Divagations de deux gauches
1Dialogue sur l’art et la politique est le titre d’un livre d’entretiens entre Ken Loach et Édouard Louis. Ce livre a d’abord été un échange en anglais sur un plateau télé d’Al Jazeera dans le cadre de l’émission « Studio-B, Unscripted » en 2019, avant de devenir, en 2021, un petit livre publié par les PUF, en français (le traducteur est anonyme), dans la collection dirigée par Édouard Louis lui-même, « Des mots ». La version télévisée se trouve encore gratuitement sur Youtube.
Les « gens comme nous » : une entente complice
2L’ambiance qui enveloppe l’échange est intime : il ne sera pas question des « films de Ken Loach », mais de « tes films, Ken » (p. 30). Ken Loach fait référence aux « gens comme nous » (p. 16) : il semble entendre par-là lui-même et Édouard Louis, d’abord, ensuite l’ensemble des penseurs et créateurs qui vont contre le consensus bourgeois, et, à la limite, le public dont l’approbation semble acquise. Nous assistons à un véritable ping-pong de compliments : « Je suis si heureux d’entendre ça », réagit Loach à Louis (p. 63) ; « C’est la réponse que j’attendais ! » (p. 52), répond avec satisfaction Louis à Loach. Il y a donc d’emblée une présomption de complicité très forte entre les deux protagonistes de l’échange. Cette complicité se manifeste dans le ton des échanges, mais puise sa source dans une vision partagée de l’art et de la société. En effet, Louis annonce, dès le début : « mon livre a été écrit en partie sous l’influence de ton film, Moi, Daniel Blake » (p. 10). Le parallèle s’élabore aisément : tous deux viennent d’un milieu prolétaire, connaissent le succès artistique, se réclament de l’extrême gauche, prétendent s’exprimer politiquement dans leurs œuvres, œuvres qui sont d’ailleurs à la frontière de la fiction et du document sociologique. Rien de plus naturel, donc, que d’organiser une rencontre entre ces âmes sœurs de l’art social.
Deux gauches
3Or, cette impression superficielle de complicité s’accorde mal avec des désaccords de fond. Loach et Louis évitent de reconnaître ces désaccords : le ton amical fait que l'événement ressemble, au moins pour la forme, beaucoup plus à une rencontre qu’à un débat. Mais derrière cette apparence complice, se trouvent deux visions du monde très différentes, voire contradictoires. La ligne de Loach, telle qu’elle transparaît dans cet entretien, est classiquement travailliste (elle correspond à l’aile gauche du Labour Party) : il s’agit d’une vision centrée sur le travailleur qui vend sa force de travail, et qui est donc exploité ; ce travailleur peut prendre conscience de cette exploitation par l’expérience qu’il en fait, mais aussi, et surtout, en se ralliant à sa classe et aux mouvements qui la représentent (syndicats, partis). Le travailleur vient donc à comprendre son monde à travers la subjectivité collective qu’est la classe, surtout quand celle-ci est organisée par des instances politiques cohérentes qui se préparent à prendre le pouvoir. Une fois le pouvoir pris, l’objectif est d’instituer un système social basé sur la répartition des richesses et sur la propriété collective. C’est cette vision du monde qui est, grosso modo, l’arrière-plan implicite du travail de Loach, que les personnages subissent des échecs parce que leur situation les prive de liens de solidarité avec des camarades (Cathy Come Home ou Sorry We Missed You), soit, au contraire, que la victoire soit due à l’organisation des travailleurs pour atteindre un but commun (Becoming Eric ou Bread and Roses). En d’autres termes le cadre analytique préconise une compréhension du monde basée sur la structure du travail et que l’horizon à atteindre est celui de l’égalité et de la collectivisation.
4Louis, né 56 ans après Loach, n’a rien hérité de tout cela. Ayant mal vécu sa jeunesse dans un milieu prolétaire, il n’a aucune foi dans le pouvoir progressiste de la classe ou de la communauté ouvrière. Pour lui, au contraire, le sujet de l’histoire est déterminé, non pas par les relations de production, mais par une catégorie affective : la souffrance causée par la violence. C’est cette souffrance, déterminée individuellement par chacun d’entre nous (car « [q]ui peut décider pour un autre ce qui est violent ? », p. 21), qui est le critère véritable de la politisation. C’est d’autant plus visible que quand Loach suggère que la violence serait déterminée matériellement — l’exploitation poussant les exploités à exploiter à leur tour —Louis est dubitatif : pour lui, la violence semble presque un absolu et il en parle comme d’une catégorie religieuse. Il croit, nous dit-il, à des mécanismes de violence « qui ne dépendent pas des conditions matérielles d’existence » (p. 22) et voit dans la violence « une loi sociologique » (p. 25). L'interprétation du qualificatif « sociologique » n'est pas évidente. Le propre du sociologique est de ne pas être structuré comme les sciences naturelles, avec des lois immuables, au-dessus de l’histoire ; or, c’est justement ce que Louis semble proposer, la violence sociale comme loi éternelle, au-dessus des déterminations : « sociologique » serait alors une simple étiquette, ou un alibi.
5Ainsi, celui qui est exploité est un sujet politique dans la mesure où l’on peut considérer l’exploitation comme une souffrance causée par la violence ; mais on peut aussi souffrir de violence symbolique ou culturelle ; de violence psychologique ; ou encore de violence sexuelle. Puisque toutes ces personnes souffrent, c’est la souffrance qui devient le dénominateur commun d’une vaste gamme de situations sociales et qui horizontalise les déterminations. Louis rêve d’« inclure encore plus de gens dans cette catégorie de “classes populaires”, des gens qui peuvent souffrir encore plus que les autres à l’intérieur de ce milieu » (p. 44). Il ne s’agit plus de travailleurs, mais de personnes LGBT, de personnes racisées, de personnes faisant l’objet de discriminations, et ainsi de suite.
6En repensant ainsi l’identité du sujet politique, Louis écarte du même coup à la fois les objectifs traditionnels de la gauche (il prétend vouloir dépasser la valorisation du travail, l’horizon du travail productif stable et salarié) et le cadre d’analyse, car les facteurs socio-économiques perdent leur primauté en faveur d’enjeux culturels, langagiers et symboliques.
7Bien sûr, ni Loach ni Louis ne sont à l’origine de leurs visions du monde respectives, mais chacun incarne un courant et un moment dans l’histoire de la gauche. Il en résulte que Dialogue sur l’art et la politique exprime les points de vue de deux gauches. Sont-elles incompatibles ? Ceux qui prônent la « convergence des luttes » pensent que l’on peut agréger les souffrances au nom d’une synthèse de la pensée socialiste orthodoxe et de la politique identitaire post-structuraliste. C’est une approche qui, bien que répandue, a encore à faire ses preuves. Quant à la lecture de Dialogue sur l’art et la politique, il n’est pas sûr qu’elle convaincra de la compatibilité de ces deux gauches : au contraire.
Le travail et la communauté : pour ou contre ?
8Concrètement, Louis nous confie : « quand je vois des reportages ou des articles qui évoquent la fermeture d’une usine, je ne peux pas m’empêcher de ressentir un certain soulagement, voire une certaine joie » (p. 16) ; tandis que pour Loach la désindustrialisation de l’Angleterre est un désastre majeur, dont son dernier film (The Old Oak) fait d’ailleurs l’élégie. En fait, Louis explique qu’il se positionne aussi bien contre ceux qui veulent sauver l’industrie française que contre ceux qui veulent couper les allocations sociales (p. 17). Son horizon à lui est un monde du travail entièrement automatisé (« on pourrait taxer le travail des robots », propose-t-il) ; le travail ne serait plus socialement valorisé (« Est-ce qu’on ne pourrait pas penser un projet de société qui romprait avec la valorisation du travail ? » demande-t-il à la page 18), et serait remplacé par « des ateliers de danse, ou des gens qui dansent pour eux-mêmes » (p. 18-19). Pour Loach, en revanche, l’objectif est le plein emploi dans une industrie nationale fleurissante, car c’est le travail de chacun qui serait la condition de son engagement dans un projet social collectif (« ce qui nous permet de rester engagés dans la société, c’est le fait de tous apporter une contribution à cette société », p. 18).
9La nature du travail que défend Loach est assez classique, certains diraient anachronique. Louis, en revanche, se révèle défenseur de l’ubérisation que Loach avait si violemment attaquée dans Sorry We Missed You. L’ubérisation se traduit en anglais par « the gig economy » : l’expression anglaise souligne qu’il s’agit d’une transformation potentielle d’un système économique. Rappelons que les programmes du parti travailliste, dont Loach était alors membre, de 2017 et de 2019, contenaient la promesse de l’interdiction du travail ubérisé. À l’inverse, Louis explique :
la gauche continue souvent de parler de productivité, de création d’emploi, etc. Or, les attentes des gens ont changé. [...] Beaucoup de gens ne veulent plus travailler autant qu’avant [...] Mon père voyait encore le travail comme une valeur [...] La raison du succès des nouvelles entreprises comme Uber, en tout cas une des raisons, c’est que les gens peuvent travailler sans patron [...] et ils préfèrent souvent gagner moins et avoir cette liberté-là (p. 45-46).
10D’un côté, le fléau de la société occidentale contemporaine serait l’ubérisation, et le succès d’Uber serait dû à la spéculation boursière, à un conjoncture défavorable pour les travailleurs qui ne peuvent pas imposer leurs conditions, et, notamment dans le cas français, à des jeux d’influences illégaux au sommet de l’état1 ; de l’autre, et c’est le point de vue de Louis, ce succès est dû au fait que les gens « préfèrent » travailler dans la précarité, et dans ce cas Uber représente non pas le problème, mais la solution.
11Le travail, dans l’optique de Loach, devrait être ancré dans des communautés et encadré par des organisations politiques et syndicales. Selon Loach, la communauté et l’association ont un pouvoir progressiste énorme, que ce soit sous la forme d’« un mouvement politique organisé et cohérent » (p. 35), ou de « n’importe quelle organisation qui rassemble les gens », même « une équipe de football, peu importe » (p. 30). Pour Louis, en revanche, « on ne peut pas poser la communauté comme un idéal [...] La communauté [...] est souvent le principe de l’oppression. L’enfant gay que j’ai été, dans un milieu ouvrier, aurait préféré que la communauté soit moins présente » (p. 20). Il ajoute « Internet, par exemple, peut permettre de créer des communautés choisies plutôt que des communautés subies » (p. 21).
Questions de méthode
12La conclusion logique de l’analyse classiquement travailliste de Loach est qu’il faut un processus politique, dirigé par les instances de la classe ouvrière, processus éventuellement révolutionnaire, ayant pour but de faire tomber la classe dirigeante. Comme il le dit très simplement : « Je pense qu’on doit se débarrasser de ceux qui ont le pouvoir ! » (p. 33). En attendant, il faut essayer de construire un mouvement ouvrier et militer pour des objectifs concrets et matériels — par exemple « faire construire des logements sociaux » (p. 32). Par une alternance stratégique entre des objectifs à court terme, et une ambition révolutionnaire plus profonde, on peut espérer atteindre un jour l’horizon du bien commun.
13Pour Louis, l’objectif est autre. Il n’envisage pas vraiment de remplacer la classe dirigeante actuelle par une autre classe, encore moins par une société sans classe. Il souhaite plutôt – en accord avec son ton si souvent religieux — convertir ceux qui sont au pouvoir. Pour lui, la grande question est de savoir pourquoi nous sommes aussi mal gouvernés, puisque la misère du monde est visible : « pourquoi gouvernent-ils comme ils gouvernent, sachant ce qu’ils savent ? » (p. 15). Plus tard il se repose la question : « quels outils trouver, si la seule visibilité ne suffit pas, pour forcer celles et ceux qui ont du pouvoir à réagir ? » (p. 33). Son objectif serait donc d’obtenir une réaction de la part de ceux qui nous gouvernent, mais nullement une recomposition sociale.
14À la fin de l’entretien, il envisage un autre horizon, en contrepoint au souhait exprimé par Loach de viser le bien commun :
je ne crois pas qu’il faille chercher le bien commun mais les fractures, les oppositions, les tensions, qui de toute façon existent. [...] Ce n’est pas le bien commun, c’est l’amélioration de la vie de ceux qui souffrent, contre ceux qui ont tout (p. 67).
15En effet, pour Louis, la force stratégique de l’extrême droite française vient du fait qu’elle « comprend bien qu’il existe des fractures à l’intérieur des classes populaires » et qu’elle « exploite ces fractures » (p. 45). Louis n’envisage pas comme contre-stratégie de construire une gauche et une classe ouvrière unifiées : au contraire, il faut s’inspirer des Le Pen et exploiter les fractures. La gauche, selon Louis, n’aura pas d’avenir tant que son « analyse de classe restera fondée sur l’image d’une communauté soudée, authentique, masculine et blanche » (p. 45). Il sous-entend par là qu’une communauté composée d’hommes et de femmes d’origines ethniques différentes ne pourrait être authentique et soudée, car, pour lui, les différences identitaires au sein des classes populaires, et les souffrances qui en découlent, ne peuvent être dépassées dans une cause commune : la reconnaissance indispensable de l’altérité des différentes souffrances rend caduque toute idée de classe sociale unifiée.
16En attendant l’amélioration de la vie de ceux qui souffrent ou la conversion en masse de la classe dirigeante, Louis suggère quelques pistes politiques. Puisqu’il n’envisage pas vraiment l’opposition contre les dirigeants comme une lutte politique, le « politique » devient pour lui une catégorie à la fois fourre-tout et personnelle. Il souhaite mettre l’accent sur « l’aspect intime de la politique » (p. 27) et déclare même que « [l]a politique, c’est aussi la possibilité de l’amour » (p. 51). Cela implique, naturellement, une survalorisation de l’affect. Pour Louis, le cinéma de Loach n’est pas autre chose que « des espaces à l’intérieur desquels il est possible de dire : “J’ai souffert, je souffre” ou “j’ai vu des gens souffrir autour de moi” » (p. 30) ; tandis que la réticence « des gens qui ont souffert » à dire « [j]’ai souffert » est « un enjeu politique majeur » (p. 31). L’importance accordée à la langue et à la culture va de pair avec cette survalorisation de l’affect. Pour Louis, il s’agit de « transformer le langage politique traditionnel » (p. 11), d’« inventer un nouveau langage » (p. 49) et il affirme que « [l]a gauche sera puissante […] quand elle […] posera ses propres questions, avec son propre langage » (p. 53). Il serait naturellement plus logique de dire que quand la gauche posera ses propres questions avec son propre langage, c’est qu’elle sera déjà puissante — et d’ailleurs le parcours que Louis imagine pour atteindre son objectif ressemble un peu trop à son point d’arrivée. Toujours est-il que, dans son discours, le symbolique et le culturel priment sur le matériel, et il ose même dire : « parfois la violence du capital culturel est encore plus forte que celle du capital économique » (p. 62).
L’art
17Malgré le titre, ni Loach ni Louis ne disent grand’ chose sur l’art, l’esthétique, le roman ou le cinéma, mais ils viennent enfin à ce sujet dans les dix dernières pages du livre. Nos deux protagonistes commencent en insistant sur l’importance de rendre l’art accessible à tous, indépendamment de la classe sociale. Dans un premier temps, cela semble être le seul sens qu’ils donnent à l’art social ou à l’engagement de l’artiste — faire de l’ « outreach », comme disent les Anglo-Saxons — et Loach déclare, à rebours des idées orthodoxes sur l’art engagé et à rebours de propos qu’il a lui-même tenus ailleurs2, « l’art devrait être tout ce qu’il veut être. Il devrait être ce que l’imagination produit […] à partir du moment où vous dites “l’art devrait être ceci” ou “l’art devrait être cela”, alors vous tuez totalement la créativité » (p. 60).
18Mais après ce départ somme toute très modéré, le ton se durcit. En des termes plutôt delphiques, même pour lui, Louis se dit « méfiant » à l’égard de l’art « qui est l’envers du discours des dominants » (p. 61), et déclare « Plus on sera dur et critique vis-à-vis de l’art, et meilleur sera l’art » (p. 61). Ayant énoncé cette loi esthétique, il explique que ses auteurs fétiches (en l’occurrence Toni Morrison et Émile Zola) « ont en fait agressé l’art et la littérature » (p. 61). Il conclut avec le paradoxe que « [l]’art se fait dans une forme de colère contre l’art » (p. 62). Loach, oubliant ses propos antérieurs, abonde dans le sens de Louis : « L’art doit être subversif ». Il continue : « Si vous n’avez pas un niveau de colère suffisant en vous, il vaut mieux rester chez soi » (p. 63).
19Loach et Louis semblent être d’accord sur le fait que l’art doit coller au réel le plus possible, que cette proximité au réel est la seule façon de faire un art engagé, même si l’on risque du même coup de produire une œuvre qui ne serait plus divertissante. Louis résume : « C’est ce que je pense de tes films, Ken. Je pense qu’ils sont beaux parce qu’ils sont tristes et violents, et que la réalité est triste et violente » (p. 64). Enfin, après plus de soixante pages de désaccord de fond, masqué par l’amabilité du ton, Louis et Loach semblent être plutôt sur la même ligne.
20Louis, à son propre insu, soulève plusieurs questions intéressantes. D’abord, quel est le lien entre un style réaliste ou naturaliste et un contenu sérieux, voire « triste et violent » ? Un numéro récent des Cahiers du Cinéma soulignait ce même problème, mais d’un autre point de vue : « ce dit “naturalisme” par refus de toute forme de stylisation ou recul est incapable de filmer autre chose que le malheur, l’oppression3. » En effet, rares sont les films comiques de Loach. Son esthétique, comme celle de Louis, semble poser l’équivalence du réel, du sérieux et du politique : en d’autres termes, leur pensée semble incapable de faire une place à la satire, au comique subversif, au joyeux, qui sont pourtant des langages fictionnels aussi susceptibles de véhiculer un contenu socialement pertinent.
21On remarque même que leur pensée esthétique ne permet guère le déplacement historique : leurs œuvres respectives se déroulent dans un cadre le plus souvent résolument contemporain, sauf pour des films comme Land and Freedom et The Wind that Shakes the Barley où Loach remonte à la première moitié du xxe siècle. Seule exception : Black Jack, un film d’aventure pour jeune public, dans l’esprit de L’Île au Trésor, réalisé par Loach comme travail alimentaire. L’idée qu’on pourrait parler du présent avec les moyens du passé, idée qui est loin d’être marginale et qui caractérise des corpus aussi célèbres que l’œuvre de Shakespeare, par exemple, ne les intéresse pas.
22Louis et Loach, surtout le Loach tardif, assument donc une position qu’on pourrait qualifier d’anti-artistique, ou d’anti-fictionnelle, dans le sens où ils prétendent rejeter la médiation de la forme, la transposition du réel effectué par l’humour, le détour par le passé, etc. Ils prétendent n’aspirer qu’à une fiction qui s’écrase sur la réalité autant qu’ontologiquement possible. Il y aurait beaucoup à objecter à cette pensée esthétique, notamment la foi naïve qu’elle implique en une réalité stable et fixe qu’il suffirait de transcrire en la déformant au minimum. Il est aussi possible que, dans le cas de Loach, cette esthétique commence à s’essouffler : son dernier film, The Old Oak, est nettement inférieur à ses meilleures œuvres. Sa médiocrité semble la conséquence, justement, d’une approche qui se borne à exprimer de bons sentiments avec le langage de la fiction : ne rendant justice ni à la complexité des enjeux politiques, ni à la richesse potentielle du cinéma comme moyen d’expression, The Old Oak nous offre une vision manichéenne des relations sociales.
23Toujours est-il qu’il est intéressant de souligner que dans Dialogue sur l’Art et la Politique, ils falsifient leurs propres œuvres avec ce discours anti-fictionnel. En réalité, chacun s’inscrit dans une trajectoire esthétique : il est impossible de faire un art sans forme, et ils puisent donc, chacun, dans les traditions formelles qui leur sont utiles. L’influence stylistique d’Annie Ernaux sur Édouard Louis est évidente, par exemple4, et, dans d’autres interventions il est le premier à le reconnaître. D’une manière générale, en racontant comment son héros s’arrache à son milieu d’origine tout en menant une guerre œdipale avec son père, Louis s’inscrit dans une tradition narrative riche et ancienne. Ken Loach, pour sa part, est doté d’une profonde culture cinématographique, puisqu’il s’est notamment formé en étudiant la cinématographie de la Nouvelle Vague tchèque. Son cameraman fétiche, Chris Menges, s’est d’ailleurs formé à son tour en travaillant avec Miroslaw Ondříček, le cameraman de Miloš Forman5. Mais, soit parce qu’ils pensent que ce genre de discours n’intéresse par leur public, soit parce qu’ils estiment que le réel jouit d’un prestige militant plus grand que le fictionnel, ils prennent le parti d’occulter leurs propres héritages artistiques. Leur dédain — feint ou réel — pour les questions formelles s’explique peut-être par la faible part qu’ils réservent à l’art dans cet échange.
24Le lecteur est aussi frappé, enfin, par le virilisme de l’esthétique qui est ici défendue, virilisme d’ailleurs en parfaite continuité avec le discours de Louis. Ce que Louis valorise dans une œuvre, manifestement, c’est la colère, l’agression et la violence (ce sont ses termes). Il y a même une certaine continuité entre ce système de valeurs et la fétichisation de la souffrance qui lui est chère, fétichisation qui mélange curieusement un culte de la victime et un ascétisme guerrier assez spartiate. Cette surenchère discursive vide progressivement sa pensée de son contenu et de sa spécificité. Pour reprendre les termes d’une intervention récente sur France Culture, « l’affaissement » et « l’affadissement » de la pensée d’Édouard Louis, joints à sa « mégalomanie », produisent un discours aussi agressif que creux6.
Les PUF, la France et la gauche
25Quelle impression laisse ce livre ? D’abord que c’est un livre riche en dérapages et en propos douteux. Nous en avons cité quelques-uns. En général, il est difficile de réconcilier les dits de Louis avec une perspective socialiste, même dans la perspective de la « convergence des luttes ». À la lumière de ses propos, il apparaît surtout comme l’allié objectif du macronisme : fervent défenseur de la désindustrialisation, de la destruction de la classe ouvrière, de l’ubérisation du travail, il réclame seulement des allocations suffisamment généreuses, des ateliers de danse et des espaces où l’on peut dire « je souffre ». Le fait que Louis drape son discours d’un gauchisme d’apparat pour le légitimer ne le rend que plus affligeant.
26Les propos de Loach sont plus cohérents, mais ne sont pas caractérisés par leur originalité (l’idée de construire des logements sociaux nous serait venue sans l'intervention de Ken Loach). Son discours, par ailleurs, s’embourbe parfois dans ses contradictions, et prend à d’autres moments une forme trop diluée (tel son appel à rejoindre « n’importe quelle organisation qui rassemble les gens », même « une équipe de football, peu importe »). Dans sa forme originale – l’échange sur Al Jazeera – tout cela passait mieux : le ton conversationnel rendait excusables certaines énormités ; le rythme de la conversation lissait les contradictions.
27Ce qui est plus inquiétant, c’est que les Presses Universitaires de France en fassent un livre. Premièrement, les PUF ont-elles vocation à publier des livres qui ne sont que les transcriptions, sans aucun travail éditorial hormis la traduction en français, d’émissions produites par une chaîne de l’état qatari7 ? Certes, il ne faut pas rejeter Al Jazeera en bloc — source indispensable dans sa version anglophone sur la géopolitique non-occidentale — ni nier la part d’autonomie dont l’institution jouit, mais il serait bien que les PUF, comme les deux protagonistes de ce livre, montrent qu’elles savent au moins à qui elles ont affaire. Non seulement la ligne d’Al Jazeera sur les questions LGBT n’est pas la même dans ses versions anglophone et arabophone, mais ce média sert ponctuellement de pion sur l’échiquier géopolitique, et ce rarement à des fins que Louis ou Loach approuveraient.
28Par ailleurs, comment se fait-il que Louis et Loach passent pour des autorités sur des questions sociales ? Y-a-t-il si peu de penseurs en France que ce soit à eux que revienne le rôle d’interpréter la conjoncture ? Le cas du rappeur Médine vient à l’esprit, récemment au centre d’une polémique : on pourrait remarquer que la question n’est pas tant de savoir si Médine est ou n’est pas antisémite, mais plutôt de savoir si la France insoumise (entre autres) a eu raison de demander à un rappeur de jouer le rôle de penseur et de tribun du mouvement.
29Enfin, pourquoi nous parlent-ils si peu de questions esthétiques, les seules où ils auraient véritablement quelque chose à dire ? La question de la forme que devrait prendre l’art social est une vraie question, intéressante et importante pour la gauche — et Louis et Loach ont des choses à nous dire là-dessus. Comment se fait-il que leur statut d’artiste ne serve que d’alibi ou de source de légitimité pour leur parole, plutôt que d’objet d’analyse en soi ? Force est en effet de constater qu’à la différence d’autres artistes célèbres ayant pris position dans le champ intellectuel et politique (dont Zola serait l’archétype), et pour qui les prises de position politiques restaient quantitativement marginales dans des œuvres critiques majoritairement tournées vers la culture contemporaine, Louis et Loach ne sont pas vraiment des protagonistes dans la critique culturelle contemporaine — ils nous livrent peu de réflexions sur leur propres œuvres, sur la peinture contemporaine ou sur le théâtre. Ils ne sont pas les amis des Manet et des Courbet d’aujourd’hui, comme l’était Zola. Louis et Loach pensent au contraire leur production culturelle comme subordonnée à une prise de position politique qui a la première place, par son importance et par la place qu’elle prend dans leurs métadiscours.
30Bien sûr, il ne faut pas interpréter toute une conjoncture à partir d’un seul livre. Mais les lecteurs risquent fort de se dire que l’édition en France va mal, que l’art social va mal, et que la gauche va mal. Mais ce n’est qu’un livre. Il y en a d’autres, déjà édités ou alors à venir, qui inspireront un tout autre verdict.