Renouveau de la critique sociale dans la littérature française contemporaine
1Paru sous la direction de Jean‑Pierre Bertrand, Justine Huppe et Frédéric Claisse, l’ouvrage a pour objet d’étude la tendance qu’a la littérature la plus contemporaine à prendre en charge une forme de critique sociale, après un moment de relatif reflux de celle‑ci dans la seconde moitié des années 1970 et dans la décennie suivante.
2La stimulante introduction de l’ouvrage inscrit ce renouveau de la critique en littérature dans un paysage intellectuel plus large, en s’appuyant notamment sur les travaux de Razmig Keucheyan1 (p. 8). Celui‑ci montre une multiplication des théories critiques dans de nombreux champs des sciences humaines et sociales à partir des années 1990, sur fond de remobilisation des mouvements sociaux et de « décentralisation des foyers de la pensée critique » (p. 9). De nouvelles pensées s’imposent, tandis que les hiérarchies conceptuelles anciennes se trouvent reconfigurées, au profit de concepts et de théories qui avaient parfois été reléguées au second plan. C’est le cas d’un certain marxisme hétérodoxe — gravitant notamment autour des réflexions de Benjamin ou de Gramsci —, qui connait aujourd’hui un véritable retour en grâce.
Un panorama de la critique en littérature
Réarmements multiples
3Les différentes contributions tracent un parcours au sein de ces écrits, parcours qui témoigne d’une diversité dans les modes d’interaction entre littérature et critique sociale. Ce renouveau critique serait, par exemple, aussi bien motivé par un contexte social qui le rendrait nécessaire qu’armé par les théories nouvelles que celui‑ci suscite.
4Sylvie Servoise illustre cette première tendance, en étudiant des écrits d’Arno Bertina et de Nathalie Quintane marqués par le moment « Nuit Debout ». Dans ces œuvres, il ne s’agit pas seulement de représenter le mouvement du printemps 2016, mais de mettre en place des dispositifs textuels qui cherchent à penser la démocratie (« La littérature contemporaine à l’épreuve de la “démocratie des places” », p. 177‑192). Des luttes nouvelles peuvent donc appeler des réponses littéraires spécifiques.
5Le texte de Siân Lucca illustre la seconde tendance et montre comment l’émergence d’une théorie — en l’occurrence la théorie queer — fournit un puissant levier analytique à Édouard Louis dans ses récits autobiographiques (« Édouard Louis et le genre. Écritures de soi sous influence Queer », p. 121‑134).
6À la jonction de ces deux dimensions, l’article de Frédéric Claisse montre comment, dans l’histoire du xxe siècle, les pensées des sociétés de contrôle ont été réactualisées en fonction du contexte social, et comment Alain Damasio renouvelle ce geste d’actualisation avec la republication en 2007 de La Zone du dehors (« Le “dehors de toute chose” : Alain Damasio en rêve-volte contre les sociétés de contrôle », p. 49‑66). Ici, la littérature s’écrit en réaction à un nouveau contexte sociohistorique (la surveillance généralisée, de plus en plus automatisée par les techniques d’information les plus modernes) en même temps qu’elle puise dans les théories critiques suscitées par ce contexte, et contribue à son tour à les alimenter.
Extension du concept
7À utiliser un concept aussi large que celui de critique sociale, ne risque‑t‑on pas cependant de rassembler des œuvres en fait extrêmement diverses ? Ne perdrait‑on pas alors en précision ce qui avait été gagné en efficacité théorique ?
8L’ouvrage nous semble affronter cette difficulté épistémologique, notamment en problématisant la notion de « critique ». L’introduction envisage ainsi trois formes distinctes de réarmement (p. 7‑8). Premièrement, un renouveau critique en littérature, qui se produit aussi bien autour de nouvelles questions sociales que de nouvelles théories critiques. Deuxièmement, les modalités de cette critique se sont infléchies. On ne trouve plus guère d’écrivain·es, par exemple, pour revendiquer le modèle de l’engagement à la manière de Sartre, et c’est plutôt la notion d’implication (Blanckeman, 2016) qui conviendrait pour décrire le type de positionnement que l’on peut observer aujourd’hui en littérature (p. 7). Marie‑Jeanne Zenetti montre d’ailleurs comment la théorie du standpoint peut servir à armer critiquement les écritures de « terrain », tout en leur fournissant une forme d’objectivité — en vertu de laquelle l’auteur·ice parle non depuis une position surplombante, mais depuis son point de vue situé (« Récits situés : épistémologies critiques, savoirs situés et littératures documentaires », p. 149‑162). Jean‑Marie Gleize considère pour sa part, en praticien, que la « post-poésie » est politique de plain‑pied, en tant qu’elle est une pratique qui fait partie du monde, et non pas un langage à part (« Dans le style de l’attente », p. 79‑88). Ces deux premières modalités permettent déjà de rythmer le paysage que dessine la notion de réarmement critique, en y traçant des frontières typologiques internes.
9Surtout, est envisagée la possibilité d’une désactivation (ou d’une « zombification » [p. 12]) du potentiel critique des œuvres à travers l’usage intempestif de notions qui leur sont associées. Le constat qu’Olivier Neveux dresse à propos du théâtre en France (Neveux, 2019) est ainsi étendu à une part de la production littéraire, à savoir que les productions sont souvent tirées du côté d’un « politique » inoffensif (ou désarmé), qui relève en fait davantage d’une pensée irénique du vivre‑ensemble que d’une mise au jour de la conflictualité du monde social (p. 13). La contribution de Justine Huppe vient s’inscrire dans cette réflexion, à travers une analyse de la notion de performativité en littérature chez Austin et surtout chez ses successeur·euses (« Littérature et performativité : des flottaisons terminologiques au sea-change critique », p. 17‑34). Elle montre que la performativité littéraire n’est pas un acte poétique démiurgique, comme elle peut être parfois décrite lorsqu’il s’agit de trouver à peu de frais une efficacité sociale à la littérature… Au risque de se satisfaire de cette réponse réconfortante mais désarmante, et d’oublier que « les conditions de félicité » du langage « s’adossent par nécessité à des croyances, des habitudes et des rapports de force socialisés » (p. 27). C’est donc une frontière externe au champ de la littérature armée du point de vue critique qui est esquissée ici.
Soigner… ou fourbir les armes ?
10On touche ici à l’un des enjeux épistémologiques associés à la notion de réarmement critique, à savoir sa complémentarité ou son opposition avec les concepts de care en littérature2 (ou de littérature « thérapeutique » [p. 7]).
11Par rapport à cette notion, celle de réarmement critique permet à Pierre Schoentjes de lire à nouveaux frais certains ouvrages, comme Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal — dont on place souvent l’œuvre sous le signe du care3. Pour P. Schoentjes, Naissance d’un pont est emblématique d’un moment où la dimension critique au sein de la littérature française portait presque exclusivement sur la question sociale, et délaissait encore, dans l’ensemble, les problématiques écologiques (« “L’activisme écologique est un art” : littérature environnementale et engagement », p. 67‑78). La contribution de David Vrydaghs (« La voix satirique de la critique post-exotique : les romans de Lutz Bassmann », p. 35‑48) va même jusqu’à attribuer à la littérature post-exotique de Lutz Bassmann et de ses hétéronymes une tendance « réparatrice » par rapport à l’histoire, au détriment d’un regard « critique ou politique sur la société contemporaine » (p. 43). Ici, l’opposition entre care et critique n'est donc pas monolithique, mais relève plutôt d’une modulation de point de vue.
12Cette opposition se fait beaucoup plus nette dans d’autres contributions, ce qui se manifeste notamment par le choix des objets d’analyse. Ainsi, autour de certains lieux d’éditions (Al Dante, La Fabrique, P.O.L, Amsterdam), autour de certaines collections (« Forbidden Beach »), enfin autour de certain·es auteur·ices (Nathalie Quintane, Jean-Charles Massera, Christophe Hanna…), c’est une forme de répertoire qui semble se constituer, pour l’analyse duquel la notion de réarmement critique nous apparaît particulièrement pertinente et porteuse.
Une communauté méthodologique
Une étude des matérialités
13Les contributions ont en commun une attention partagée pour la matérialité de l’œuvre, entendue à plusieurs niveaux. Nous en distinguons trois qui nous semblent pertinents.
14Plusieurs propositions adoptent une saisie large du fait littéraire, et abordent l’inscription de l’institution littéraire dans les structures économiques. Benoît Auclerc, par exemple, se penche sur des œuvres (celles de Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Sylvain Courtoux, Christophe Hanna…) qui, à contre‑courant d’un préjugé encore tenace de désintéressement de l’art, exhibent au contraire la dimension pécuniaire de la production littéraire, elle-même ramenée aux conditions de vie des écrivain·es (« Et l’argent, dans tout ça ? — Les intérêts de la poésie », p. 105‑120). Cette réflexion prolonge celle que mène ailleurs Sylvie Servoise sur l’écriture comme métier au sens le plus matériel du terme (Servoise, 2016).
15Julien Lefort-Favreau s’intéresse pour sa part à la maison d’édition P.O.L4. S’il évoque les compromis proprement économiques trouvés par l’éditeur pour réussir à subsister tout en conservant une politique éditoriale « exigeante », son article met aussi en lumière, à travers l’exemple de P.O.L, le travail de l’éditeur au sein de l’institution littéraire5. Il nous semble donc relever d’un niveau intermédiaire de réflexion sur la matérialité de la littérature, soit l’étude des médiations sociales du fait littéraire. Relèverait sans doute aussi de ce niveau intermédiaire le travail que mènent Sonya Florey et Judith Émery-Bruneau sur la réception d’œuvres critiques dans un contexte d’enseignement (« La littérature de l’extrême contemporain explorée par des lect-acteurs des conditions pour développer une pensée critique à l’ère néolibérale », p. 193‑208).
16Magali Nachtergael se penche enfin sur la matérialité technologique d’œuvres de poésie sonore et de rap, et articule démocratisation des techniques d’enregistrement et acte de production artistique (« Approches technologiques de la poésie et culture matérielle : interactions créatives de la poésie sonore au rap », p. 121‑134). On se situe ici au niveau le plus spécifique de réflexion sur la matérialité conçue dans sa dimension la plus concrète de l’étude des supports.
17S’il paraît évidemment impossible d’épuiser la question de l’articulation théorique de ces différents niveaux de « matérialité » en une dizaine de contributions, cet ouvrage collectif nous semble néanmoins proposer des pistes de recherche particulièrement fécondes, qui pour nombre d’entre elles font intervenir des méthodologies empruntées à d’autres disciplines qu’aux études littéraires, notamment aux sciences sociales.
Une continuité entre théorie et pratique
18Le choix de se focaliser sur la dimension critique de la littérature constitue aussi une occasion de réduire le hiatus entre théorie et pratique du littéraire. L’ouvrage fait d’ailleurs appel à plusieurs praticiens. En plus de la contribution de Jean‑Marie Gleize, Christophe Hanna et Nancy Murzilli signent un texte sur « L’agence de notation », un dispositif que lui et elle ont conçu. Il s’agit d’une performance en public, qui consiste à évaluer des institutions (lieux culturels, festivals), à la fois en rejouant et en déplaçant un geste d’expertise propre à l’époque contemporaine et à ses audits en tout genre. Le dispositif de la contribution prolonge d’ailleurs ce geste, puisqu’il s’agit d’une forme d’évaluation de l’évaluation, elle-même mise en abyme par les commentaires de ses concepteur·ices (« Évaluation et critique institutionnelle. Notations sur l’Agence de notation », p. 89‑104).
19Est également republié « It’s Too Late to Say Littérature (Aujourd’hui recherche formes désespérément) » (p. 209‑242), un texte de Jean-Charles Massera initialement paru en 20106. L’artiste-théoricien y montre que les « formes » sont historiques et donc appelées à co‑évoluer avec leur époque. Le court essai est aussi un réquisitoire, où l’auteur renvoie dos à dos des pratiques qu’il juge périmées, comme le genre romanesque d’une part, et un repli formaliste qu’il constate chez des écrivains et des poètes de la fin du xxe siècle d’autre part. Ce réquisitoire est accompagné d’un plaidoyer pour l’invention de nouvelles formes qui seraient aptes à penser l’époque contemporaine et à agir sur elle. L’inventivité formelle ne doit donc pas être gratuite, mais servir une fonction sociale. Le choix de donner une seconde vie à ce texte constitue un geste éditorial fort, qui fait de J.‑C. Massera l’une des figures importantes — et à certains égards un précurseur — de cette tendance au réarmement critique de la littérature.
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20En définitive, ce très stimulant ouvrage collectif propose un parcours choisi au sein de la production contemporaine, en même temps qu’il met à disposition du lectorat un répertoire de gestes théoriques. La diversité de ces approches témoigne aussi, en même temps que d’une richesse du champ abordé, de certaines tensions épistémologiques (critique vs care ; articulation des différents niveaux de « matérialité »), qui pourraient faire l’objet de chantiers de recherche futurs.
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BIBLIOGRAPHIE
Blanckeman Bruno, « L’écrivain impliqué : écrire (dans) la cité », in Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft (dir.), Narrations d’un nouveau siècle : Romans et récits français (2001-2010), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016, p. 71-81.
Dubois Jacques, L’Institution de la littérature, Bruxelles, Labor, 2005.
Gefen Alexandre, Réparer le monde : la littérature française face au xxie siècle, Paris, Éditions Corti, 2017.
Keucheyan Razmig, Hémisphère gauche : une cartographie des nouvelles pensées critiques, Nouvelle éd. augmentée, Paris, Zones, 2013.
Neveux Olivier, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique éditions, 2019.
Servoise Sylvie, « L’écrivain, un travailleur comme les autres ? », in Aurélie Adler et Maryline Heck (dir.), Écrire le travail au XXIe siècle : quelles implications politiques ?, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2016, p. 55-66.