Baudelaire et l’intensité de la douleur. La poésie comme expérience affective du beau
1« Savoureuse », « majestueuse », « très simple et non mystérieuse »1, la douleur est omniprésente chez Baudelaire. Elle semble être connotée positivement : elle est fascinante, du moins au singulier ; et les douleurs plurielles sont également « vibrantes », « mornes », « solitaires », « muettes et terribles »2. Comme de nombreux aspects de la poétique baudelairienne, la conception de la douleur est à l’enseigne de l’oxymore.
2En tant que sensation négative, elle est anthropomorphisée et infantilisée dès l’incipit de « Recueillement » :
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. […]
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,3
3Extériorisée pour être mieux maîtrisée, la douleur devient une petite fille que le sujet poétique a peur de perdre dans la foule qui peuple la ville, et qu’il exhorte donc, pour que le recueillement ait lieu, à se recentrer sur elle-même. En revanche, le sujet poétique du « Jeu » ne cherche nullement à canaliser ou redimensionner la sensation :
Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme
Courant avec ferveur à l’abîme béant,
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
La douleur à la mort et l’enfer au néant4 !
4Malgré l’épouvante que la sensation provoque, le sujet poétique en vient à envier celui qui, n’étant pas paralysé par la conscience de sa nature et de sa condition, peut percevoir dans l’affection sensible de la douleur la preuve de sa propre existence.
Systématiser les douleurs baudelairiennes
5La douleur est au centre de la poétique baudelairienne, au croisement des dimensions sensible, esthétique, philosophique, mystique et physiologique. Cependant, jusqu’aux dernières décennies du siècle dernier, elle n’a été étudiée qu’indirectement ou partiellement, et surtout à travers les prismes du biographisme, du pessimisme et du dolorisme catholique. L’on dirait que la conception baudelairienne de la douleur a toujours été perçue comme signifiante, bien entendu, par son caractère transversal, mais qu’elle n’a quasi jamais fait l’objet d’une étude systématique5.
6C’est pourquoi l’ouvrage de Christoph Groß nous paraît indispensable : en s’attachant à creuser l’analyse d’un aspect central, et par là attendu, de la poétique baudelairienne, il construit une étude systématique inédite. Il se propose d’examiner la fonction à la fois poétologique et esthétique de la douleur dans l’œuvre de Baudelaire : c’est-à-dire de retracer les moyens poétiques et les techniques culturelles utilisés pour intégrer la douleur — phénomène a priori extra-esthétique et extralinguistique — dans une poétique vouée à la dimension affective du beau (p. 14). Héritier des critiques qui, au siècle dernier, ont étudié le mysticisme baudelairien, Groß les amplifie dans une approche qui parvient à croiser le Baudelaire théoricien et poéticien et le Baudelaire poète et esthète.
7Dans cette perception d’un Baudelaire quasiment global, l’ouvrage s’insère parfaitement dans les orientations actuelles de la critique baudelairienne, en les intégrant à un nouveau prisme de perception de tous ces aspects que l’on étudie depuis un siècle et demi : les influences et les rapports de Baudelaire avec le mysticisme et le domaine médical, sa conception esthétique, sa poétique des affects et de l’effet, et sa prise de position vis-à-vis de la tradition et du goût dominant. C’est là que la douleur témoigne de sa centralité dans la poétique baudelairienne : elle devient un nouveau point de convergence pour lire son œuvre et comprendre — dans tous les sens du terme — les éléments apparemment contradictoires de sa poétique.
Affection hyperesthésique et émotion esthétique, pour une poétique de l’effet
8Baudelaire renverse l’acception traditionnelle de la douleur : ne la concevant pas du tout comme antonyme du plaisir, il défait le paradigme topique du movere et du delectare, et s’éloigne également de la douleur sentimentale et lyrique du romantisme. Pour le poète, la douleur est l’intensification de l’expérience affective du beau. En tant qu’affect, elle est perçue à travers le prisme de l’irritabilité : cette surexcitabilité nerveuse propre à l’homme moderne, mais aussi à la poétique de l’effet, que Baudelaire construit justement grâce à l’intensification de la dimension sensible de l’art (p. 133-167). Lorsqu’elle n’est pas canalisée, l’hyperesthésie du cerveau irritable est un défaut, mais si elle est contrebalancée par l’acuité d’une volonté artistique capable de la travailler plastiquement, elle devient l’ivresse créatrice de l’enfant, du génie et du « peintre de la vie moderne6 ». C’est ce que Groß entend par dimension esthétique de l’affection : la douleur devient un cas limite de l’expérience artistique, et une limite de l’affect, en tant qu’indice sensible d’un degré où toutes les affections peuvent se transformer en phénomènes douloureux (p. 169-236).
9Et cette esthétisation de l’affect entraîne également celle de l’émotion. L’expérience esthétique s’intensifiant grâce à la douleur, l’émotion construite par la poétique baudelairienne est donc enrichie par la douleur elle-même. C’est ainsi que Baudelaire se sert du lexique neurologique propre aux progrès scientifiques contemporains pour une théorie de la réception fondée sur la poétique de l’effet. Dans cette conception, héritée d’Edgar Allan Poe, l’œuvre doit être conçue en vue de l’effet à produire sur son lecteur. Et Groß montre comment cet effet est très proche de ce que Jouffroy appelle l’émotion esthétique (p. 64-71)7 : la vectorisation de l’expérience esthétique par la douleur – qui la renforce et lui donne une nouvelle direction – permet à Baudelaire d’annexer la douleur aux autres émotions du canon esthétique traditionnel, comme le plaisir du beau, l’émoi du pathétique ou la frayeur du sublime.
Dolorisme esthétique et transcendance dans l’immanence : une alchimie de la douleur
10Si la douleur devient une ligne de fuite de l’expérience esthétique du beau, nous pouvons parler d’une sorte de dolorisme esthétique, où la sensibilité se fait centrale. L’ennui y est inertie sensorielle, et la douleur — en tant qu’intense sensation corporelle — assume le rôle fondamental d’affect échappatoire. C’est ainsi que Groß parvient à rendre compte également du caractère essentiel du corps et de la sensualité charnelle dans la poétique baudelairienne, tout en en analysant le dolorisme mystique. Si la plupart des thématiques (para-)religieuses sont ironiques, Groß précise que la sensibilité spirituelle de Baudelaire est factuelle, et que le culte catholique a partie liée avec le beau. Dans cette perspective, les références cultuelles augmentent la dimension épistémique, qui fait de la douleur l’objet d’un système de savoirs, d’une dimension doxastique, qui en fait l’objet d’un système de croyances : ainsi, le lexique physiologique et l’imaginaire catholique de la souffrance sont réconciliés poétiquement, et la transcendance est indexée sur l’immanence de la douleur (p. 337-392).
11Par conséquent, sont refusées les solutions faciles de la médecine anesthésique, qui, dans la seconde moitié du xixe siècle, connaît justement son premier essor : la douleur, comme le réel, ne sont pas transfigurés par la poésie, mais pris dans une véritable alchimie8. Il faut faire l’expérience de l’affection douloureuse, pour ensuite la canaliser en activité créatrice : la catabase est la condition sine qua non d’une ascension qui engendrerait la transcendance à partir de l’expérience dysphorique du réel, de l’immanence de la souffrance (p. 265-298). En effet, Baudelaire conçoit la douleur comme une implication double, touchant à la fois au corps et à l’esprit, se réalisant à la fois comme mouvement de l’âme et comme événement physiologique.
12Le système nerveux étant pour la médecine du xixe siècle l’opérateur liant les sensations physiologiques à la vie affective et à l’expérience mentale, Baudelaire se sert de la notion de nerf pour élaborer une théorie artistique centrée sur la sensibilité de l’imagination. Les nerfs seraient l’intermédiaire grâce auquel l’imagination baudelairienne crée des ponts entre les sensations physiologiques et les facultés morales. Alors l’émotion esthétique engendrée par cette double dimension de l’être humain est rendue à travers l’ostentation artificielle propre au sujet poétique baudelairien, constamment dédoublé : à la fois sujet souffrant et sujet jouissant, poète et critique, « sujet pensant et sentant9 ».
L’intensité de Baudelaire
13En cinq parties, Christoph Groß trace un parcours en mesure de relire tout Baudelaire – le poète en vers et en prose, le critique d’art et de littérature, et même le penseur des feuillets intimes – à travers le prisme de la douleur. Parce qu’elle a une valence négative, parce qu’elle ne se qualifie qu’en mesurant son intensité, et parce que l’évidence de son ressenti en fait la garante de sa vérité empirique (p. 15), la douleur devient instrument d’intensification de la perception.
14C’est d’abord la notion d’émotion esthétique qui est analysée, pour démontrer que la poétique baudelairienne se fonde justement sur une conception affective de celle-ci. Ainsi, si la douleur et le pathétique sont les instruments de l’intensification de l’affect et de l’activation attentionnelle et émotionnelle, ce sont les notions d’irritabilité et de surexcitabilité nerveuse qui sont approfondies et mise à l’épreuve à travers l’analyse du corpus baudelairien. Et enfin, après avoir mis en lumière la centralité de l’intensité à travers le rejet de l’anesthésie et l’opération alchimique sur la douleur, Christoph Groß illustre le mysticisme de la souffrance baudelairien (p. 337-392), qui inverse l’acception de la douleur et permet la transcendance à l’intérieur de la perception corporelle.
15En entrecroisant constamment la définition et la contextualisation des notions et leur problématisation à travers l’analyse de l’œuvre baudelairienne, Groß enrichit à la fois le paysage des penseurs qui ont influencé le poète, et les différentes déclinaisons baudelairiennes des rapports entre esthétique, langage, perception sensible, transcendance, ironie, mysticisme… La douleur touchant à de nombreuses facettes de la poétique de Baudelaire et impliquant, pour être analysée, plusieurs dimensions épistémologiques, l’ouvrage de Christoph Groß enrichit de manière non négligeable le portrait actuel de Baudelaire, avec tous ses apparents paradoxes. Désormais, pour étudier ce poète de la modernité, illustre héritier de la tradition classique, l’on pourra ajouter aux binômes oxymoriques de victime et bourreau, mal et beauté, spleen et idéal10, celui d’agonie et extase.