La traduction des alliances
1Le lecteur se souvient peut-être, malgré la surmédiatisation du 11-Septembre, que la rentrée 2001 fut aussi marquée par un événement d’ordre culturel : la publication de La Bible : nouvelle traduction (« BNT »), initiative conjointe des éditions Bayard en France et Médiaspaul au Canada. Ces deux maisons entendaient bousculer certaines habitudes par trop établies à leur goût. Il s’agissait pour elles, certes liées à la presse catholique, de dégager le livre des livres de sa gangue herméneutique plus ou moins sacralisante en révélant au grand public lettré la contingence historique et la fragilité constitutive de son matériau langagier. Le sociologue Pierre Lassave retrace cette aventure intellectuelle qui, après sept années de travail en équipes (des deux côtés de l’Atlantique), allait déboucher sur un best-seller de trois mille pages qui se démarque de nombreuses stratégies traductionnelles existantes.
2Dans une première partie, l’auteur s’attelle sans attendre (voire de manière paradoxalement hâtive, au vu de sa démarche de sociologue) à une comparaison du texte de cette traduction déconfessionnalisée avec les principales Bibles concurrentes. « Concurrentes », car l’on a affaire à un véritable marché de la Bible (près de 300.000 exemplaires vendus annuellement rien qu’en France, toutes versions confondues), marché déjà largement saturé, mais où subsistaient manifestement certains créneaux plus qu’intéressants. Au fil de ces « Microlectures », on voit se dessiner – et le style tout en nuances de l’auteur y contribue pleinement – ce qui fonde ce marché d’un point de vue symbolique : un espace complexe de possibles lexicaux, stylistiques, génétiques, typographiques et historiques. Cet espace, où chacune des traductions occupe une place bien particulière, résulte des incertitudes qui continuent de planer sur un texte original qui n’en est pas « un ». Traduction d’un original particulièrement stratifié, rédigé à des époques parfois éloignées, par des auteurs souvent peu ou pas connus et issus de cultures elles-mêmes très diverses, mêlant plusieurs langues (parmi lesquelles cet hébreu où les mots eux-mêmes peuvent garder leur polysémie en dépit des restrictions apportées par le contexte), la « BNT » fut conçue moins comme le support de « la Parole » divine que comme un monument élevé à la pluralité des formes d’expression humaine et donc de leurs hésitations et de leurs imperfections. Aussi la première des originalités du projet, mené par le poète Frédéric Boyer et le prêtre exégète Marc Sevin (tous deux collaborateurs aux éditions Bayard), fut-elle de confier la traduction à une vingtaine d’écrivains confirmés et néanmoins épaulés par quelque trente biblistes qualifiés pour éviter le plus possible l’écueil de l’erreur historique ou sémantique, ainsi que les sirènes des « belles infidèles » ou de la traduction mot-à-mot faussement moderniste. Toute la « spécificité sociopoétique » (p. 30) de l’entreprise réside ainsi dans un système cohérent d’options traductionnelles dont les motifs profonds résident dans l’espace des possibles évoqué (actualisation lexicale par rapport aux versions traditionnelles, mais aussi par rapport à des traductions innovantes telles que celle d’Henri Meschonnic ; style allégé et plus nettement narratif, etc.). Ce système de stratégies, repéré par une analyse minutieuse et capable d’enregistrer le moindre indice de l’extrême sensibilité des traducteurs notamment aux dimensions poétiques du texte-source (on leur doit une poétisation « retrouvante » plutôt qu’une poésie retrouvée, p. 115), s’avère fondé d’abord sur une propension commune à créer la différence sur le plan esthétique, différence jamais réductible à quelque préférence religieuse, politique ou économique.
3La deuxième partie de l’enquête plonge ensuite dans les archives éditoriales et journalistiques pour en extraire un volumineux dossier composé d’un millier d’articles, entretiens, dossiers et autres notes d’étape. Il en ressort notamment que la « Bible des écrivains », contrairement à ce qui a pu s’écrire à gauche ou à droite (d’ailleurs, surtout à droite et à la droite de la droite), n’a été conçue ni comme une entreprise de « modernisation » d’un texte goûté par un nombre croissant de « bobos » en mal de spiritualité, ni, encore moins, comme un opération de (re)valorisation d’une religion de la Littérature. En fait, ce n’est « pas le moindre mérite de cette entreprise que de faire éclater au grand jour les contradictions propres à la transmission contemporaine d’un héritage pour le moins indissociablement poétique, mythologique et métaphysique », souligne Pierre Lassave (p. 156). Ce dernier a, pour sa part, le mérite, selon nous plus important encore, de montrer que lesdites contradictions découlent largement des interactions entre plusieurs champs critiques aux logiques généralement peu compatibles. Apparaît clairement sous sa plume que les lignes de tension qui traversent la réception ne sont compréhensibles qu’au regard de ces configurations relativement autonomes dans ou par rapport auxquelles les commentateurs se positionnent. De même, il convient de prendre simultanément en considération les clivages spécifiques à chaque configuration individuelle, par exemple la critique religieuse, pour se rendre compte que les avis positifs s’y opposent aux avis négatifs comme certains groupes (les Jésuites) à leurs concurrents (les Dominicains) et, plus généralement, comme certaines tendances historiques (gallicanes) à d’autres (les courants ultramontains).
4L’auteur fait voir également que la « Bible Bayard » n’est pas non plus suspecte d’un prosélytisme camouflé qui viserait à toucher les dividendes confessionnels de l’association des noms de quelques stars de la littérature vivante au texte fondateur de la religion chrétienne. Non seulement les écrivains pressentis viennent d’horizons religieux et spirituels hétéroclites (à noter ici que la dimension politique est insuffisamment articulée aux autres paramètres idéologiques), mais il en va de même pour leurs tuteurs biblistes qui forment un bel échantillon représentatif de toutes les variantes d’une foi chrétienne en pleine mutation. Le lecteur qui pourtant, non sans raison, verrait dans cette « Bible nouvelle traduction », certes dépourvue de l’imprimatur romain, un instrument objectif de prosélytisme soft, dans le droit fil du « catholicisme d’ouverture » des dernières décennies du XXe siècle, ne se contentera pas forcément des éléments fournis à ce propos par l’auteur. Celui-ci, prenant toujours soin de tenir ensemble tous les fils de son écheveau, écrit que le destin éditorial de cette Bible « ne peut finalement que refléter les ambiguïtés de sa constitution polyvalente : traduction littéraire qui n’exclut pas d’être aussi missionnaire, projet laïque qui n’est pas moins œcuménique, texte hétérogène qui ne respecte pas moins un certain canon, etc. » (p. 10). Ces lignes suggèrent ce que la fin du livre dira plus explicitement, et à juste titre, à savoir que le sociologue ne peut que prendre acte de l’ambivalence idéologique de l’opération, quitte à s’en offusquer ou à s’en réjouir ailleurs. Et il est vrai aussi que la BNT constitue un « pari littéraire, missionnaire ou commercial dont il est difficile de dire lequel prime » (p. 255). Mais, précisément, l’enquête aurait gagné à se donner des moyens supplémentaires pour y voir plus clair. Permettant du coup de mieux circonscrire encore les intérêts des divers protagonistes et leurs effets variés sur la réception de cette « traduction des alliances » insolites.
5D’autant plus insolites que les écrivains sollicités ne forment pas non plus un groupe homogène d’un point de vue esthétique : des représentants de l’avant-garde consacrée tels que Jean Echenoz se trouvent en compagnie de l’Immortelle Florence Delay, des poètes (Jacques Roubaud, Olivier Cadiot) côtoient des dramaturges (Valère Novarina), etc. De plus, fait rare, ce projet éditorial fait se rencontrer et même travailler ensemble des Français et d’autres francophones, vivant au Canada (Jacques Brault, Marie-Andrée Lamontagne, Pierre Ouellet) ou venus, il y a un certain temps, de Suisse et francisés depuis par la critique hexagonale (Jean-Luc Benoziglio, Novarina). L’hétérogénéité a toutefois ses limites, ce que l’auteur ne manque pas de relever. Sans fuir, loin s’en faut, les feux de la rampe médiatiques, la plupart de ces écrivains défendent un art littéraire vécu comme exigeant, ni soumis, ni allergique au commerce éditorial. Rien d’étonnant à ce que la maison parisienne P.O.L (où publient le maître d’œuvre Boyer, Novarina, Marie Depussé, e.a.) et, dans une moindre mesure, Minuit soient un de leurs principaux points de ralliement. Tout cela explique que cette « nouvelle traduction » des Ecritures puisse être considérée comme relevant d’abord de l’innovation intellectuelle et de l’exploit culturel. Ses audaces (la sagesse de l’Ecclésiaste reformulée en quatrains rappelant le haïku, le Psaume 1 ramené à un poème épuré, etc.) sont avant tout d’ordre textuel, inséparablement linguistiques et littéraires et assumées comme telles. Audaces que nous dirions philologiques et marquant ainsi un retour aussi provisoire qu’inattendu d’une tradition refoulée dans les pays francophones, à commencer par la France. Audaces qui, en somme, avaient tout pour s’attirer les foudres de la presse conservatrice (Le Figaro, des philosophes-journalistes tel le « très public » Alain Finkielkraut, etc.) ou, revers d’une même médaille, les louanges automatiques des éditorialistes post-post-modernes situés plus à « gauche ». Pierre Lassave en est réduit à constater à plusieurs reprises la minceur de son dossier d’articles extraits de revues spécialisées non confessionnelles et, en particulier, universitaires, tant il est vrai que, de manière plus nette que dans le reste de la francophonie, les intellectuels en France tendent à résister au dépassement des enjeux personnels ou des querelles de mots pour aborder des questions (de traduction, de religion) plus amples.
6L’absence d’instrumentalisation cynique des écrivains se confirme à la lecture de la troisième et dernière partie du livre, « Traducteurs en perspective ». Celle-ci montre, une quarantaine d’entretiens à l’appui, quels furent les motivations, les doutes, les joies et les peines des traducteurs et de leurs accompagnateurs exégétiques, avant, pendant et après leur travail. On entre ici – ce que la critique (française) est peu encline à faire – dans le laboratoire du traducteur-écrivain libre mais tempéré par les mises en garde du savant. Et, surtout, on en ressort armé d’une meilleure compréhension de l’entremêlement des intérêts et des pratiques, aux frontières encore peu explorées des différents champs impliqués. Peut-être les éclairages les plus intéressants concernent-ils l’univers de l’herméneutique religieuse, dont on voit bien comment l’ouverture toujours moins timide (depuis 1945 et surtout après Vatican II) à l’histoire et à l’analyse littéraire a pu favoriser la rencontre tout sauf fortuite des initiateurs de la « BNT » avec de nombreux exégètes en décalage institutionnel et en proie aux doutes disciplinaires. Ainsi, séparés par des murs invisibles mais quasi infranchissables, les experts et les écrivains recrutés s’avèrent avoir en commun, pour bon nombre d’entre eux, un itinéraire marqué par des expériences souvent difficiles, voire tourmentées, bien faites pour « forge[r] l’habitus du traducteur » (p. 240) et, plus spécifiquement, pour ajuster cet habitus clivé aux ambivalences de toute l’opération.
7Pour terminer, il faut rendre hommage au travail effectué par les éditions L’Harmattan et par le directeur de la collection « Logiques sociales » (le sociologue Bruno Péquignot) et le responsable de sa série « Littératures et société » (son confrère Florent Gaudez). Leur mérite de publier Bible : la traduction des alliances dans l’esprit activement pluridisciplinaire qui les anime est d’autant plus grand que ce livre aurait amplement pu trouver sa place dans le catalogue d’une maison d’édition, disons, plus prestigieuse. Mais prestige signifie de moins en moins clairvoyance dans le petit monde des « grands » éditeurs, ce qui ne fait qu’ajouter à la nécessité, plus grande que jamais, des « petits ». Car ce n’est qu’en refermant ce volume dense que l’on prend la mesure du tour de force opéré par son auteur et qui rend accessoire tel ou tel point de désaccord méthodologique. Savoir combiner des talents d’enquêteur ethnographique avec le bagage culturel et linguistique considérable que nécessite une lecture fine de la Bible, y associer en outre une réelle aisance en matière d’analyse discursive, y compris biblique et littéraire (quoi qu’en dise l’auteur page 32), c’est administrer la preuve – elles sont encore trop rares – de la pertinence d’une sociologie de la culture, et notamment de la littérature, pleinement apte à examiner des textes dont plus d’un sociologue continue de se sentir indigne et que, symétriquement, la critique littéraire universitaire lui dénie encore et toujours. Il fallait être l’auteur de Sciences sociales et littérature. Concurrence, complémentarité, interférences (PUF, 2002) pour pouvoir dompter un objet aussi indocile, in-discipliné et complexe, « fait social total » (Marcel Mauss) qui implique des univers culturels normalement (et nationalement) cloisonnés et qui, surtout, du fait de sa traduction par des écrivains, est un analyseur inespéré de leur fonctionnement tout sauf cloisonné. Pour qui aime la traduction littéraire, la « BNT » fait peut-être désormais figure de bible. Pour qui s’intéresse aux discours dans leur réalité vivante, le livre de Pierre Lassave est à coup sûr un outil exemplaire.