mentionne pas Gregory Scott, notamment son article paru dans OSAP en 200332, qui est le premier à avoir jeté le soupçon non seulement sur l’expression τὴν τῶν τοιούτων παθήματων κάθαρσιν, mais sur toute la clause finale.
18Ensuite, Destrée donne l’impression que Veloso 201833 ignore les remarques de Halliwell 201134 . En effet, il omet de dire que Veloso 2018 répond à toutes les objections que Halliwell 2011 adresse à Veloso 200735. Qui plus est, Veloso 2018 formule plusieurs objections contre Halliwell 2011 — elles, vraiment dévastatrices36. Bien entendu, Destrée est censé le savoir car il a fait un compte rendu de Veloso 201837.
19Enfin, en disant que ma suggestion « n’a aucun réel support philologique », Destrée reprend un de ses articles38, qui reprend, à son tour (sans le dire), une remarque orale de Marwan Rashed39 : le problème de la présence de κάθαρσις dans la définition de la tragédie ne serait pas vraiment philologique, mais plutôt psychologique, car il s’agit de s’interroger sur la dose d’inexpliqué, d’incongru, de brutal, d’énigmatique, que l’on est prêt à admettre de la part d’Aristote. Mais Rashed a sans doute changé d’avis ensuite, vu que, dans un article, il a proposé, lui-même, une correction du texte40 et compte tenu de ce qu’il dit dans la Préface qu’il a écrite pour mon livre41. De toute manière, je réplique avec une question rhétorique : que reste-t-il encore du travail philologique une fois qu’on a fait abstraction de ce genre de problèmes « psychologiques » ?42 Quoi qu’il en soit, Destrée n’est pas cohérent. Voici pourquoi.
20Revenons à sa traduction de la définition de la tragédie. À la ligne 1449b 23, Destrée semble lire ἀναλαβόντες, comme nous l’avons vu. Or c’est ἀπολαβόντες, « en isolant »43, la leçon des deux principaux codices grecs, à savoir le Parisinus graecus 1741 (A) et le Riccardianus 46 (B), tandis que ἀναλαβόντες est une conjecture de Jacob Bernays acceptée par Kassel, suivi par la dernière édition du texte grec, à savoir celle de Leonardo Tarán44, pour qui ἀπολαβόντες « does not yield the right meaning »45. Toutefois, le verbe ἀπολαμβάνω réapparaît en Poét. 23, 1459a 35, selon un emploi compatible avec le contexte de Poét. 6. En outre, selon Dimitri Gutas46, la version arabe — qui dépend de la version syriaque — indique que le manuscrit grec utilisé pour cette dernière (Σ) avait, lui aussi, ἀπολαβόντες. Quant à la version latine de Guillaume de Moerbeke, selon Tarán47, bien que sumentes traduise vraisemblablement ἀναλαβόντες, elle ne permet pas d’établir avec certitude la leçon du manuscrit grec (Φ) car sumo traduit aussi λαμβάνω en 14, 1453b 15 et 18, 1456a 14. En fait, même si Moerbeke emploie absumo en 1459a 35, la présence de sumentes en 1449b 23 ne nous oblige pas à supposer que Φ avait ἀναλαβόντες : il pouvait avoir le préverbe ἀπο- désormais illisible ou simplement λαβόντες, ou bien le traducteur a aplani le sens de ἀπολαμβάνω. De toute manière, puisque le double échange de lettres requis ne s’explique facilement ni en majuscules ni en minuscules, et compte tenu du stemma de Tarán48, si Φ avait ἀναλαβόντες, cette leçon serait sans doute due à une correction conjecturale. Quel serait alors le « réel support philologique » pour l’acceptation de la conjecture de Bernays sinon le sens ?49 Mais, en l’occurrence, le sens n’exige pas vraiment la correction (bien au contraire), qui apparaît ainsi injustifiée50.
21Bref, Destrée peut tranquillement congédier — sans véritable nécessité — une leçon unanime, mais il crie au scandale quand on veut toucher, quelques lignes après, la clause finale de la définition de la tragédie, où il n’y a même pas unanimité dans la tradition manuscrite et sur laquelle on discute depuis des siècles sans parvenir au moindre consensus. Décidément, deux poids, deux mesures.
II. L’interprétation : loisir et katharsis
22De toute manière, son interprétation générale est intenable, car elle est contradictoire. D’une part, Destrée semble soutenir encore la thèse traditionnelle selon laquelle « la fin de la tragédie serait de réaliser une catharsis des émotions »51. D’autre part, maintenant Destrée admet que « le but général qu’Aristote assigne à la tragédie et à la comédie » est « celui d’être une activité de loisir »52. Sauf à pouvoir faire coïncider loisir et katharsis, il y a contradiction. Or loisir et katharsis ne coïncident absolument pas53. Donc il y a contradiction. Bien entendu, on pourrait imputer cette contradiction à Aristote lui-même, mais on peut éviter de le faire si on accepte la thèse de l’interpolation. Certes, la tragédie pourrait servir à plus d’une finalité (ce qui est tout à fait conforme à la pensée d’Aristote, comme nous le verrons), mais, si une seule de ses finalités devait être mentionnée dans la définition de son essence, ce devrait certainement être le loisir, et non pas la katharsis, de sorte qu’on ne voit pas de raison de vouloir conserver sa mention dans la clause finale. Nul doute, la mention même d’une finalité dans la définition ferait de cette finalité la plus importante. Sauf à penser que cette mention reflète une idée courante, qui ne correspond pas à la position d’Aristote, mais, dans ce cas, pourquoi ne mentionner que cette finalité ?
23À propos du loisir, Destrée remarque dans une note à sa Présentation :
L’importance du loisir dans la conception aristotélicienne de la poésie a déjà été défendue par d’autres interprètes, notamment Y. Lee Too (1998), M. Heath (2014), G. R. F. Ferrari (2019) et surtout C. Veloso (2018) : mais ce dernier conçoit ce loisir comme un exercice purement intellectuel, et donc le plaisir de la tragédie comme étant de cette nature, ce qui semble aller contre l’insistance d’Aristote sur le pouvoir de la tragédie qui consiste à produire des émotions, et donc du plaisir émotionnel54.
24Depuis longtemps, je soutiens55, sur la base de Pol. VIII et de Poét. 4, qu’aux yeux d’Aristote le meilleur (mais, nota bene, non pas le seul, contrairement à ce que suggère Destrée) usage possible d’une composition tragique et des autres produits imitatifs par leur public serait celui d’un passe-temps, διαγωγή, dont le but serait le loisir, σχολή. Dans ses travaux plus récents, Destrée semble avoir enfin accepté cette thèse56, mais il a encore du mal à comprendre ce que serait exactement ce passe-temps, tout comme Ferrari57, qui le confond carrément avec la katharsis, en fait avec le jeu, dont le but est la détente. Par exemple, Destrée reconnaît que ce passe-temps/loisir consiste en l’activité de la pensée dite « théorétique », mais il la mélange avec l’appréciation de la beauté, laquelle concerne la perception58 ; qui plus est, il croit pouvoir ramener à ce loisir un supposé « plaisir pour les émotions elles-mêmes », comme nous l’avons vu ; d’ailleurs, on ne comprend pas très bien comment concilier ce que Destrée affirme dans la Présentation de sa traduction de la Poétique et ce qu’il soutient ailleurs à propos de la musique ; je reviendrai sur tout cela. C’est pourquoi ces commentateurs m’accusent de vouloir trop intellectualiser ce passe-temps/loisir. En les lisant, on a l’impression que, pour eux, j’imagine que ce passe-temps/loisir consiste en des activités théoriques très élaborées. En réalité, je soutiens que l’essentiel de ce passe-temps/loisir serait quelque chose qui reste même en deçà de la « culture »59 ou de la « critique » des « connaisseurs »60 qu’ils prêtent à ces notions aristotéliciennes. Je vais essayer de l’expliquer, quitte à répéter des choses que j’ai déjà écrites ailleurs.
25Une question préalable. Sans doute comme réplique à la question principale de mon livre, Pourquoi la Poétique d’Aristote ? Destrée soulève la question de savoir « à qui donc Aristote s’adresse-t-il en écrivant ce traité ? »61, et il répond que « ce traité s’adresse surtout à des lecteurs qui veulent apprendre à pouvoir juger de la qualité, ou de la “réussite” de telle ou telle œuvre poétique », peut-être pour pallier un « manque d’expérience dans la composition poétique » chez les citoyens « dans le monde réel d’Athènes où Aristote écrit son traité », et « non dans le monde idéal de la cité parfaite décrite dans les Politiques »62. En effet, « même dans la cité idéale, soutient Destrée, il serait étrange d’imposer l’enseignement de la composition poétique à tous les enfants, elle qui exige un don naturel qui, par définition, n’est pas donné à tous ». En fait, ce sont ces remarques de Destrée qui sont étranges. D’abord, ce manque d’expérience de composition. Les lettres font bien partie des disciplines traditionnelles63, et cet enseignement peut très bien prévoir quelques exercices de ce genre ; d’ailleurs, nos enfants en font à l’école, aujourd’hui. Bien sûr, le fait que tous ne soient pas naturellement doués au même degré n’empêche nullement qu’ils s’y adonnent, surtout si le but n’est pas de faire de ces enfants des compositeurs d’exception ; et ce n’est certainement pas le but d’Aristote, qui s’oppose fermement à un enseignement professionnalisant de la musique64. Ensuite, la possibilité que la Poétique puisse pallier ce supposé manque d’expérience de composition. La Poétique semble offrir surtout une connaissance des causes universelles des compositions et de leur réussite. Autrement dit, elle offre un enseignement technique et scientifique plutôt que de l’expérience, qui constitue une connaissance des faits particuliers65. Or comment une telle connaissance pourrait-elle pallier un manque d’expérience pratique ? La Poétique semble au contraire présupposer sinon une expérience pratique au moins une familiarité avec les compositions, ce que les citoyens athéniens en général devaient posséder en quantité suffisante. En réalité, la bonne réponse à la question « à qui ? » est assez évidente car la Poétique a tout l’air d’être un ouvrage acroamatique, c’est-à-dire qu’elle s’adresse (d’abord) aux membres de l’école66, et non pas à l’ensemble des citoyens athéniens, qui précisément ne s’intéressent pas forcément aux causes profondes des compositions en général et de leur éventuelle réussite. Bref, l’« intellectualisme » et l’« idéalisme » ne sont pas là où on les croit.
26Quoi qu’il en soit, que ce passe-temps soit (surtout) intellectuel, c’est d’abord le texte de Pol. VIII 5 qui le suggère :
[1] En effet, à propos de celle-ci [i.e. la musique], il n’est pas facile de déterminer (a) quel est son pouvoir, ni (b) en vertu de quoi il faut que les enfants y prennent part, c’est-à-dire si (1) [c’est] en vue du jeu et de la détente (παιδιᾶς ἕνεκα καὶ ἀναπαύσεως), comme dans le cas du sommeil et de l’ivresse (car en soi ces choses ne sont même pas parmi les choses bonnes (σπουδαίων), mais [elles sont] agréables et en même temps « font cesser les soucis », comme le dit Euripide [Bacch. 374-386] ; c’est pourquoi les gens la [i.e. la musique] rangent et se servent de toutes ces choses de manière semblable : sommeil, ivresse, musique ; et parmi celles-ci ils insèrent aussi la danse) ; ou [s’]il faut penser plutôt que (2) la musique concerne en quelque sorte la vertu (πρὸς ἀρετήν τι τείνειν), dans la conviction que, comme la gymnastique procure une certaine qualité au corps, de même la musique est capable de donner une certaine qualité au caractère, en [l’]habituant à pouvoir jouir correctement ; ou encore, [qu’] (3) elle apporte quelque chose au passe-temps et au discernement (πρὸς διαγωγήν... καὶ πρὸς φρόνησιν), car ceci doit être posé comme le troisième des [buts] mentionnés67.
27Comme l’on peut constater, Aristote ajoute à la locution πρὸς διαγωγήν, « pour le passe-temps », le syntagme καὶ πρὸς φρόνησιν, « pour le discernement » (ici au sens général du terme, et non pas au sens technique d’excellence de la pensée pratique), et il s’agit sans doute d’un hendiadys, d’où « passe-temps intellectuel ». Cela ne veut pourtant pas dire que seul l’intellect est engagé dans le passe-temps. L’activité intellectuelle serait plutôt le but dans lequel on s’engage dans ce passe-temps, qui comporte aussi l’activité perceptive ainsi que toute une série de mouvements et d’attitudes corporels.
28Dans la suite, Aristote dira qu’il faut tenir compte de ces trois buts, qui sont aussi autant d’usages :
[2] Mais notre investigation principale est [relative à la question de savoir] si (b) l’on doit ou non insérer la musique dans l’éducation [i.e. le cursus des enfants] et (a) quel est son pouvoir, parmi les trois choses dont il est question, c’est-à-dire s’il [i.e. son pouvoir] concerne l’éducation [i.e. la formation à la vertu], le jeu ou le passe-temps. Raisonnablement, elle se classe dans les trois [cases], c’est-à-dire qu’elle semble participer [de ces trois choses]68.
29Cependant, il y a clairement une hiérarchie entre ces trois usages. Puisque la discussion porte sur les jeunes et la pratique de la musique, surtout le chant choral, dans la meilleure constitution, le troisième usage ne fera pas l’objet d’un examen approfondi dans la suite de Pol. VIII. En effet, comme nous verrons dans un instant, le passe-temps concerne surtout les adultes et la jouissance de la musique, car il concerne le bonheur, c’est-à-dire la vie qu’on juge bonne et donc souhaite, et « ce qui est fin ne convient à aucun être inachevé »69. Et pourtant, dans le passage [1], les trois buts sont présentés dans un ordre d’importance croissante : jeu, formation à la vertu (éducation morale) et passe-temps intellectuel. Certes, Aristote ne dit pas ce en quoi consiste exactement ce passe-temps, mais il en fournit quelques indications précieuses et même un exemple.
30En Pol. VIII 3, le passe-temps est nettement distingué du jeu, quand il s’agit de ce qu’on fait pour avoir du loisir, σχολάζειν70. Ce n’est pas en jouant, soutient Aristote, qu’on a du loisir, car le jeu serait alors la finalité de la vie, ce qui est impossible : il faut se servir des jeux plutôt pour entrecouper les occupations, vu que celles-ci comportent de la fatigue et de la tension, et celui qui se fatigue a besoin de repos, ce qui est la finalité des jeux71. C’est pourquoi il faut introduire les jeux en cherchant le moment opportun pour leur usage, comme si nous les administrions comme un médicament, φαρμακείας χάριν72. Mais on a du loisir plutôt dans des passe-temps, c’est-à-dire dans des actions qui ont leur finalité en elles-mêmes73, comme l’écoute du chant de l’aède pendant les banquets74.
31Voilà donc ce à quoi peut penser Aristote : l’écoute de l’aède. Les citations d’Homère qui contiennent cette référence à l’aède suggèrent qu’avec la notion de passe-temps, Aristote songe aussi sinon surtout à la composition verbale. Certes, la musique tout court — à laquelle Aristote attribue un caractère imitatif également75 — peut constituer un passe-temps intellectuel, mais a fortiori sa composante verbale, ce qui n’est pas sans conséquences pour la Poétique. En revanche, Pol. VIII ne se réfère jamais à un certain type de musique spécifiquement destiné au loisir76. En effet, une chose est de donner l’écoute de l’aède comme un exemple de passe-temps (parmi d’autres, non exclusivement musicaux, d’ailleurs), une autre chose serait de dire que seul un certain type de musique convient au loisir, idée qui ne se trouve nulle part en Pol. VIII.
32Plus loin, Aristote donnera encore des indications et dénoncera, lui-même, la confusion entre jeu et passe-temps, en raison du plaisir, qui accompagne le bonheur sans pour autant coïncider avec le bonheur :
[3] Car le jeu (παιδιά) est pour la détente (χάριν ἀναπαύσεως), et la détente est nécessairement agréable (elle est en effet une certaine thérapie (ἰατρεία τις) de la peine provoquée par les travaux), et, d’un commun accord, le passe-temps doit comporter non seulement le noble (καλόν), mais aussi le plaisir, car l’être heureux se compose de ces deux choses. Or nous disons tous que la musique est au nombre des choses très agréables, aussi bien [la musique] dépourvue [de chant] que celle qui est accompagnée de chant ; Musée, lui aussi, dit que « chanter, pour les mortels, est quelque chose de très agréable ». C’est pourquoi avec raison on l’admet dans les réunions ainsi que dans les passe-temps, puisqu’elle est capable de donner de la joie (εὐφραίνειν), de sorte que, à partir de là aussi, on peut assumer que les plus jeunes doivent être éduqués en musique. En effet, toutes les choses agréables qui sont inoffensives (ἀβλαβῆ) conviennent non seulement pour la fin, mais aussi pour la détente (ἀνάπαυσιν). Puisqu’il arrive aux hommes de vivre rarement selon leur finalité, mais que souvent ils se détendent (ἀναπαύονται), c’est-à-dire qu’ils (καί) se servent des jeux même sans aucun autre motif de plus que le plaisir, il peut être utile de trouver de la détente (διαναπαύειν) dans les plaisirs qu’on tire de la musique. Il est arrivé toutefois que les hommes fassent des jeux une fin ; sans doute parce que la fin comporte, elle aussi, un certain plaisir, mais pas n’importe lequel ; et, en cherchant ce plaisir, ils prennent celui-là pour celui-ci, à cause du fait qu’il a une certaine similitude avec la fin des actions. En effet, la fin n’est choisie pour aucune chose à venir, et de tels plaisirs ne sont en vue d’aucune chose à venir, mais des choses passées, comme, par exemple, des travaux et de la peine77.
33Si ces remarques n’autorisent pas à supposer que ces passe-temps offrent l’occasion de grandes élaborations théoriques, elles empêchent de réduire ce qu’ils offrent à la simple audition — ou à la simple vision, si on songe à d’autres pratiques imitatives. S’il n’en était pas ainsi, on aurait du mal à différencier le plaisir que procure le passe-temps de ce plaisir pour la musique qui est « commun aussi bien à certains animaux qu’à une foule d’esclaves et aux enfants », qu’il faudrait dépasser — ce à quoi devrait contribuer l’apprentissage de la pratique musicale, du moins jusqu’à un certain niveau78 — et qui coïncide sans doute avec ce « plaisir naturel » partagé par les gens « de tous les âges et de tous les caractères »79. Il se peut que ce soit le plaisir de la détente80, ou bien un plaisir qui serait à la base de celui-ci, mais, assurément, ce n’est pas celui du passe-temps, car le but du passe-temps est le loisir du public, et non pas sa détente. On peut écarter la possibilité que le loisir consiste en une activité simplement perceptive pour la raison suivante : ailleurs, Aristote définit le bonheur comme « l’activité de l’âme selon la vertu la meilleure et la plus finale », c’est-à-dire selon l’excellence de la raison d’un adulte81. Nul doute, le bonheur présuppose, du moins chez l’humain, la vie perceptive, avec les affections (plaisir/peine) et les désirs qui s’y rapportent, ainsi que la vie nutritive, mais la bonne vie spécifiquement humaine ne s’y réduit pas. Le loisir concerne donc nécessairement la vie intellective.
34Bien entendu, le terme « loisir », σχολή, ici n’a pas simplement le sens de « temps libre », et, par conséquent, le « non-loisir », ἀσχολία, n’est pas simplement le « travail ». Ce terme désigne aussi une partie de la vie intellective de l’homme82. En ce sens, le loisir est l’exercice même de la pensée dite « théorétique » (ou « contemplative »), alors que le non-loisir coïncide avec l’exercice de la pensée pratique, qui englobe ici la pensée productive83. Autrement dit, le loisir est cette partie de notre vie intellective où notre pensée ne s’occupe pas à raisonner ni sur une action à entreprendre ni sur une production à accomplir, alors que le non-loisir recouvre la partie où notre pensée est aux prises avec l’action et la production. Ainsi, le passe-temps est ce qui nous permet d’exercer notre pensée théorétique, ne fût-ce que de manière minimale.
35La relation hiérarchique entre les trois buts ou usages devrait désormais être claire : 1) le jeu est en vue de la détente, laquelle est, d’un côté, due à des travaux pénibles passés et, de l’autre, conditionnellement nécessaire à la poursuite future de ces travaux, dont fait partie 2) l’éducation, qui à son tour est en vue de l’excellence de caractère et de raisonnement pratique, dont la réalisation est la bonne vie, dont la meilleure partie est 3) le loisir que procure un passe-temps intellectuel.
36La Poétique ne parle pas des trois buts de Pol. VIII, qu’on peut qualifier d’ultimes, mis à part la clause finale de la définition de la tragédie. Mais que les produits imitatifs dont parle la Poétique doivent offrir l’occasion surtout d’un exercice de l’entendement, cela ne fait aucun doute, au vu du début du chapitre 4 de cet ouvrage. Voici le passage, mais non dans la traduction de Destrée :
[5] Mais il y a à peu près deux causes (δύο τινες) qui semblent (ἐοίκασι) avoir engendré la [technique] de composition en général, et celles-ci sont naturelles. En effet, est inné aux hommes le fait d’imiter (τὸ μιμεῖσθαι), dès l’enfance – et [les hommes] diffèrent des autres animaux en cela que [l’homme] est le plus imitatif et réalise ses premiers apprentissages (μαθήσεις) par imitation (διὰ μιμήσεως) ; de même le fait que tous se réjouissent des imitations (μιμήμασι). Un signe de cela est ce qui arrive dans les faits : des choses que par elles-mêmes nous voyons avec peine, nous nous réjouissons d’en regarder les images les plus soignées (ἠκριβωμένας), par exemple, les configurations aussi bien des bêtes les plus ignobles que des cadavres. Et la cause de cela est le fait que la compréhension (μανθάνειν) est une chose très agréable non seulement pour ceux qui s’adonnent au savoir (φιλοσόφοις), mais aussi, de manière semblable, pour les autres, bien qu’ils le partagent dans une petite mesure. C’est pourquoi, en effet, ils se réjouissent de voir les images, car il arrive que, en [les] regardant, ils comprennent, c’est-à-dire qu’ils concluent (μανθάνειν καὶ συλλογίζεσθαι) ce qu’est chaque chose, par exemple, que « celui-ci est celui-là ». Car, s’il se trouve qu’on n’a pas deviné (ἐὰν μὴ τύχῃ προεωρακώς), ce n’est pas une imitation (ουχὶ μίμημα) qui produira le plaisir, mais [c’est] à cause de l’exécution, de la couleur ou pour une autre cause de ce genre84.
37Ce passage est capital. Il situe dans le plaisir pour les imitations une des causes de l’existence même de la technique de composition en général, sous-entendu, d’intrigues. La Poétique est en effet essentiellement un traité sur la technique de composition d’intrigues, ce qui explique qu’elle se concentre sur la tragédie, l’épopée et la comédie85. Mais Aristote se soucie aussi de préciser en quoi réside exactement ce plaisir. À l’aide de l’exemple de l’image des bêtes les plus ignobles et des cadavres86, Aristote veut montrer que le plaisir pour les imitations ne coïncide pas avec l’éventuel plaisir pour la perception de propriétés qui s’y trouveraient reproduites. Assurément, il est nécessaire de percevoir les imitations, plus précisément leurs moyens, mais la reconnaissance en question est faite plutôt par l’entendement. De plus. Bien que la seule perception — en l’occurrence, des couleurs — puisse procurer un plaisir, ce dernier non seulement ne coïncide pas avec celui de la reconnaissance du contenu intellectif des imitations via la perception des moyens de ces dernières, mais il est aussi clairement jugé inférieur au plaisir de cette reconnaissance. Preuve en est que le plaisir qu’on éprouve à la perception n’est pas censé jouer un rôle important dans le surgissement de la technique de composition. Bref, Aristote juge le plaisir de la reconnaissance intellectuelle supérieur au plaisir que les Modernes qualifieraient d’esthétique.
38C’est pourquoi il est déconcertant que Destrée dise ailleurs, en croyant exprimer la position d’Aristote à propos de la Vénus de Milo, que « la reconnaissance du sujet de l'œuvre est simplement la condition de possibilité du plaisir que l'on peut prendre à cette œuvre, un plaisir qui, sans nul doute, est émotionnel : l'émotion d'admiration devant la beauté de la déesse ! »87. Bien au contraire, Aristote dirait que, tout comme le plaisir qu’on éprouverait à la perception des couleurs, le plaisir qu’on éprouverait à la perception des formes de la statue — plaisir qui ne saurait être différent de celui qu’on éprouverait à perception de ces mêmes formes dans un corps vivant88 — ne requiert aucune reconnaissance intellectuelle de ce dont cette statue est une imitation89 et reste ainsi inférieur à celui de cette reconnaissance. En même temps, il ne faut penser que celle-ci concerne uniquement des individus, et non pas une action dans son ensemble.
39Je rappelle que le texte de Poét. 4 se poursuit dans ces termes :
[6] Et nous étant en possession, par nature, de l’imitation (τὸ μιμεῖσθαι), de la mélodie (ἁρμονίας) et du rythme (ῥυθμοῦ) (car il est évident que les mètres font partie du rythme), ceux qui sont par nature les plus doués pour ces choses, dès le début, en progressant petit à petit, engendrèrent la composition, à partir des improvisations90.
40Au-delà de la question, déjà évoquée, de l’identification exacte des causes naturelles de l’engendrement de la technique de composition (on se demande si la possession de la mélodie et du rythme constitue une cause à part91), force est de constater ceci : s’il est vrai qu’au début de Poét. 4 Aristote fait référence aux états affectifs de plaisir et de peine du public, il ne fait aucune allusion à ses émotions proprement dites (comme la peur et la pitié), bien qu’elles soient en principe naturelles92. Ce serait bizarre, si le but principal des techniques de composition tragique et comique — qui seraient l’aboutissement de l’évolution qui est décrite ensuite — était de susciter, l’une, la peur et la pitié, l’autre, le rire. Il faut donc du culot pour, d’une part, essayer de minorer le début de Poét. 4, notamment le rôle qu’y la compréhension93 et, d’autre part, dire et redire que selon la Poétique le but de la tragédie est de produire des émotions, « sans modération », comme le fait Destrée94.
41On ne voit même pas comment envisager, dans le cadre de la pensée d’Aristote, un « plaisir pour les émotions elles-mêmes »95, un « plaisir émotionnel »96. Pour Aristote, le plaisir est quelque chose qui survient à une activité cognitive de l’âme97, qu’elle soit perceptive ou intellective98. Différemment, ce qu’on appelle « émotion » est en réalité un complexe d’états cognitifs, affectifs et désidératifs, ainsi que de mouvements ou d’attitudes corporels99. (C’est pourquoi d’ailleurs on peut imiter les émotions en reproduisant leurs manifestations extérieures, sans que cela ne corresponde à un certain état d’esprit en l’individu qui les imite.) Le plaisir ou la peine sont ainsi des parties constitutives des émotions, de sorte qu’on ne peut parler ni de plaisir ni de peine pour les émotions elles-mêmes. (À la limite, on pourrait éprouver du plaisir à un certain émotionnel ou à ses manifestations extérieures en ce sens qu’on éprouverait du plaisir à se percevoir ou à se comprendre dans un cet état émotionnel ou dans ses manifestations extérieures100.) De surcroît, la peur et la pitié comportent de la peine101 ; j’y reviendrai.
42Destrée semble d’ailleurs osciller entre deux thèses différentes. En effet, on ne comprend pas très bien si, d’après lui, le plaisir consiste dans le fait d’éprouver les émotions de peur et de pitié (pour elles-mêmes)102, ou bien dans le fait de frissonner et de pleurer (pour eux-mêmes), ce qui n’est pas pareil : on peut frissonner à cause du froid et pleurer quand on coupe des oignons. Vu que Destrée conçoit la katharsis comme l’expression des émotions, celle-ci semble concerner plutôt leurs manifestations extérieures, d’où son insistance sur le rire, dans le cas de la comédie — il faudrait alors néanmoins préciser l’état mental en question, vu que le rire n’est certainement pas une émotion : on peut rire parce qu’on est chatouillé103. Toutefois, « les pleurs pour les pleurs », « les frissons pour les frissons » et les « rires pour les rires » paraissent encore moins adéquats que « les émotions pour les émotions », au vu de la caractérisation que donne Aristote du passe-temps/loisir. Comment penser une seule seconde que, pour Aristote, le bonheur puisse consister en de tels évènements corporels quand on sait qu’il est défini comme « l’activité de l’âme selon la vertu la meilleure et la plus finale » ?
43Quoi qu’il en soit, contre la thèse de Destrée on peut invoquer quelque chose qu’il présente au contraire comme un argument en sa faveur.
44Destrée104 va jusqu’à suggérer une équation entre l’intrigue, qui est la finalité de la tragédie105, et le fait de susciter peur et pitié. Cependant, cette équation se fait au prix de la disparition de l’imitation, vu que l’intrigue est la finalité de la tragédie parce qu’elle est l’imitation de l’action106 — l’action, ici, étant quelque chose de plus restreint que celle mentionnée dans la définition de la tragédie, car, autrement, il y aurait une usurpation107. Bien entendu, alors que les trois buts de Pol. VIII constituent de possibles finalités ultimes de la tragédie, une certaine imitation est sa finalité proche, la seule d’ailleurs qui ne pourrait pas manquer dans une définition. Or, si le but ultime parmi les ultimes de cette imitation qu’est la tragédie était d’offrir un exutoire pour l’expression de certaines émotions, notamment la peur et la pitié, ou bien pour leurs manifestations extérieures, on ne comprendrait pas, justement, la raison pour laquelle Aristote insiste tant sur l’importance de l’intrigue, vu que d’autres éléments de la tragédie, par exemple, ses éléments scéniques peuvent, eux aussi, susciter peur et pitié, comme il est dit en Poét. 14. Voici le texte, toujours dans ma traduction :
[7] Il est possible donc que ce qui est capable de susciter peur et pitié (τὸ φοβερὸν καὶ ἐλεεινόν)108 se produise à partir du spectacle, mais il est possible qu’il se produise également à partir de la construction des faits elle-même, ce qui est justement préférable et propre à un compositeur meilleur. En effet, il faut construire l’histoire de sorte que, même sans [en avoir] la vision, celui qui entend les faits qui se sont produits frissonne et qu’il soit pris de pitié (φρίττειν καὶ ἐλεεῖν), à partir des choses qui arrivent, exactement comme il l’éprouverait en entendant l’histoire d’Œdipe. La mise en place de cela [i.e. ce qui est capable de susciter peur et pitié] par le moyen du spectacle ne relève pas de la technique [de composition] mais dépend de la production (χορηγίας)109.
45Dire qu’Aristote insiste sur l’importance de l’intrigue parce que les éléments scéniques ne relèvent pas de la technique de composition — sous-entendu, d’intrigues — est certainement vrai110, mais cela ne répond à l’objection que je viens de formuler, puisque cela ne fournit pas la raison pour laquelle Aristote privilégie, précisément, la technique de composition (d’intrigues), par rapport aux autres techniques concernées, bien qu’imitatives, elles aussi111. En toute vraisemblance, la raison en est que la reconnaissance de ce dont l’intrigue est une imitation requiert un engagement de l’entendement bien plus important que celui requis par la reconnaissance de ce dont les éléments scéniques sont des imitations.
46On ne doit pourtant pas en déduire que la reconnaissance intellectuelle ne serait alors qu’une condition nécessaire pour le « plaisir émotionnel », comme le voudrait Destrée112, mais plutôt que l’effet émotionnel est une sorte d’effet collatéral113, en ce sens que les états cognitifs en question, qu’ils soient perceptifs ou intellectifs, peuvent s’accompagner d’états affectifs et désidératifs. Bien entendu, l’effet émotionnel serait collatéral par rapport à la reconnaissance intellectuelle. Cela n’empêche pas que cet effet émotionnel soit au contraire fondamental pour des usages autres que le passe-temps/loisir, comme l’éducation/vertu et le jeu/détente. C’est pourquoi la suite de Pol. VIII 5114 s’attarde sur l’effet émotionnel des produits imitatifs, notamment musicaux, tandis que le début de Poét. 4 n’en parle pas. La raison en est que, comme je l’ai déjà dit, Pol. VIII approfondit uniquement les usages de la musique pour l’éducation/vertu et le jeu/détente.
47Certes, dans la suite du texte de Poét. 14, Aristote dira aussi :
[8] Car il ne faut pas chercher tout plaisir provenant de la tragédie (ἡδονὴν ἀπὸ τραγῳδίας), mais uniquement celui qui est approprié (οἰκείαν)115. Et, puisque le compositeur doit procurer le plaisir provenant de pitié et peur par le moyen d’une imitation (τὴν ἀπὸ ἐλέου καὶ φόβου διὰ μιμήσεως... ἡδονήν), il est évident qu’il faut produire cela avec les faits116.
48Mais les termes φόβος et ἔλεος peuvent avoir le même sens que φοβερόν et ἐλεεινόν117, bien que ces derniers n’aient pas le sens de « peur » et de « pitié », du moins non pas chez Aristote118. De toute manière, même si φόβος et ἔλεος ont ici le sens de « peur » et de « pitié », respectivement, il est évident que l’expression « le plaisir provenant de pitié et peur par le moyen d’une imitation » n’est qu’une forme elliptique pour « le plaisir provenant de la reconnaissance de ce qui est capable de susciter peur et pitié, par le moyen d’une imitation », dans les termes de Poét. 4. D’ailleurs, Destrée admet, lui-même, que le texte grec de la Poétique est « souvent fort elliptique »119. De toute manière, juste avant, le plaisir est dit provenir de la tragédie : or elle est une imitation de faits capables de susciter peur et pitié120. Cela dit, une imitation de faits capables de susciter peur et pitié est, elle aussi, capable de susciter peur et pitié, du moins dans un certain sens. Cela laisse donc une place aux émotions, si bien qu’est injuste l’accusation que m’adresse Destrée. Il est pourtant absolument nécessaire de situer le plaisir en question dans la reconnaissance, sous peine de tomber sur plusieurs difficultés insurmontables, qu’on n'est pas obligé d’imputer à Aristote121.
49La première de ces difficultés est le fait que peur et pitié sont des émotions pénibles, ce qui est la racine du dit « paradoxe de la tragédie ». En essayant de résoudre ce (faux) paradoxe, Destrée écrit : « si le spectateur éprouve bel et bien de la peine envers les objets référentiels de ces émotions, il peut éprouver aussi du plaisir du fait même qu’il s’agit d’objets fictionnels »122. Destrée conçoit « le plaisir propre de la tragédie comme consistant à éprouver les émotions de peur et de pitié pour elles-mêmes dans un cadre esthétique »123. Destrée utilise les expressions « cadre esthétique » et « objets fictionnels » comme si elles renvoyaient à la même chose et avaient la vertu alchimique de transformer la peine en plaisir124. Or esthétique et fiction sont des choses bien distinctes, et on ne comprend pas ce que ce cadre aurait d’esthétique. De toute manière, tout cela va à l’encontre de Poét. 4. Le fait qu’il s’agisse d’une imitation ne change rien à la valeur affective de ce qu’on perçoit de cette imitation : si la perception d’une certaine propriété est pénible, elle reste pénible même quand cette propriété se trouve dans une imitation125. En revanche, face à des imitations dont la perception est pénible, on peut avoir le plaisir de la reconnaissance intellectuelle de ce dont elles sont des imitations.
50D’ailleurs, si le but était d’éprouver des émotions, on ne comprendrait pas non plus pourquoi ne pas aller, par exemple, au tribunal. Destrée répond : « Mais susciter cette émotion n’a pas le même but au théâtre et au tribunal, par exemple. Dans un tribunal, l’orateur suscite les émotions des jurés afin de leur présenter l’accusé sous un jour plus favorable, et ainsi susciter leur clémence. Aristote ne dit rien de tel dans la Poétique : il s’agit tout au contraire, répète-t-il, de susciter peur et pitié afin de procurer du plaisir aux auditeurs »126. Destrée n’explique pas vraiment la différence : c’est qu’au tribunal, du moins en principe, on peut présenter quelque chose de capable de susciter de telles émotions, alors qu’au théâtre, on n’en présente que des imitations, de sorte qu’on ne prétend aucune action de la part du public, mis à part des amorces d’action ou des actions inchoatives. Mais on pourrait alors se demander la raison pour laquelle il faudrait aller au théâtre et non pas, par exemple, au stade ou à l’hippodrome. En effet, les activités gymniques et hippiques présentent, elles aussi, des imitations, en l’occurrence, de la guerre, donc de faits capables de susciter peur et pitié et seraient ainsi, elles aussi, capables d’offrir à leurs spectateurs « un exutoire pour l’expression des émotions ». Or, vraisemblablement, comme je le montre ailleurs127, Aristote ne s’intéresse pas aux activités sportives parce que, bien qu’elles soient imitatives — qui plus est, de faits capables de susciter peur et pitié, elles aussi — la reconnaissance intellectuelle de ce dont ces activités seraient des imitations ne joue aucun rôle dans la jouissance de ces spectacles par leur public.
51En définitive, le (principal) plaisir approprié à la tragédie ne peut être qu’une spécification du plaisir qu’on prend aux imitations en général, et ce dernier, s’il concerne l’usage des imitations en tant qu’imitations, est le plaisir pour la reconnaissance intellectuelle de leur contenu, décrit en Poét. 4. Le refuser, comme le fait Destrée, relève du déni de réalité128. Et c’est surtout cette reconnaissance qui correspond, à son tour, à l’usage comme passe-temps intellectuel en vue du loisir, décrit en Pol. VIII.
52En outre, le « plaisir de soulagement » de la katharsis ne convient absolument pas au loisir. Un soulagement n’est même pas plaisant à proprement parler : une thérapie qui nous soulage d’une douleur passée n’est plaisante que par concomitant129. Ce qui nous ramène à une disposition naturelle est plaisant par concomitant, en ce sens que le plaisir en question n’est pas pour le rétablissement lui-même, mais pour l’état sain130. Par soi, nous l’avons vu, le plaisir est quelque chose qui survient à une activité (en l’occurrence, cognitive), entendue selon le sens restreint du terme, alors qu’une katharsis serait plutôt un mouvement, ce qui n’a pas sa fin en soi-même131. Ainsi, tout plaisant qu’il est, le passe-temps n’est aucunement une détente, comme pourraient l’être le soulagement, la thérapie ou la katharsis132. En fait, un « plaisir de soulagement » ne peut convenir qu’au jeu/détente133. Dans Pol. VIII, la katharsis est associée précisément à cet usage — et non pas, non plus, à l’éducation/vertu, contrairement à ce que certains interprètes ont pu penser dans le passé134. Par conséquent, la mention de la seule katharsis dans la définition de la tragédie est tout à fait surprenante : si un seul but devait y figurer (en plus de l’imitation, bien entendu), ce serait le passe-temps intellectuel/loisir, et non pas la katharsis ou, mieux, le jeu/détente.
53Qui plus est, la thérapie en général et la katharsis en particulier apparaissent en Pol. VIII 7 comme une image135 :
[9] Car une émotion (πάθος) qui, dans le cas de certaines âmes, se produit de manière plus forte, est présente dans toutes [les âmes], mais elle diffère par le moins et par le plus, par exemple, la pitié et la peur, mais aussi la frénésie. En effet, certains sont possédés (κατακώχιμοι) par ce mouvement, mais nous les voyons, en raison des chants sacrés, quand ils se servent des chants qui excitent (ἐξοργιάζουσι) l’âme, se rétablir (καθισταμένους), comme s’ils avaient reçu un traitement, c’est-à-dire une purification (ὣσπερ ἰατρείας τυχόντας καὶ καθάρσεως). Nécessairement subissent la même chose ceux qui ont [facilement] de la pitié et ceux qui sont [plus] sujets à la peur et, d’une manière générale, à l’émotion (παθητικούς), et les autres dans la mesure où chacune des émotions de ce genre atteint chaque individu ; mais pour tous se produisent une sorte de purification (τινα κάθαρσιν) et un soulagement accompagné de plaisir (καὶ κουφίζεσθαι μεθ ̓ἡδονῆς). De la même manière, les chants « pratiques » [ou « purificatoires »], eux aussi, procurent aux hommes une joie inoffensive (ἀβλαβῆ)136.
54Le fait que la katharsis n’y apparaisse que comme une image rend encore plus incompréhensible sa présence dans la définition de la tragédie en Poét. 6, d’autant plus qu’il n’y aucune explication dans la suite. Et si la katharsis offre une excellente image pour le jeu/détente, elle serait tout à fait inappropriée pour le passe-temps/loisir137.
55Il est vrai que la première fois que le mot κάθαρσις apparaît en Pol. VIII, au chapitre 6, il est employé sans aucun signe qui fasse penser à une image :
[10] Il est évident aussi, à partir de là, de quel type d’instruments il faut se servir. On ne doit pas, en effet, faire entrer l’aulos dans l’éducation, ni aucun autre instrument de professionnel comme la cithare ou tout autre de ce genre, mais tous ceux, au contraire, qui produisent de bons auditeurs pour une éducation musicale ou pour toute autre. De plus, l’aulos est capable, non pas de produire un [bon] caractère (ἠθικόν), mais d’exciter (ὀργιαστικόν), de sorte qu’il faut l’utiliser pour ces occasions où le spectacle peut [procurer] une purification (κάθαρσιν) plutôt qu’un apprentissage. Ajoutons qu’il arrive qu’il [comporte] quelque chose de contraire à l’éducation, à savoir que la pratique de l’aulos empêche d’utiliser le discours138.
56Mais, on s’en souviendra, Aristote a déjà comparé le jeu/détente à un médicament et à une thérapie, de sorte que c’est bien dans ce registre qu’il mentionne une purification ou une purgation maintenant. De toute manière, force est de reconnaître que ce que le terme κάθαρσις désigne ici relève de la détente, et non pas du loisir, tel qu’il est décrit par Aristote.
57En ce sens, et au-delà de la question du caractère métaphorique de la mention de la katharsis, un produit imitatif comme une tragédie ou une comédie peut bien servir d’« exutoire pour l’expression des émotions », comme le veut Destrée, mais cet usage comme exutoire coïncide avec l’usage comme jeu, dont le but est la détente. Et puisque, aux yeux d’Aristote, cet usage est le moins important des trois usages envisagés en Pol. VIII, sa mention isolée dans la clause finale de la définition de la tragédie en Poét. 6 indique bien le caractère problématique de cette dernière.
58Il est vrai qu’Aristote n’explique pas la manière dont les jeux détendent, et le fait qu’ils soient rangés dans la même catégorie que le repos peut induire en erreur, vu que les jeux sont excitants. En effet, il ne s’agit que d’une analogie. Mais les jeux constituent un certain relâchement des contraintes exercées sur les réactions émotionnelles139, notamment sur leurs manifestations extérieures. Et c’est sans doute en ce sens qu’ils détendent. On peut ainsi mieux comprendre en quoi un jeu serait comparable à une katharsis : il libère les émotions ou leurs manifestations extérieures des contraintes exercées sur celles-ci.
59Bien entendu, Pol. VIII ne parle officiellement que de trois buts ou usages. On pourrait certes essayer de soutenir que la katharsis en constitue un quatrième140, même si cette thèse se heurte à de sérieuses difficultés textuelles. Mais il est scandaleux d’écrire, sans aucune précision, comme le fait Destrée141, que « dans le livre 8 des Politiques, Aristote défend l’importance de la musique et se propose d’en distinguer quatre buts, ou bénéfices ». Et même si la katharsis était un quatrième but, celui-ci ne saurait coïncider avec le passe-temps/loisir, de sorte que l’interprétation de Destrée reste inconsistante.
60Un lecteur attentif de Pol. VIII 3-6 ne pourra donc ne pas s’étonner de ce qu’il lira au chapitre 7, juste avant [9], cité plus haut :
[11] Puisque, d’une part, nous admettons la division des chants (μελῶν) telle que [la] font certains théoriciens, en établissant les « éthiques », les « pratiques » et les « frénétiques » (ἐνθουσιαστικά) – et, quant à la nature des mélodies (ἁρμονιῶν), ils [l’]établissent pour chacun de ces groupes [de chants], un par un : une [mélodie] appropriée, pour une partie (μέρος), une autre, pour une autre – et que, d’autre part, nous disons qu’il faut se servir de la musique non pas pour un seul avantage, mais pour plus d’un – car [elle existe] en vue aussi bien d’une éducation que d’une purification (παιδείας ἕνεκεν καὶ καθάρσεως) (et ce que nous entendons par purification, si maintenant [nous le disons] sans qualification (ἁπλῶς), nous le dirons de manière plus précise (σαφέστερον) dans les [discours] sur la [technique] de composition (ἐν τοῖς περὶ ποιητικῆς) et, en troisième lieu, pour le passe-temps (τρίτον δὲ πρὸς διαγωγήν), pour un délassement, aussi bien que pour la détente après la tension (πρὸς ἄνεσίν τε καὶ πρὸς τὴν τῆς συντονίας ἀνάπαυσιν) – , il est évident qu’il faut se servir de toutes les mélodies, mais il faut se servir de toutes non pas de la même manière : pour l’éducation, [il faut se servir] des [mélodies] les plus « éthiques », tandis que, pour l’écoute d’autres exécutants, aussi des « pratiques » et des « frénétiques »142.
61Ce lecteur ne pourra s’empêcher de penser qu’il y a des problèmes dans sa partie centrale, à savoir les lignes 1341b 38-41. D’une part, ce lecteur ne comprendra pas très bien la nécessité d’un éclaircissement ultérieur de la notion de katharsis, vu que ce n’est pas la première fois que ce mot apparaît et qu’il n’est d’ailleurs employé que comme une image (sans parler du renvoi à un autre ouvrage, qui, si c’est bien notre Poétique, n’a de toute façon rien de tel), d’autant plus que « pour un délassement, aussi bien que pour la détente après la tension » pourrait à la limite être une explication de la katharsis. D’autre part, ce lecteur comprendra parfaitement que ce passage contient une confusion entre, d’un côté, le passe-temps/loisir et, de l’autre, le jeu/détente, deux couples de notions qui ont été soigneusement distingués dans les pages précédentes. Notre lecteur se dira donc que ce texte est (lui aussi !) corrompu.
62Notre lecteur finira par se rendre compte que depuis le chapitre 6 ([10]) il n’est question que de deux des buts établis au chapitre 5 ([1] et [2]) et qu’à tout le moins, est une interpolation « et, en troisième lieu, pour le passe-temps » (ligne 40), et non seulement « pour le passe-temps »143 ; d’ailleurs, « et, en troisième lieu » comporte une différence de construction entre la mention de ce troisième élément et celle des deux premiers. Après réflexion, notre lecteur se dira que même « car [elle existe] en vue aussi bien d’une éducation que d’une purification » (ligne 38) pourrait être une interpolation, car Aristote peut se limiter à ces deux usages (l’éducation et la purification) sans le préciser, comme il l’a déjà fait dans [10]. Par conséquent, la présence de « pour un délassement, aussi bien que pour la détente après la tension » (ligne 41) n’aurait plus aucun sens (bien que cela puisse être une explication de la katharsis), encore moins en aurait le renvoi à un autre ouvrage pour l’éclaircissement de la notion de katharsis (lignes 38-40), qui est de toute façon superflu et donc suspect. Mais notre lecteur ne se dira ces choses que s’il est un lecteur très attentif, et honnête.
63Quelques précisions. Les trois formes de chants/mélodies sont censées jouer un rôle dans l’éducation générale des enfants destinés à devenir des citoyens de la meilleure constitution, éducation qui justement doit tenir compte des trois buts indiqués. Par conséquent, quand Aristote affirme qu’il faut se servir des mélodies les plus « éthiques » pour l’éducation, il faut entendre par « éducation » l’éducation musicale, περὶ τὴν μουσικὴν παιδεία144, plus précisément l’apprentissage musical pratique. L’éducation et l’apprentissage musical pratique ont pourtant tendance à se confondre en Pol. VIII (voir [2]), d’où au moins une ambivalence dans [11]. De même, dans la suite du chapitre 7, en 1342a 28, où l’expression « mais pour l’éducation » indique que tout ce qui vient d’être dit concerne le jeu-détente. En fait, l’usage différencié de la musique qu’Aristote y recommande ne se fonde pas sur la distinction entre enfants et adultes (encore moins entre citoyens et non citoyens), mais sur la distinction entre pratique et écoute : les plus « éthiques » pour la pratique musicale ; les « pratiques » et les « frénétiques » pour l’écoute d’autres exécutants. Même si on peut envisager un usage différencié selon l’âge (et le statut social), l’écoute des autres formes musicales par les enfants n’est donc pas interdite. Bien entendu, dans [10], l’interdiction de l’aulos aux futurs citoyens ne concerne que la pratique musicale. De toute manière, [11] n’institue absolument pas une correspondance biunivoque entre, d’une part, les trois formes de chants/mélodies et, de l’autre, les trois raisons pour lesquelles les enfants pourraient s’adonner à la pratique musicale.
64De là une dernière difficulté pour l’interprétation de Destrée. Comme je l’ai déjà dit, il y a dissonance entre la Présentation de sa traduction de la Poétique et ses travaux sur la musique. Bien qu’en Pol. VIII Aristote ne prévoie aucun type de musique spécifiquement destiné au loisir, Destrée soutient ailleurs que la musique pour le loisir ne peut être constituée que par les chants/mélodies « éthiques », alors que les « frénétiques » se destineraient à la katharsis et les « pratiques », au jeu/détente145, ou bien ces deux constitueraient un seul grand groupe146. Destrée soutient cela parce qu’il est persuadé que cette musique doit coïncider avec celle qui est recommandée pour l’apprentissage musical des enfants, vu que la pratique musicale devrait les rendre de bons juges musicaux à l’âge adulte. Or, puisque la musique tragique se sert des auloi et est censée, comme y insiste Destrée lui-même, intensifier les émotions de peur et pitié lors des représentations147, cela voudrait dire que, de la tragédie, au moins la musique sert à la katharsis, et non pas au passe-temps/loisir. Mais si, comme le voudrait Destrée, le but de la tragédie elle-même, notamment de son intrigue est, lui aussi, de susciter ces émotions, ce but ne saurait être celui du passe-temps/loisir, lui non plus. Destrée a beau déclarer que le but ultime (parmi les ultimes) de la tragédie est le loisir, il ne semble pas le penser réellement, ce qui explique son obstination à vouloir conserver la clause finale de la définition de la tragédie en Poét. 6.
65Quoi qu’il en soit, heureusement, la thèse de Destrée sur la « musique pour le loisir » ne s’impose pas. S’il est vrai que la pratique musicale par les enfants doit contribuer en quelque sorte au passe-temps intellectuel de leur âge adulte (bien que ce passe-temps réside dans l’écoute), il faut que cette pratique ne compromette pas leur éducation morale, la vertu pratique étant une condition pour la juste appréciation de la pensée théorétique. Or, puisque la vertu est l’état habituel excellent du caractère, cette éducation se fait par habituation, c’est-à-dire que les enfants doivent acquérir de bonnes habitudes, de sorte qu’il faut sélectionner les pratiques musicales à même de les leur procurer148. Cela ne préjuge pourtant pas de la musique qu’on pourra écouter. Pour le loisir, on peut donc écouter de tout, même si ce n’est pas du n’importe quoi. L’usage des produits imitatifs qui consiste dans la reconnaissance intellectuelle de ce qu’ils imitent n’est pas « amoral », ce qui s’explique facilement : l’activité de ce qui se trouve dans le meilleur état, en relation avec le meilleur objet, est l’activité la plus excellente, la plus parfaite et la plus agréable149. Ainsi, même s’il est possible de reconnaître, par le moyen des produits imitatifs, des choses mauvaises, il est préférable d’avoir des produits qui procurent la reconnaissance des choses excellentes150.
66Je reviens enfin à ma question initiale : est-ce un bon travail ? Compte tenu de tout ce que je viens de dire, ma réponse ne peut être que négative. À plusieurs égards, il s’agit d’un travail incongru. De plus. L’édition de Destrée donne matière à réflexion sur le sens même de notre travail, notamment sur les raisons pour lesquelles nous publions et sur la possibilité d’un progrès dans ce genre d’études.