Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Avril 2024 (volume 25, numéro 4)
titre article
Hélène Thérin

Enquête sur les origines d’un mal européen à la Renaissance : la vérole

Ariane Bayle (dir.), Le Siècle des vérolés. La Renaissance européenne face à la syphilis. Une anthologie, avec la collaboration de Brigitte Gauvin, Grenoble : Jérôme Million, coll. « Mémoires du corps », 2019, 392 p., EAN 284137355.

1La grosse vérole, maladie rendue populaire par les écrivains du xixe siècle et communément nommée syphilis en référence à un poème bucolique rédigé par Fracastor en 1531, a marqué les consciences par son ambivalence, qu’on la vante dans une vision romantique comme mal du génie tourmenté, symbole de l’artiste maudit2, ou qu’on en cache le nom et l’origine honteuse comme l’ont longtemps fait les anthologies littéraires scolaires, qui la désignaient, en toute pudibonderie pédagogique, comme un mal métaphysique3. Maladie agressive, protéiforme, difficile à circonscrire, toujours vivace de nos jours4, et qu’on ne réussit à soigner véritablement qu’à partir des années 1940 avec la pénicilline, son nom, son origine, physiologique ou morale, difficiles à penser5, son mode de transmission et sa signification téléologique sont, depuis son apparition soudaine, au cœur des débats des intellectuels et des explorations génériques des écrivains.

2L’ouvrage qui se présente au départ comme une enquête historique, se propose à partir du mythe syphilitique de remonter aux origines de cette maladie européenne à la Renaissance, dont la première apparition, impromptue, date de la toute fin du xve siècle lors des guerres d’Italie (1595).

Mémoires du corps

3De l’histoire obscure de cette maladie à la Renaissance ne reste, pour le lecteur, que la figure des « vérolés très précieux », dont Rabelais6, dans les prologues provocateurs de ses romans, affuble ses lecteurs. Il s’agissait donc au départ, comme l’expliquent Ariane Bayle et Dominique Brancher lors d’une rencontre à la Librairie Mollat7, d’interroger cette figure comique récurrente à l’époque afin d’en rétablir la vérité anthropologique, d’où l’inscription du livre dans la collection médicale et sociale « Mémoires du corps » de chez Jérôme Millon. Quelle place occupait donc la vérole au xvie siècle, pour qu’un romancier en fasse une figure récurrente et banale ? La vision synoptique d’un historien français de l’époque comme Louis le Roy (1510-1577) (no 63, p. 219) nous fournit une première réponse étonnante, lui qui la présente à la fin du siècle parmi les « inventions de plusieurs belles choses nouvelles », aux côtés de l’imprimerie, de la boussole, de l’artillerie et enfin du schisme religieux. Réalité quotidienne, inconvenante, source de burlesque et de connivence pour le romancier, nouveauté, « invention », cause d’étonnement et de questionnement philosophique, marqueur historique, pour l’érudit, le statut du mal demandait à être exploré, de la manière la plus ouverte possible.

4Le parcours ainsi construit, comme à rebours, part des origines factuelles du mal dans l’histoire médicale et anthropologique, pour conduire au mythe tel qu’il s’élabore à la Renaissance. Il s’agit, de manière pluridisciplinaire, en croisant les sources scientifiques, les témoignages historiques, les récits de voyageurs et les expérimentations littéraires de toute l’Europe et jusqu’au début du siècle suivant, de montrer la porosité de ces discours, et le rôle pivot joué par cette maladie dans le contexte européen de l’époque.

5Par cette anthologie de cent textes souvent courts (parfois trop courts pour la curiosité du lecteur), échelonnés entre 1495 et 1623 et numérotés de manière linéaire, Ariane Bayle et la vaste équipe de chercheurs qui l’accompagnent, donnent un aperçu, qui tend à l’exhaustivité, des textes exhumés jusqu’à aujourd’hui, au sujet de cette « nouvelle maladie », « afin de les rendre accessibles à un public plus large que celui des seuls spécialistes » (p. 23). En effet, la vérole par son irruption inexpliquée, son mode de contamination qui questionne la morale, sa contagion internationale — premier cas de maladie mondialisée —, son coût économique, déstabilisa de nombreux champs de la connaissance : médecine, morale, histoire, géopolitique, économie.

6Le livre, divisé en douze chapitres thématiques, des plus historiques et médicaux (chapitres 1, 2, 4, 7, 8 et 9 en partie) aux plus polémiques et littéraires, prend la forme d’un cheminement très progressif entre les textes, tissant peu à peu toutes les idées menant à la construction du mythe. Chaque chapitre commence par une introduction claire et synthétique, qui saisit les enjeux détaillés des textes présentés et la raison de leur regroupement, chacun étant également précédé d’une mise en contexte sociale et politique de leur auteur. De nombreux extraits font ici l’objet d’une publication et d’une traduction inédites8, ce qui donne tout le prix à cet ouvrage. Les notes lexicales, pointues, et bienvenues pour qui n’est pas familier du moyen français, par leur récurrence (exemple : Surie, poulain…) témoignent du partage par tous des mêmes idées et références en Europe, quel que soit le genre littéraire choisi.

Une maladie sans nom ni origine

7Premier problème des auteurs qui souhaitent décrire ce mal : le nommer, ce qui revient à le décrire. Or il est protéiforme, ou à en cerner l’origine, incertaine. Mais comment saisir l’inconnu sinon par la comparaison avec le connu ? De nombreux textes notamment médicaux, parfois redondants, se compilant les uns les autres, montrent ainsi le foisonnement, les divergences et recoupements des errances diagnostiques et cliniques des médecins qui la confondent dans un premier temps avec d’autres pathologies à la symptomatologie proche9 (mentula, lèpre, gale, pelade, blennorragie), puis lui inventent ensuite des noms topographiques, en lien avec son origine géographique supposée, ou physiologiques, du nom de la partie du corps infectée.

8En effet, son origine, l’identité du patient zéro, questionnent. Forcément venue d’ailleurs, les noms géographiques en font la maladie de l’autre : tour à tour appelée mal français ou mal de Naples… on lui suppose plus tard une origine américaine, africaine, juive, ou réformée (chez Ronsard, no 98, p. 298-299). Contestée par les scientifiques d’aujourd’hui, l’hypothèse américaine, qui ferait des marins de Colomb les premiers vecteurs du virus, montre comment toute réflexion sur l’origine d’un mal est idéologique10. Même si des explorateurs humanistes, comme Garcia de Orta ou Gonzalo Fernandez Oviedo y Valdès (no 64, p. 22, no 68, p. 236), modèrent cette vision xénophobe des sauvages, les considérer comme des anthropophages dépravés et impies, condamnés à la damnation, coïncide avec la vision morale et religieuse dominante d’alors. Cette maladie envoyée par Dieu pour punir les hommes de leurs égarements rendrait laids les coupables de laideur morale (no 97, p. 322-324)11.

9Il s’agit bien, comme toujours, de trouver le fautif, ou plutôt la fautive : une fois la contagion par voie sexuelle identifiée — assez rapidement — les femmes sont aussitôt désignées comme les responsables de la transmission. Les métiers féminins du corps, courtisanes, nourrices, sage-femmes donnent lieu à des satires misogynes, qui pointent les ruses employées par les responsables pour masquer les atteintes physiques voyantes de cette infection honteuse, et parfois les conséquences désastreuses sur des familles entières, voire sur l’État (si c’est le sang royal qui est menacé, voir no 78, p. 260-263)12 .

10Les genres comiques ne sont pas en reste d’inventions truculentes, comme par exemple La déclinaison du pauvre cas (no 10, p. 47-51). Une fois le nom de vérole13 communément adopté, les auteurs satiriques s’en emparent, sous forme allégorique ou personnifiée, détaillant les symptômes les plus crus et inventant, par exemple des dialogues invectivant l’impitoyable « Dame Vérole » (no 8, p. 281-284, « Ceux qui sont guéris de ce mal y osent retourner » ; no 87, p. 289, « Vérole, Pelade, putains romaines » ; no 95, p. 313-317, « Exclamation contre Dame Vérole »).

La vérole, occasion d’un intense renouvellement générique

11Outre les nombreuses informations étiologiques, historiques, thérapeutiques rassemblées par le vaste panorama d’Ariane Bayle et de ses collègues, on découvre également l’intense créativité littéraire née de ce bouleversement : les traités, les poèmes satiriques, les romans à la veine picaresque (no 1, p. 62), n’éclipsent pas une grande variété de genres alors nouveaux, qui, exploitant la thématique, portent un changement de regard sur la maladie, le corps et les médecins.

12Pour les genres narratifs, les récits de cas à la première personne, récits autopathographiques (p. 138 et voir tout ce chapitre intitulé « Expériences personnelles » p. 137-149) ou autoscopiques (no 38, p. 143, « Une terrifiante autoscopie ») ou descriptions de la dissection d’un cadavre, qui dressent une vision anthropologique de la maladie, sont en plein essor. Ces premiers témoignages personnels sur l’expérience du malade, signes de l’émergence d’un discours de la singularité, veulent transmettre un savoir, une prophylactique. Le récit médical tend d’autre part à s’approcher du récit d’enquête presque policier, à couleur hagiographique puisque le héros en est le médecin (chapitre 10, p. 251-263, « Tromperies et impostures »). Mais ces récits volontiers spectaculaires ou macabres, qui existent désormais de manière autonome14, peuvent aussi s’intégrer aux romans (par exemple Sorel, Histoire comique de Francion, p. 244) ou aux nouvelles, qu’elles soient tragiques avec Poissenot (no 45, p. 161) ou comiques avec Cervantès (no 100, p. 327). La vérole est finalement l’occasion pour des talents narratifs jusqu’ici inconnus, de s’exprimer : les conteurs Noël du Fail (no 62, p. 212-214) ou Béroalde de Verville en sont des exemples.

13Pour la poésie, les grands thèmes de la lyrique amoureuse, comme les infortunes de l’amant, les mythes antiques (par exemples étiologiques), et les codes élégiaques, sont mis au service d’une vision plus concrète et souvent sarcastique de l’amour sensuel dégradé par la maladie (par exemple du Bellay, no 86, p. 287-288). Les poèmes misogynes abondent (chapitre 6, p. 153-181, « Une maladie stigmatisante »), et la satire, qui allie allusion directe et métaphore, prend une forme volontiers parodique comme dans le genre de La prière subvertie (no 88, p. 291-295 et no 47, p. 168-172). Les textes se font souvent crus, voire obscènes comme dans Le triomphe vérolique (no 29, p. 105, avec médaillons gravés), ou dans les poèmes pornographiques de Charles de Sigogne (no 49, p. 175-176), de Théophile de Viau (dans Le Parnasse satirique) et de Sigogne, Le Testament du vérolé et le très cru « Sonnet à Phyllis » (no 50, p. 180-181). Le rire rabelaisien devient alors plus dégradant, subversif, libertin, et la quête d’un remède efficace est pensée comme pouvant restaurer la pratique du stupre le plus débridé.

Médecins et explorateurs, témoins humanistes d’une épidémie mondialisée

14Les annexes, outre les habituels index, bibliographies et planches d’illustration (entre les pages 265 et 266), présentent des « Notices sur les auteurs et œuvres » extrêmement bien documentées qui offrent la possibilité de découvrir, parmi des auteurs connus comme Shakespeare, Villon, Marot, Ben Johnson, ou Érasme, d’autres auteurs moins renommés.

15On retiendra entre autres, aux côtés de médecins célèbres comme Ambroise Paré (no 44, p. 160 ; no 59, p. 207-208) ou Henri Estienne (no 87, p. 289-290), les noms de Jérôme Fracastor (no 6, p. 41 ; no 31, p. 111-115 ; no 55, p. 200), de Joseph Grünpeck (no 4, p. 36-37 ; no 25, p. 97-98 ; no 37, p. 141-142) ou de Ulrich Von Hutten (no 38, p. 143-4 et no 52, p. 192-4)15 dont les écrits ont permis des progrès dans le diagnostic et le traitement de la vérole. Lire les controverses de ces médecins, qui se citent et parfois se contredisent, donne à voir l’affirmation sociale et économique, la professionnalisation d’une activité qui se distingue désormais de celle des barbiers-chirurgiens ou des empiriques (charlatans). On voit comment, tout en essayant de rester fidèle à la médecine galénique des humeurs (mélancolie, etc.) et aux remèdes traditionnels (bains, saignées, pharmacopée usuelle) l’épidémie les pousse à des recherches novatrices de remèdes plus exotiques et/ou plus efficaces (mercure, gaïac, racine de Chine). Cette période intense contribuera ainsi à l’élaboration plus rigoureuse et méthodique du tableau clinique, de l’étiologie médicale, et à une réflexion accrue sur la responsabilité du médecin vis-à-vis de son patient (no°34, p. 127- 131). Autre figure tout à fait remarquable, la sage-femme Louise Bourgeois (1563-1636), par son écriture littéraire et savante, compose des traités d’obstétrique qui confèrent toute son autorité à sa profession (no 35, p. 132-134 et no 78, p. 260-263)16. Ces avancées médicales s’accompagnent d’une prise en compte du caractère discriminant de cette maladie, jugée honteuse, alors que les contaminations, variées, ne sont pas toujours vénériennes.

16Le contexte humaniste est également donné à entendre par le biais de textes d’explorateurs et de savants voyageurs tels que Garcia de Orta (no 57, p. 203-204 ; no 68, p. 236-238), Gonzalo Fernandez Oviedo y Valdès (no 54, p. 196-199, no 64, p. 222-224) ou Ramon Pané (no 30, p. 108-110) qui, au contraire de ceux qui imputent la pandémie à l’Autre (et souvent aux habitants de l’île d’Hispaniola), réhabilitent les traditions médicales indiennes ou chinoises, dont ils admirent la supériorité.

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17Cette anthologie anthropologique et comparatiste fait l’état des lieux de tous les moyens inventés par l’homme pour faire face à la vérole, catastrophe sanitaire qui bouleverse les mentalités de la Renaissance. Elle propose une image panoramique de tous les déplacements, les bouillonnements théoriques, pragmatiques, artistiques, provoqués par l’onde de choc d’une épidémie mondiale, de toute l’énergie déployée par les sociétés pour s’y adapter.

18On retrouve aussi les problématiques récurrentes des pandémies, qui ne sont pas sans évoquer, celles des xxe et xxie siècles (le lien avec le sida est mentionné dans l’introduction p. 9) : sidération, recherche de l’origine, tentation d’un sens moral, téléologique ou mystique, expérimentations de remèdes, balance bénéfice-risque, réticences aux remèdes, statut des médecins, mise en concurrence des divers praticiens, prise en compte des récits d’expériences de malades, coût social et économique de la maladie, affirmation d’un discours scientifique dominant s’imposant comme doxa.

19La vérole, en son temps, met ainsi l’humanisme à l’épreuve, et, avec les guerres de religion, en signe peut-être la fin. Les textes rassemblés oscillent en effet entre une vision d’ouverture — avec la construction d’une médecine nouvelle, la découverte d’autres peuples et d’une mondialisation naissante, la capacité à rire de la maladie — et de fermeture, vers plus de nationalisme et de moralisme, vers un durcissement du discours, qui mèneront au scepticisme du xviie siècle.