1848 : une année charnière symbolique pour la Suisse.
1Cet ouvrage réunit les Actes d’un colloque international organisé en novembre 1998 par le Groupe de Recherche « Études germaniques et interférences culturelles » (GREGIC) de l’Université du Maine. Il est intéressant de souligner que, selon l’auteur de l’avant-propos Marie-Jeanne Heger-Etienvre, ce serait le seul groupe de recherche en France (avec son statut de Jeune Équipe reconnue par le Ministère de l’Éducation Nationale), ayant pour axe principal le monde helvétique.
21998 fut une année donnant lieu à d’importantes commémorations sur le territoire helvétique : le 350e anniversaire du Traité de Westphalie, le Bicentenaire de la Révolution helvétique et surtout le 150e anniversaire de la Constitution fédérale. C’est précisément ce dernier événement, qui a motivé ce colloque, dont les présents Actes ont un titre évocateur : La Suisse de 1848. Le sous-titre Réalités et représentations contribue à mettre en avant l’actualité de l’année 1848 dans les esprits contemporains. En Suisse, 1848 est un symbole représentatif fort : cette année rappelle la fondation de l’État fédéral, une indépendance retrouvée, une stabilité politique, démocratique. C’est aussi ce que suggère l’illustration de couverture de l’ouvrage, une photographie représentant un drapeau datant de 1845, par conséquent de la tension révolutionnaire d’avant 1848. Ce drapeau est dédié aux patriotes de Bâle-Campagne par leurs frères d’armes vaudois. Cette gravure se trouve au Dichter- und Staatsmuseum de Liestal (Canton de Bâle-Campagne), dont le directeur est aussi l’auteur d’une contribution de l’ouvrage. Ces réalités helvétiques restent fortement ancrées dans le quotidien. En ce début de XXIe siècle, Marie-Jeanne Heger-Etienvre affirme, en effet, que 1848 reste une référence forte du débat public helvétique ; elle cite en exemple quelques mouvances politiques de la Suisse actuelle, dans son introduction judicieusement intitulée Une Suisse en mouvement. Comme annoncé dans cette même introduction, suivront par après les douze contributions du colloque, émanant d’universitaires de France, de Suisse et du Liechtenstein (on trouvera leurs notices bio-bibliographiques en fin de volume).
3Dans l’ouvrage, ces contributions sont regroupées en trois parties.
4La première partie des ces Actes s’intitule Faits et attitudes. Ainsi, elle met en avant le rôle des individus autour des événements de 1848 dans une perspective internationale.
5La première contribution de Hans Rudolf Schneider s’intitule « La Suisse – asile de la liberté (1830-1849) ? L’exemple de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne. » En préambule à sa communication, Hans Rudolf Schneider évoque très brièvement un « Projet trinational 1848 », une réalisation commune d’expositions dans trois musées de Mulhouse, Lörrach et Liestal. Ainsi, l’auteur démontre le rayonnement de 1848 hors des frontières et, dans ce contexte, de la politique transfrontalière au sens large entre l’Alsace, le Pays de Bade et la Suisse. Par la suite, l’auteur rappelle qu’au dix-neuvième siècle, la Suisse n’était nullement un pays paisible, mais révolutionnaire. Il comptait alors 24 cantons hétérogènes. (C’est en 1848 – parallèlement à la Nouvelle Constitution Fédérale – que fut institué le Canton de Bâle-Campagne). Il est aussi rappelé par la suite, que de nombreux démocrates européens ont trouvé refuge en Suisse durant cette période. Mais l’attitude des deux Cantons de Bâle fut fondamentalement différente : la contribution met très justement en évidence que Bâle-Ville fut hostile à l’afflux de réfugiés, à la différence de Bâle-Campagne. Si ce dernier canton mène une politique active, et que, selon l’auteur, l’année 1848 soit devenue « la pierre de touche de la politique d’asile » [voir texte de l’ouvrage, p.16], le gouvernement fédéral prendra diverses dispositions afin de freiner la politique d’asile. Cette contribution réussit donc à relativiser et à nuancer l’image idéaliste de la Suisse terre d’Asile en 1848 et à remettre en question ce stéréotype.
6La seconde contribution d’Ingo Fellrath se situe dans la continuité de la précédente, par sa thématique : « Les cantons de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne face à la “Légion démocratique allemande“ de Paris : mesures militaires et “missions spéciales” ». En mars 1848, la Suisse est en effet entourée d’Etats où se développent des mouvements révolutionnaires (Autriche, France, Royaume lombardo-vénitien , Sardaigne, Duché de Bade). De plus, la Suisse vient de sortir d’un conflit, la guerre du Sonderbund à la fin de 1847, mais qui va aboutir à la Constitution de 1848. L’auteur souligne qu’on pouvait alors craindre des incidents aux frontières. La Confédération suisse appréhendait sa neutralité car les menaces étaient sérieuses, émanant notamment d’un grand nombre d’immigrés allemands, de réfugiés et ouvriers migrants, surtout à Bâle. Dans la presse suisse, on pouvait lire par ailleurs, que les émigrés allemands à Paris, s’étaient réunis pour constituer un comité et rédiger une lettre (une adresse) au gouvernement provisoire. Peu après, ce comité se transforma en « Société démocratique allemande », à laquelle se sont ralliés environ 1500 membres. Leurs compatriotes de Suisse furent également invités à s’y joindre. Le canton de Berne a alors craint l’envahissement de la Suisse par les mouvements révolutionnaires. Les forces armées furent mobilisées à plusieurs reprises dans les Cantons de Bâle-Ville et Bâle-Campagne. Pour les instances dirigeantes de ce dernier canton, ce fut aussi une manière de dissuader l’action de son chef politique Georg Herwegh.
7Par ailleurs, l’auteur de la contribution cite en particulier le témoignage d’Emil von Speyr, un employé à la Société de Chemins de Fer, qui exploitait la ligne Bâle – Strasbourg. Il rapporte les faits des réfugiés qui furent transportés hors de Suisse par les révolutionnaires. Ingo Fellrath remarquera avec justesse, et à la fin d’un exposé très détaillé : « En résumé, le témoignage de Speyr constitue un document non négligeable tant pour compléter nos connaissances lacunaires de l’histoire de la Légion démocratique, tant pour la recherche herweghienne tout court » [voir texte de l’ouvrage, p. 28.]
8La prochaine contribution de Marie-Jeanne Heger-Etienvre aborde la question des langues comme l’indique son titre, « La Suisse plurilingue de 1848 : faits et principes. » Par la citation d’Adolf Muschg, placée en exergue, l’auteur de l’analyse met en avant le fossé entre la Suisse alémanique et la Suisse romande et ainsi la complexité de la pluralité linguistique suisse. Si, au début de sa contribution, Marie-Jeanne Heger-Etienvre évoque « la paix des langues » en territoire helvétique — en ce que quatre langues y coexistent (l’allemand, le français, l’italien et le romanche —, elle démontrera ensuite très clairement, la complexité de ce plurilinguisme à l’époque de 1848. La Constitution est capitale, souligne l’auteur, en ce qu’elle règle le fonctionnement linguistique de la Confédération, qui est du reste toujours en vigueur de nos jours. L’auteur revient sur les circonstances ayant conduit les Suisses à ancrer leur plurilinguisme dans la Constitution de 1848. Après quelques rappels détaillés sur les faits historiques démontrant l’évolution de l’ancienne Confédération germanophone jusqu’à l’Etat fédéral de 1848, quelques indicateurs tentent de présenter le paysage de la Suisse au lendemain de 1848. Il en ressort que le pan linguistique de la Constitution s’avère une nécessité plus politique qu’égalitaire. À cette époque, et là, Marie-Jeanne Heger-Etienvre s’exprime selon les Statistiques de Franscini — auxquels est également consacrée une autre contribution dans la seconde partie de l’ouvrage — 70 % de la population suisse parlait allemand, 23% français, 5% l’italien, 2% le romanche. Ainsi, la complexité de la situation est donc mise en avant de manière très pertinente. La fin de la contribution poursuit cette lancée avec l’allusion du cas de l’annexion de l’Alsace-Lorraine (et aussi une citation d’Ernest Renant : « La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas » ainsi que les récents résultats du recensement en Suisse, où l’anglais est la langue de communication la plus usitée. Tous ces faits confirment, très justement, le creuset des langues en Suisse.
9L’analyse suivante est consacrée à l’action du pédagogue et historien Peter Kaiser durant les événements de la Suisse de 1848. Peter Geiger a donné à ses propos un titre évocateur : « Peter Kaiser, pédagogue et historien en Suisse, révolutionnaire au Liechtenstein en 1848 : expérience, action, instrumentalisation au temps du nazisme. » Comme le sous-entend son titre, cette contribution synthétique et précise comporte trois parties : biographie, expérience suisse révolutionnaire en 1848, influence durant l’époque nazie. Le Liechtenstein, en 1848, était membre de la Confédération germanique. Au sein de ce petit pays, la Révolution s’était déroulée à l’instar du reste de l’Allemagne. Avec toutefois des particularités : proximité géographique du Liechtenstein et de la Suisse, et avant tout – comme le montre la contribution de ce volume, l’influence d’un individu – Peter Kaiser -, qui, natif du Liechtenstein, a vécu exilé en Suisse en tant que pédagogue (il enseigne dans divers établissements, notamment aux côtés de Pestalozzi) et éminent historien (en tant qu’auteur d’une étude sur le Liechstenstein, comme le souligne très justement Peter Geiger dans cette contribution). Peter Kaiser, qui s’était établi en Suisse, y revient au troisième jour de la Révolution de 1848 et devient le leader des mouvements révolutionnaires. Ceci grâce à son expérience helvétique antérieure, qui l’a familiarisé avec les valeurs sociales, historiques et politiques de la Suisse. Comme le souligne cette analyse, les actions révolutionnaires de Peter Kaiser ont un retentissement au Liechtenstein, en Allemagne, en Autriche. En 1848, cet historien révolutionnaire tente d’intégrer le Liechtenstein à la Confédération germanique en défendant des valeurs démocratiques. Plus tard, au XXe siècle, la propagande nazie a repris et déformé les idées de Peter Kaiser. Cet historien – ainsi controversé – devient un mythe. Et ceci, a juste titre, comme l’a démontré la contribution de Peter Geiger.
10La seconde partie de l’ouvrage s’intitule Perspectives statistiques et politologiques.
11La première contribution de cette partie s’intéresse à l’œuvre de Stefano Franscini. Jean-Luc Piveteau effectue une lecture critique sous le titre « Stefano Franscini revisité : lecture critique de son Tableau de la Suisse ». Déjà abordé dans ce volume par Marie Heger-Etienvre, Franscini est une figure emblématique des deux premiers tiers du dix-neuvième siècle. Comme le montre cette contribution, il en fut acteur et témoin comme en témoignent sa carrière politique au Tessin dans les années 1830 (en 1848, il devient conseiller fédéral – l’un des sept ministres de la Confédération - et ses activités en tant que politilogue, économiste, statisticien (grâce à la publication de sa Statistique de la Suisse, publiée en 1827 et traduite en plusieurs langues). Comme le souligne cette contribution, ce texte est très long, il compte environ un millier de pages. Jean-Luc Piveteau en propose une lecture à trois niveaux
12La Statistique est un genre classique, datant de l’époque des Lumières, ce n’est pas une première en Suisse, c’est un répertoire chiffré. La contribution met toutefois en avant une inflexion novatrice autour de 1848 : une exigence de quantification, de comparaison de la Suisse avec les pays voisins. La Statistique délivre un double « message », comme le souligne Jean-Luc Piveteau : « comprendre et doter la Suisse d’un instrument de diagnostic rigoureux, une recherche d’équité, d’efficacité. » Divers aspects ont été abordés : les religions, les langues en Suisse, l’instruction dans les différents cantons. Le second « message » est de livrer un outil de statistique moderne à la hauteur de l’enjeu national suisse. Franscini, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage, critique les institutions publiques dans un Tableau des forces matérielles et morales des 22 cantons. La Statistique est aussi un médium, dont le but est l’unité nationale et la mise sur pied d’un instrument fiable de diagnostic. On observe une évolution politique, économique, sociale et culturelle de 1830 à 1855. La contribution met en avant quelques écueils : Le Tableau statistique ne peut pas pleinement mesurer l’ampleur de la décomposition et de la recomposition territoriale, dont il est pourtant une balise. Il est aussi question de l’identité de la Suisse par rapport à l’Europe, ou dans certains cas, la Suisse n’existe pas. Son avenir est remis en question. En cela, 1848 éclaire 1998 et l’avenir de la Suisse au XXIe siècle par l’intermédiaire de Franscini. Cette contribution a donc le mérite de souligner l’actualité de son œuvre.
13La contribution de Marc Vuilleumier s’intéresse à une analyse de positions sociologiques. Il s’agit de la thématique suivante : « La naissance de la Suisse moderne : l’analyse de Tocqueville. » Cette analyse évoque la manière dont Tocqueville a compris la Suisse des années 1830-1848 et son passé. Marc Vuilleumier cite Luc Monnier, qui, dans ses écrits, affirme que la Suisse occupe une place modeste dans la vie et les préoccupations de Tocqueville. Ce dernier aurait fait des remarques importantes concernant la Suisse, mais ne serait pas souvent cité par les historiens suisses. L’article mentionne aussi, qu’en 1925, paraît une étude d’Emil Dürr sur La Démocratie en Suisse selon la conception de Tocqueville, ainsi que d’importants travaux sur Gobineau et la Suisse et Auguste de la Rive. Selon l’auteur de la contribution, Xavier de la Fournière est le seul spécialiste français à porter une appréciation critique et négative sur les pages de Tocqueville consacrées à la Suisse. Il va dans le sens que Tocqueville fut marqué par la Suisse mais connaîtrait mieux l’univers anglo-saxon.
14L’article souligne pourtant que Tocqueville a une connaissance directe de la Suisse. En 1832, il visite la nouvelle prison pénitentiaire de Genève. En 1836, il y passe deux mois et y noue quelques relations (Auguste de la Rive etc…) Tocqueville en gardera quelques notes de voyage intitulées : Remarques sur l’histoire suisse. En 1845, dans le journal Le Commerce, il insérera deux articles secondaires consacrés à la Confédération. En 1849, en tant que Ministre des Affaires Etrangères, Tocqueville est confronté à la question de 12 000 réfugiés français, allemands, italiens en Suisse. Il écrira un rapport, qui mettra en avant que ce ne sont pas des faits isolés, mais qu’il s’agit d’un mouvement à travers toute l’Europe.
15En 1848, Cherbuliez, Professeur de Droit Public et d’Economie à l’Académie de Genève, écrira lui aussi un rapport sur la situation des réfugiés en Suisse. Selon l’auteur de la contribution, il y fera aussi l’éloge de son ouvrage De la démocratie en Suisse, ouvrage inspiré justement des travaux de son prédécesseur Tocqueville : De la démocratie en Amérique. Cherbuliez y voit un parallèle, des critiques, une contre-partie des travaux de Tocqueville. Malgré cela, ce dernier affirme que c’est la démocratie qui a motivé toutes les révolutions en Suisse autour de 1848. Pour Tocqueville, la démocratie en Suisse n’est pas propre à toutes les époques mais à l’esprit de 1848. Dans un contexte de juxtaposition de révolutions industrielles, sociales, politiques et religieuses, Tocqueville distingue la démocratie pure et la démocratie représentative. Il essaie de transmettre des concepts d’autonomie des cantons, de fédéralisme et de nationalisme en Suisse. Pourtant la Confédération restera neutre.
16Cette contribution a montré une perspective peu exploitée des travaux de Tocqueville : ses réflexions et son rapport avec la Suisse, qui ont conservé toute leur actualité.
17La troisième partie de l’ouvrage — « Dans le prisme de la littérature du 19e siècle » — se consacre à diverses œuvres littéraires du 19e siècle dans le miroir de l’esprit de 1848.
18Pierre Cimaz est l’auteur de la première analyse de cette partie de l’ouvrage : « La polémique contre “l’esprit du temps” de 1848 dans Esprit du temps et esprit bernois de Jeremias Gotthelf. » Cette contribution s’attache à l’écriture, la création, la polémique dans l’œuvre de Gotthelf, plus particulièrement dans son roman Esprit du temps et esprit bernois, publié en 1851, mais dont la genèse remonte à 1847. Cet ouvrage thématise la politique. Le récit se déroule entre l’automne 1845 et l’hiver 1849-50. À cette époque circule dans le canton de Berne une pétition en faveur d’une Constitution plus démocratique. Un autre événement est l’Affaire Zeller et le Putsch de Zurich (un philosophe de Tübingen devait avoir une chaire à l’Université de Zurich), qui trouve son origine directe dans la conception de l’œuvre. La contribution montre, très précisément, que dans le roman de Gotthelf, la représentation de la Suisse contemporaine est entièrement concentrée sur la politique bernoise (conflit du Sonderbund). L’analyse met en avant deux affirmations, de la préface du roman, relatives à la période s’étalant entre 1845 et 1850 : « La liberté républicaine a été mise en péril », « La politique des radicaux bernois est un concept de l’existence, pas éminemment politique, mais qui concerne l’humanité toute entière ». La préface reflète une représentation polémique de l’époque de L’esprit du temps à Berne. Certains personnages (les paysans Hunghans et Ankenbenz livrent un certain modèle politique. Cette contribution soulève des aspects intéressants sur le plan politique. Avec un peu de recul, le lecteur peut regretter que l’analyse de ce roman soit uniquement une approche politique, fait qui serait à nuancer encore.
19La contribution suivante est consacrée à L’originalité de la pensée démocratique dans les « Nouvelles zurichoises » de Gottfried Keller. Monica-Casalis-Thurmeysen rappelle le sens étymologique du terme « démocratie », demos, qui signifie le peuple. Sa contribution va dans ce sens. Le recueil de Keller compte cinq nouvelles, dont la période historique s’étale de la fin du Moyen-Âge à l’Ancien Régime. Seule la nouvelle Le Drapeau des sept justes évoque un passé proche : la fête du tir fédéral en 1849. L’analyse souligne que les récits et romans historiques sont à la mode dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Pour Keller, il s’agit d’une étude historique et poétique, attachée aux valeurs du passé. Et notamment du passé démocratique en 1848 avec ses transitions successives comme le montrent les personnages-clés des Nouvelles zurichoises (en particulier Zwingli et Salomon Landolt).
20Monica-Casalis-Thurmeysen met en évidence l’originalité de la pensée démocratique dans ce recueil de Nouvelles, notamment le thème d’éducation poétique et de miroir poétique du passé. Dans ce contexte, quelques thèmes significatifs montrent comment la pensée démocratique de Keller est enracinée dans le passé de sa ville. Les Nouvelles mettent en évidence une dialectique entre passé lointain (Moyen-Âge) et proche (1848). Ces thèmes sont : la condition de tireur d’élite, la recherche d’identité des personnages, la vie de famille et la condition de femme, la vie amoureuse…
21Le personnage de Zwingli a une dimension universelle. C’est un personnage réel de l’histoire religieuse, prédicateur de l’époque de la Réforme, homme d’Église, rénovateur moral de son peuple, enseignant, homme d’État, diplomate et guerrier « à l’image de la jeunesse démocratique dont rêve Keller trois cent ans plus tard » note très justement l’auteur de la contribution.
22La prochaine étude de Jean-Marie Paul a pour objet une analyse de « Martin Salander de Gottfried Keller : faillite et renaissance de l’esprit républicain. » Dans son analyse, l’auteur met en avant le travail laborieux de Keller pour achever Martin Salander, dernière œuvre de l’écrivain, parue en 1886. Dès sa parution, elle fut l’objet de critiques virulentes. Keller s’en plaint dans une lettre à Theodor Storm. Certaines critiques sont mitigées, faisant notamment le parallèle avec les techniques narratives de Dürrenmatt, Kafka pour mélanger fantaisie et réalisme. Jean-Marie Paul fait une lecture minutieuse du roman et met en évidence ses faiblesses : c’est une œuvre trop didactique pour restituer l’atmosphère singulière d’une époque. Ce livre est un témoignage engagé des opinions politiques de Gottfried Keller et une critique des mentalités contemporaines. La contribution montre que Keller n’écrit pas en historien, c’est le climat d’une époque qui lui importe, notamment la corruption des mœurs. Plusieurs personnages incarnent par conséquent ce « nouvel esprit de 1848 ». Cette analyse saisit donc avec justesse et précision l’atmosphère littéraire, politique et surtout symbolique de 1848.
23La quatrième et dernière partie de l’ouvrage soulève quelques questionnements actuels, comme l’indique très justement son intitulé.
24La première contribution de cette partie tente de dresser un bilan de la littérature suisse d’aujourd’hui. Anne-Marie Gresser l’intitule sobrement : « Que reste-t-il de l’esprit de 1848 ? Réflexions thématiques sur la littérature suisse d’aujourd’hui. » Ce qui peut surprendre dans cette contribution, est que seul deux écrivains y sont évoqués : Adolf Muschg et Thomas Hürlimann, alors que le titre évoque la littérature suisse d’aujourd’hui. Anne-Marie Gresser évoque le pamphlet par l’intermédiaire d’un important volume d’Adolf Muschg : O mein Heimatland : 150 Versuchen mit dem berühmten Schweizer Echo (paru en 1998). Muschg y démontre l’inadéquation entre les idées de 1848 et la société suisse d’aujourd’hui. Muschg représente le peuple suisse comme une victime et non comme un acteur de la dérive anti-démocratique. Un autre essai de cet auteur, évoque la situation politique et financière de la Suisse durant le seconde Guerre mondiale : Wenn Auschwitz in der Schweiz liegt.
25Thomas Hürlimann est le second écrivain évoqué, avec un petit volume de 170 pages, publié en 1998 : Das Lied der Heimat. Il s’agit d’une pièce de théâtre, d’un cycle. Gottfried Keller, le Nationaldichter, se trouve incognito dans un hôtel, à l’aube de son soixante dixième anniversaire en 1889 (soit cent ans après la Révolution française). Cette mise en scène est une façon de critiquer et remettre en question la société suisse, notamment, selon l’auteur, la remise en cause des libertés. Anne-Marie Gresser remarque aussi que les deux livres contiennent dans leur titre, le vocable Heimat.
26Dans ce contexte, les commémorations semblent être une entreprise de démystification, comme le mettent en avant plusieurs écrivains comme notamment Martin R. Dean déjà en 1988, en vue des célébrations helvétiques de 1991. Plusieurs pistes restent ouvertes à la fin de cette contribution – avec une note quelque peu pessimiste : la sévérité du jugement littéraire suisse, le refus du déterminisme de l’Histoire, l’identité et la Heimat.
27La contribution de Manuel Meune examine des faits concernant des Suisses exilés au Canada. Son titre est explicite : « Entre idéal helvétique et réalités canadiennes : les Suisses du Québec et les commémorations de 1998. » Suite aux commémorations de 1998, Manuel Meune fait état des commémorations dans cette cinquième Suisse. Il a effectué des enquêtes sur place auprès d’un échantillon de population d’immigrants lors d’entrevues à l’occasion de la Fête du 1er août, au sud de Montréal. Avant de présenter succinctement les résultats de cette enquête, l’auteur de la contribution revient sur quelques similitudes dans l’impératif fédéral et des différences dans l’édifice juridique. La Suisse a mis en place son fédéralisme en 1848, le Canada en 1867. Au niveau de l’organisation du pays, le Québec est un autre Sonderfall, entre missions religieuses et culturelles (dilemme existentiel du Québec : l’ambiguïté des liens avec le Canada anglais.)
28Après ces rappels historiques, l’auteur revient sur la présence des Suisse au Canada et au Québec. Il évoque les années 1604 – où un Fribourgeois, Pierre Mireille, s’installe le premier dans la vallée de St Laurent au Québec -, 1649, le début de XXe siècle. Il précise qu’actuellement, quelques 600 familles y sont installées. De nos jours et dans ce contexte, les valeurs « suisses » sont à la rescousse d’une conscience helvético-canadienne lacunaire. Prenant appui sur son sondage, Manuel Meune, qui a utilisé des méthode quantitatives, reproduit des extraits de ses résultats à la fin de sa contribution. Il émet donc l’hypothèse qu’un échantillon de répondants à ce sondage est représentatif d’une réussite sociale exemplaire. Si en 1991, environ 10 000 Suisses sont installés au Québec, la majorité se retrouve à Montréal et est de langue française, puis suivent – depuis la fin des années 1970 – les Alémaniques. L’enquête montre que 54 répondants sont agriculteurs, techniciens et enseignants, protestants, de sexe masculin et originaires du Canton de Vaud, Berne, Saint-Gall et Neuchâtel.
29La contribution souligne aussi que l’approche folklorique et stéréotypée de la Suisse est restée vive lors des commémorations au Canada. Ainsi, Manuel Meune évoque les clichés suisses des montagnes et du vin, de l’homo helveticus (précision, propreté, simplicité, ardeur au travail) et enfin la ritualisation du souvenir : comment fêter 1848 pour oublier 1998 ? Ce qui démontre, à mes yeux, le clivage entre le passé et le présent en Suisse. Un dernier aspect souligné par l’auteur va également dans ce sens en posant deux question : Le fédéralisme et la territorialité suisse sont-ils un modèle exportable ? Une harmonie de surface est-elle possible ? (Des Alémaniques plus Suisses, plus Canadiens, des Romands plus Québécois).
30Cette contribution quelque peu originale par son approche quantitative du fait historique conduit à se demander si les commémorations de 1998 ne sont pas un moyen de confronter les Suisses du Québec au dilemme national de la Suisse et à son fédéralisme.
31Cet ouvrage — à la fin duquel on attendait peut être une conclusion voire une synthèse offrant une ouverture pour d’éventuelles pistes de recherche à venir — a démontré le caractère hétéroclite et hétérogène de l’année 1848 en Suisse et son retentissement au-delà des frontières. Les aspects sont multiples, à l’image de la diversité culturelle helvétique. Le lecteur ne peut que profiter d’un tel inventaire historique et politique qui trouve son ancrage dans l’actualité proche.