Comment interpréter l’œuvre de Pierre Bayle, un transgressif conservateur
1« La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d’un coup, les Français pensent comme Voltaire ; c’est une révolution ». Cette affirmation si lapidaire que surprenante appartient à l’essai célèbre, bien que daté (1934), de Paul Hazard : La Crise de la conscience européenne. Elle emporte la conviction qu’un changement soudain et radical se serait produit dans la culture française à un moment donné, et précisément à l’époque de Pierre Bayle. Cet ouvrage, malgré les limites de sa conception idéaliste et progressive de l’Histoire, garde toujours, selon Hubert Bost, professeur d’Histoire moderne à l’École Pratique des Hautes Études, une lucidité et une modernité surprenantes. Mieux : dans son récent Bayle calviniste libertin paru chez Champion en 2021, H. Bost est convaincu que l’œuvre de P. Hazard a été influencée par la pensée de Pierre Bayle lui-même (p. 50).
2H. Bost se propose cependant d’actualiser les intuitions de P. Hazard au prisme de travaux plus récents, et en croisant différents domaines du savoir. Ces études ont montré par exemple l’importance que les périodiques ont eu dans la transmission des idées, en validant ainsi l’hypothèse de P. Hazard que « les idées ont une vie propre et mènent le monde », comme le dit H. Bost (p. 358). P. Hazard avait avancé l’idée qu’un mouvement culturel mettant en discussion les certitudes acquises et touchant plusieurs champs disciplinaires serait né à la fin du xviie siècle, et que celui-ci aurait inspiré les Lumières. C’est pourquoi l’œuvre de Pierre Bayle, qui a participé activement à ce mouvement, représenterait, selon H. Bost, un nœud inéludable pour la compréhension des origines de la « modernité1 ».
3D’abord le titre : Bayle calviniste libertin. C’est un oxymore qui, bien résumant tous les propos du livre, aiguillonne la curiosité du lecteur. Mais ce titre et l’idée qu’il suggère conviennent-ils véritablement au personnage, dont l’œuvre fait encore l’objet de grands débats interprétatifs ? H. Bost ne manque pas de le justifier de manière rigoureuse à chaque chapitre. Des arguments historiques mais aussi philosophiques y sont évoqués par une approche interdisciplinaire qui fait aussi l’intérêt de son ouvrage.
4L’ouvrage d’H. Bost, qui réunit les acquis de décennies de recherches et de publications, est donc dense, composé de 23 chapitres pour 456 pages, mais tout à fait passionnant. Il est enrichi dans une première partie par une minutieuse enquête historique sur la vie et les relations familiales et affectives des trois frères Pierre, Jacob et Joseph2, à partir de l’étude de l’importante correspondance de Bayle3 et des œuvres du philosophe. H. Bost nous présente ainsi un personnage en chair et en os, nous parlant par sa propre voix.
5Calviniste par éducation et appartenant à une minorité protestante persécutée après la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, Bayle a dû s’exiler aux Provinces-Unies hollandaises où il a entrepris une activité de journaliste et d’écrivain. Il est devenu alors un anticonformiste, d’où l’intérêt qu’il suscite encore chez le lecteur contemporain, captivé, peut-être, par cet individu sortant du lot. Surpris et fasciné par l’autonomie intellectuelle de Bayle, par la modernité de certaines de ses idées, le lecteur le considère comme un visionnaire. H. Bost nous le rappelle : philosophe mordant, en même temps spéculatif et concret, Bayle critiquait les lieux communs en religion, politique et éthique tout en étant au carrefour de plusieurs disciplines et genres littéraires. De plus, contrairement aux philosophes de l’époque, il n’était pas systématique dans son écriture et a même inventé de nouveaux styles littéraires. Il était un original, soit. Mais il ne faut pas oublier que Bayle était aussi un conservateur en religion et en politique : il voulait revenir aux sources de la foi calviniste, sans aucun ménagement, et en politique il était monarchique, ne comprenant presque pas les raisons de ses compatriotes et coreligionnaires orangistes.
6Cette originalité et cette complexité de Bayle, H. Bost en rend compte en suivant les traces d’Élisabeth Labrousse, la première chercheuse moderne à s’être intéressée à la correspondance de Bayle — elle en a publié l’Inventaire en 1961. É ; Labrousse a ensuite collaboré avec Antony McKenna pour l’édition de cette correspondance en treize volumes, dès 1999, avec une édition électronique en libre accès. Spécialiste de Bayle, H. Bost lui-aussi a publié plusieurs livres sur le Philosophe de Rotterdam ; mentionnons notamment sa biographie de Bayle parue en 2006 et sa participation à l’édition de la Correspondance.
7Quelle est donc l’identité véritable de Bayle ? Un calviniste ? Un libertin ? Est-il un fidéiste ou un athée masqué, comme le présentent certaines études ? Un schizophrène, un imposteur, ou un chrétien et un philosophe qui cherche sincèrement la vérité ? Deux thèmes de l’œuvre d’H. Bost ont retenu notre attention, et peut-être pourront-ils nous aider à répondre à toutes ces questions : d’un côté le rapport entre foi et raison chez Bayle ; de l’autre sa capacité à être considéré comme un comparatiste religieux.
Le rapport foi-raison chez Bayle
8C’est H. Bost même qui nous révèle le but de son œuvre : discuter les questions du libertinage et de l’athéisme chez Bayle. Les dernières introductions aux volumes de l’édition de sa Correspondance ont insisté particulièrement sur ces sujets, dit-il. H. Bost remarque un glissement progressif des thèmes, plus protestants dans les premières introductions, vers des sujets plus philosophiques dans les dernières.
9L’importance de la Correspondance pour l’étude de Bayle n’est d’ailleurs pas nouvelle, car déjà au xviiie siècle l’on s’intéressait à elle, comme le démontre Pierre Rétat dans Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au xviiie siècle de 1971. La valeur accordée aux échanges épistolaires familiaux par H. Bost est aussi due au fait qu’il est convaincu que cette source d’informations recèle la clé herméneutique pour comprendre les œuvres de Bayle, d’autant plus que sa vie reste la plupart du temps obscure, à part quelques épisodes très connus. Le personnage de Bayle peut être ici étudié dans la longue durée, mais également dans la courte durée, là où si situent les ruptures et les changements.
10La biographie, c’est-à-dire l’histoire, est donc le terrain pour comprendre la vraie pensée de Bayle, accusé parfois de simulation, de contradiction, d’insincérité. Voilà une première prémisse méthodologique indispensable — partir des faits connus par les sources disponibles —, mais aussi s’approcher le plus possible des pensées intimes de Bayle. Quoi de mieux que de lire ses lettres à sa famille, où il est censé avoir été sincère ? Une problématique capitale chez Bayle concerne la croyance. Ses lettres peuvent-elles nous aider à mieux comprendre ce que Bayle pensait vraiment ?
11Personne ne peut entrer dans l’intimité d’une conscience pour vérifier le degré d’adhésion à la foi professée. Ce n’est pas non plus d’ailleurs le but d’H. Bost. Il s’agit plutôt d’établir le positionnement de Bayle, qui parfois nous semble échapper. Il est certain que Bayle fut calviniste par appartenance familiale, mais aussi parce qu’il prit la défense des calvinistes français persécutés par Louis XIV en se montrant solidaire avec leur sort ;et enfin par choix, puisqu’il a délibérément fait retour à la foi protestante, après avoir abjuré le catholicisme, auquel il s’était converti pendant une très courte période. H. Bost utilise le terme de « fidéisme » pour indiquer cette adhésion de Bayle au calvinisme, sans cependant pouvoir se prononcer sur son degré de sincérité.
12Selon H. Bost, Bayle pourrait tout aussi bien être défini comme un « libertin », d’après le sens que ce mot avait à l’époque : parce qu’il était critique envers la religion, qu’il voulait sonder les limites de la raison mais aussi celles de la croyance, de la crédulité et de la superstition. Il revendiquait ainsi la liberté de conscience et d’expression sur n’importe quel sujet, même le plus scabreux, à une époque où cela était considéré comme déviant et immoral, c’est-à dire « libertin ».
13H. Bost tient à souligner l’importance des réseaux de Bayle pour bien saisir son œuvre ; cependant, il met en garde contre une erreur historiographique qui consisterait à identifier le réseau personnel de Bayle aux Provinces-Unies avec le Refuge huguenot : cela amènerait à surévaluer la portée religieuse de sa pensée. H. Bost souhaite plutôt laïciser Bayle4 ; cela expliquerait comment il a pu réaliser la « césure » culturelle évoquée par P. Hazard. Les questions religieuses dont Bayle se fait le porte-parole sont en fait celles d’un mouvement culturel plus large que celui de son réseau personnel et confessionnel, affirme H. Bost.
14Selon Bayle, la foi et la raison sont incommensurables. La raison ne peut pas comprendre la « logique5 » de la foi car celle-ci peut admettre, par exemple, la contradiction. Bayle est persuadé de l’impossibilité de concilier la foi avec la raison. C’est le cas du problème du mal : comment mettre d’accord la bonté divine avec sa toute-puissance, qui aurait pu éliminer le mal du monde ? Le problème de la présence du mal constitue depuis toujours la plus forte objection contre l’existence de Dieu. C’est la dissociation entre foi et raison qui a amené Jonathan Israël à considérer Bayle comme un représentant des Lumières radicales.
15Cette conviction de la séparation radicale de la foi et de la raison a conduit Bayle à refuser la théologie rationnelle qui commençait alors à se développer chez les protestants. C’est pourquoi il souhaitait revenir au calvinisme primitif, qui se fonde sur le témoignage intérieur de l’Esprit saint, confirmé par la seule Écriture. C’est la foi qui sauve et non pas les œuvres humaines, y compris les recherches rationnelles, les discussions… Les théologiens rationalistes, en outre, pour être vraiment cohérents avec leur démarche philosophique en théologie, devraient, selon Bayle, mettre entre parenthèse leur foi. Autrement dit, ils devraient douter de leur foi. Au contraire, l’historien et le philosophe ont droit au doute méthodologique ; il s’agit même de leur propre méthode pour la recherche de la vérité. Mais si un calviniste est également un historien ou un philosophe, en tant qu’historien ou philosophe, tout en gardant sa foi, il a le droit d’en faire épochê, c’est-à-dire de la suspendre dans l’exercice de son jugement, afin de rechercher la vérité.
16H. Bost repousse la thèse de la dissimulation chez Bayle. Il préfère utiliser l’expression de Gianluca Mori : « un protestant compliqué6 ». Bayle n’est certainement pas athée, ni matérialiste, du fait des critiques qu’il adresse à ses coreligionnaires. Il n’est pas plus pertinent d’appliquer la méthode de Strauss qui consiste à « lire entre les lignes » de l’œuvre de Bayle. Comme celui-ci aurait eu recours à une stratégie consciente de contradiction pour ne pas révéler ses vraies convictions, il faudrait décrypter ces dernières entre les lignes de ses textes. Il n’y a aucune raison, selon H. Bost, de ne pas croire à la sincérité de Bayle. D’autant plus qu’il ne courait aucun danger qui aurait pu justifier sa légitime défense par une dissimulation de sa vraie pensée. Les contradictions, précise H. Bost, peuvent être en partie justifiées par le fait que l’écriture du philosophe n’est pas systématique mais souvent réactive.
17En conclusion, la thèse d’H. Bost est que Bayle ne renie pas sa foi calviniste mais qu’il est en même temps philosophe. La solution de ce conflit est un compromis qui se fonde sur l’humilité. La théologie doit renoncer à philosophie pour rester humble, mais la raison doit également reconnaître qu’elle présente des limites insurmontables, et qu’il y a des domaines, comme la métaphysique, qui lui échappent complétement. Comment ne pas voir chez Bayle un précurseur de Kant ?
Bayle comparatiste ?
18Bayle, selon H. Bost, élabore une anthropologie qui n’est pas athée, mais qui souhaite au contraire rendre compte du besoin humain et universel de croire. Bayle concevrait la croyance comme une exigence générale de la nature humaine. Il ferait en quelque sorte une épochê de l’appartenance confessionnelle particulière, ce qui constitue certainement une originalité de Bayle par rapport à son époque. Bayle, en outre, pratiquerait une sorte de « déconstruction » critique de l’apologétique que le christianisme a élaborée pendant des siècles.
19H. Bost définit Bayle comme un comparatiste ante litteram, car celui-ci ne considérerait pas le christianisme comme la seule religion qui détiendrait la vérité, comme le sommet des religions, mais le mettrait sur le même plan que les autres religions. Bayle essaierait de lutter contre la prétention du christianisme à entretenir un rapport presque exclusif à la vérité. Il annoncerait ainsi les sciences religieuses du xixe siècle.
20En réalité Bayle est convaincu de la supériorité du calvinisme par rapport au catholicisme — ce qui est tout-à-fait normal pour un croyant protestant —, perçu comme le berceau de toute idolâtrie à cause de sa doctrine de la transsubstantiation, de la vénération des images, des reliques, des objets. Son culte excessif des créatures (la Vierge, les saints), sa manipulation des esprits croyants par les miracles et les indulgences sont à ses yeux une preuve de sa corruption. C’est une confession fanatique qui génère la violence. Le catholicisme au lieu d’adorer Dieu qui est Esprit, en esprit et vérité, tombe ainsi dans une condition considérée par Bayle comme inférieure, et voisine du paganisme. La supériorité du calvinisme tient à ce qu’il est, selon le philosophe, plus tolérant que le catholicisme, à quelques exceptions près : le cas Servet par exemple, que Bayle ne tait pas d’ailleurs. D’autre part, la doctrine de la prédestination, dit Bayle, est parfaitement conforme aux Écritures saintes : c’est pourquoi elle est la vraie doctrine, car Bayle, soutient H. Bost, croyait dans l’inspiration divine des Écritures.
21Bayle ne nous semble donc pas échapper à l’établissement d’une échelle axiologique, au moins entre catholicisme et protestantisme. Or le catholicisme aux yeux de Bayle est corrompu ; il a fini historiquement par se déclasser, en devenant idolâtrie et paganisme, alors que le vrai christianisme serait incarné par « le calvinisme de la vieille roche ».
22Bien sûr, on peut distinguer le plan de la foi de celui de la raison pour étudier scientifiquement la religion, mais à condition de ne pas établir des jugements de valeur — méthode que Bayle préconise pour l’historien-chercheur, mais qu’il n’applique pas toujours. Pour sa défense, il reste vrai que Bayle utilise plusieurs genres littéraires et qu’il faut toujours en tenir compte, sans oublier le contexte historique de production de ses œuvres ainsi que l’identité de ses destinataires. Cela empêche toute généralisation, banalisation, ou systématisation de la pensée de Bayle, qui en tout cas reste un esprit critique et un original par rapport à son époque. Il est un “précurseur” des Lumières, comme le fait bien entendre H. Bost. D’autres éléments le rangent par ailleurs de ce côté : sa critique des préjugés de l’enfance, sa conception moderne de l’éducation, son concept d’individualisation de l’enseignement par la centralité de l’élève ; le refus de l’innéisme philosophique ; la querelle sur le rôle de la nature et de la culture, résolue en faveur de la culture (l’être humain ne serait que le résultat de la culture) ; la conviction de l’incapacité de la grâce à améliorer ou à aider l’homme à accéder à la vérité, c’est-à-dire à perfectionner sa nature intellectuelle (contre la conception scolastique) ; le rejet de la notion de péché originel.
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23Hubert Bost nous livre une présentation exhaustive de Bayle. Tous les aspects de sa personnalité complexe, même les moins abordés comme son patriotisme ou son rapport à la sexualité, sont inspectés. H. Bost porte son regard sur l’ensemble de l’énorme production du Philosophe de Rotterdam, par un dialogue constant avec l’historiographie ancienne et récente. Son personnage, toujours situé historiquement, est interprété de manière originale et souvent à rebours de la tradition critique.
24Bayle apparaît dans l’ouvrage d’H. Bost comme une personnalité morale, loyale, cohérente avec elle-même, sincère à sa manière — cela ressemble beaucoup au portrait que Bayle avait fait de son ami Henri Basnage de Beauval : un homme sage, discipliné, presque un ascète, généreux et charmant dans la conversation, bien que critique et parfois même mordant.
25Malgré la complexité de Bayle, H. Bost n’entend pas proposer au public une simplification, surtout lorsque certaines des contradictions du philosophe, qui semblaient jusque-là, insolubles y trouvent enfin des explications, grâce au contexte herméneutique où elles sont nées. C’est là que réside tout l’intérêt de Bayle calviniste libertin.