Que ma joie demeure
1Il semble que l’exégèse de l’œuvre de Jean GIONO soit inépuisable : la vitalité de la critique gionienne en témoigne, à travers colloques, publications et travaux universitaires toujours plus abondants. Lire GIONO suppose de la part du lecteur le rejet de tout a priori littéraire qui ferait un peu trop rapidement de GIONO un écrivain régionaliste et noir. Régionaliste il l’est en ce que la Provence, poético-mythique, est le théâtre de son drame ; le noir est une couleur certes dominante, mais bien moins comme élément pictural que manifestation psychologique de l’âme de certains personnages gioniens. Ainsi s’agit-il de laisser de côté un certain nombre de préjugés littéraires afin de faire jaillir toute la force du texte gionien. Telle est la visée de l’ouvrage qui nous importe ici. La critique gionienne se met au service de l’émergence du sens gionien en proposant une série d’études sur le roman Que ma joie demeure.
2Œuvre magistrale aux accents pastoraux, ce texte de 1934, par sa teneur idéologique forte, a suscité bon nombre de réactions mitigées à sa parution, comme le souligne Michel GRAMAIN dans son étude1. Les tendances communistes de GIONO (assez naïves, avouons-le, et qui trouveront leur manifestation dans l’expérience du Contadour) invite le lecteur à voir dans Que ma joie demeure un réquisitoire contre la modernisation de la société qui crée des clivages et sépare l’homme de la nature, et l’homme de l’homme. Bobi, personnage central du roman, devient un double de GIONO, aux paroles confuses et sibyllines, qui prône un retour à la terre et inocule aux habitants du plateau Grémone l’envie de communier avec la nature. A sa parution, victime des idéaux gioniens, Que ma joie demeure est resté au stade de roman démesurément lyrique ayant sacrifié les ressorts stylistiques et narratologiques classiques : intrigue dispersée voire creuse, référentialité spacio-temporelle caduque, personnage insaisissable car trop poétisé... Comme le montre Miche RAMAIN, tout a été matière à critique dan cette œuvre, et même si le public a salué Que ma joie demeure comme étant « le livre de toute une génération », il n’en demeure pas moins la trace d’une idéologie incomprise.
3La tentative de la critique de faire de Que ma joie demeure un roman « à idées » où mythe et poésie s’entremêlent a amené Jean-Paul PILORGET à étudier les résurgences évangéliques dans le roman2. Bobi acrobate, Bobi Christ, Bobi prophète, sa parole subjugue et enseigne. Les choix stylistiques (son apparition magique, la constante assimilation au motif de l’étoile, ses mots empreints de sagesse et d’incohérence) mettent GIONO sur la voie de la messianisation de son personnage. Tel Jésus, il soigne les lépreux et apporte la paix ; il porte la bonne parole à ceux de Grémone, faisant son serment sur le plateau. Jean-Paul PILORGET insiste sur la construction du roman qui, fait de scènes type, comme décousues les unes des autres ressemble à un assemblage de péricopes évangéliques. L’association entre Que ma joie demeure et les Évangiles s’achève par la chute de Bobi. Face à son échec il part vivre sa Passion, pour mourir, un « arbre d’or dans les épaules »3 attendant sa Parousie prochaine.
4Que ma joie demeure apparaît comme un roman charnière dans l’œuvre de Jean GIONO. Christian MORZEWSKI revient sur le personnage de Bobi4, et propose une relecture du mythe, Bobi apparaissant alors comme un perdant, alors qu’il portait en lui tous les espoirs scripturaires gioniens. Montrant de quelle manière Que ma joie demeure porte en gestation la trace des œuvres postérieures, notamment les Âmes fortes et Un Roi sans divertissement, Christian MORZEWSKI invite à voir dans Que ma joie demeure le début d’une autre aventure scripturaire pour GIONO.
5La question du temps est au centre de l’écriture gionienne. Denis LABOURET insiste sur la complexité du traitement de la temporalité dans Que ma joie demeure, roman lyrique surchargé de signes5. Passé, présent, futur s’effacent pour laisser place à une atemporalité poétique dans laquelle le personnage de Bobi aura tout le loisir d’apporter la joie au rythme de la Nature et des saisons. Que ma joie demeure apparaît donc comme une œuvre à la temporalité volontairement complexifiée par un Giono en proie à un conflit entre idéologie personnelle et poésie créatrice.
6L’étude du motif du métier à tisser comme manifestation de la mise en abyme de l’écriture romanesque amène Jacques le GALL à faire de Que ma joie demeure un chantier littéraire dans lequel GIONO a instillé sa propre pratique d’artisan-écrivain . Fabriqué par la main de l’homme, le métier à tisser et la navette, tout deux en bois de cèdre, concrétise le « contre-monde », c’est-à-dire une vision spéculaire de la réalité à la lumière de l’expérience de l’écrivain. Les ornements fortement symboliques, eux aussi gravés au couteau par la main créatrice (le cerf préfigurant la renaissance, le filet de chasse assimilable au maillage du texte, la fleur d’Orion et sa force métaphorique…) font de cet objet un élément de fascination pour les habitants de Grémone. Au terme de cette étude riche et complexe, on arrive à la conclusion le métier à tisser est la matrice où GIONO le tisserand donner naissance à ses mots, à sa métaphore, et à son moi créateur.
7Pour conclure cette compilation d’études sur Que ma joie demeure, Laurent FOURCAUT revient sur la métaphorisation de la fiction et de l’écriture. Cherchant à guérir l’Homme, Bobi amène à Grémone son euphorie pleine à mêler l’Homme et la Nature. Reprenant une série de topoï richement symboliques (la roue, le sang, la danse…), Laurent FOURCAUT insiste sur « l’accord sensuel et rythmique » inondant le roman, et auquel ceux de Grémone sont contraints de se soumettre sous peine de retomber dans l’ennui. La métaphorisation gionienne fait de Bobi l’acrobate-guérisseur, un double de l’écrivain qui par sa parole tente de re-créer le monde, même si dans ce cas précis Bobi a échoué. Que ma joie demeure apparaît une fois de plus comme le roman charnière, celui qui décide de la destinée scripturaire gionienne.
8Le recueil d’études se clôt sur un « carnet critique » qui fait un état de lieu des avancées de la nouvelle critique gionienne.