Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Mai 2024 (volume 25, numéro 5)
titre article
Julie Moucheron

Écrire et méditer le voyage à l’étranger : le cas Maurice Barrès

Jessica Desclaux, Barrès en mouvement. Dans l’atelier des voyages, Genève, Droz, coll. « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2023, 656 p., EAN 9782600064255

1Cent ans après le décès de Maurice Barrès, l’année 2023 a été riche en publications de toutes sortes. Outre le colloque du centenaire qui s’est tenu à la BnF en novembre1, on dénombre la parution d’un volume collectif sur l’écrivain2, une édition des écrits de 14‑183, plusieurs biographies ou essais d’inspiration biographique4… Au sein de cette profusion éditoriale, un livre se démarque par son ampleur et son exigence : il s’agit de Barrès en mouvement. Dans l’atelier des voyages, version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2016. L’autrice, Jessica Desclaux, choisit de relire l’œuvre de Barrès sous un angle nouveau — celui du voyage, dont l’écrivain, comme nombre de ses contemporains, eut la passion — et avec les outils de la critique génétique, en s’appuyant sur le volumineux fonds Barrès conservé au département des archives et manuscrits de la BnF.

Barrès en voyage et ses papiers

2 « Prince de la jeunesse », styliste subtil, pourfendeur du « déracinement », antidreyfusard notoire, chantre de « la terre et des morts », écrivain-député, fervent Lorrain, « rossignol du carnage »… Pléthoriques sont les étiquettes dont la critique a affublé Barrès, à partir d’éléments de scénographie auctoriale promus par l’écrivain lui-même, et plusieurs études ont interrogé l’un ou l’autre de ces aspects. Mais peu se sont penchés sur l’image de Barrès « voyageur », à l’exception d’Albert Thibaudet, au cours des années 1920, que Jessica Desclaux cite en ouverture de l’ouvrage (p. 14). La place de l’étranger et du voyage à l’étranger est pourtant massive dans l’imaginaire de l’écrivain, ce que masquent ses apologies patriotiques et son ancrage dans la terre lorraine revendiqué comme constitutif.

3La première originalité de l’étude de Jessica Desclaux est de ne pas aborder le voyage comme un simple motif d’inspiration littéraire, ni même comme un genre (tandis que plusieurs volumes de Barrès se rattachent au domaine de la littérature viatique5), mais comme une réalité biographique et matérielle — qui s’avère, après examen, ancrée au cœur de la pratique littéraire. Au cours des soixante et un ans de la vie de Maurice Barrès (1862-1923), l’autrice a recensé une quarantaine de voyages hors des frontières nationales ; elle en fournit un utile tableau récapitulatif. En interrogeant les traces écrites des expériences de Barrès à l’étranger, Jessica Desclaux montre comment les voyages contribuent à nourrir l’œuvre, et comment les avant-textes contribuent à façonner la posture auctoriale barrésienne, qui s’infléchit et se complexifie au fur et à mesure des années.

4Aussi vaste et prometteur que soit le champ des investigations possibles sur les voyages de Barrès, il n’avait jamais été exploré systématiquement par les chercheurs, peut-être faute d’outils pour escalader la montagne documentaire existante. Et c’est là la deuxième originalité, et le pari courageux, de la démarche de Jessica Desclaux : son enquête s’appuie sur l’exploitation du très riche fonds Barrès de la BnF — le deuxième plus volumineux conservé dans l’institution6. Ce fonds se compose bien sûr de dossiers relatifs à la préparation des œuvres, mais aussi de neuf carnets et agendas (1887-1894) et trente-huit cahiers manuscrits (1895-1914) dans lesquels Barrès a rendu compte de ses voyages. Ces documents n’avaient, jusqu’à aujourd’hui, fait l’objet de presque aucune étude critique ou génétique. Le fonds comporte également une très abondante correspondance passive et active. Jessica Desclaux complète ce corpus, déjà ambitieux, avec une partie des ouvrages conservés à la BnF dans le fonds « Z-Barrès » (pour partie issu de la bibliothèque personnelle de l’écrivain), dont certains contiennent des annotations manuscrites ou des documents inédits. Enfin, son étude englobe un nombre important d’articles non recueillis, au premier rang desquels, bien sûr, des chroniques de voyage.

5C’est donc la critique génétique qui fonde la démarche au cœur de Barrès en mouvement. Quoi de plus efficace en effet qu’un « retour aux sources » pour faire évoluer l’image figée ou datée que les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui peuvent avoir des œuvres et du projet barrésiens ? Cette méthode et le choix de la monographie permettent une exploration exigeante et intensive du corpus : Barrès en mouvement apparaît très érudit et abondant en notes de bas de page. Quelques précisions codicologiques montrent, s’il en était besoin, un scrupule du détail révélateur et de la preuve matérielle ; on se réjouit de l’insertion d’un cahier de pages en couleur qui donnent à voir quelques-uns des documents étudiés. Cependant, la génétique textuelle cède la place, chaque fois que l’analyse l’appelle, à d’autres sensibilités : une histoire littéraire, biographique et éditoriale, une poétique de la prose barrésienne… Ainsi, le repérage d’une circulation textuelle entre journal et roman permet à l’autrice de réfléchir à une poétique de la « surimpression » et de la « variation » dans l’émergence d’un motif récurrent chez Barrès (p. 125‑132). Ces changements de focale pleinement justifiés, au sein de l’étude génétique, permettent de tirer le meilleur parti de l’examen des manuscrits : la description fine de l’« atelier de l’écrivain » trouve sa justification dans un questionnement permanent sur la signification de l’acte créateur et le rôle des voyages au sein de celui-ci.

Une relecture à l’aune des voyages

6Les 600 pages de Barrès en mouvement s’organisent selon une progression chronologique, avec treize chapitres regroupés en deux grandes parties. La première d’entre elles couvre les années 1887 à 1894. C’est l’ère des premières expériences à l’étranger. Le jeune Barrès est alors amplement influencé par le paradigme contemporain de l’esthète cosmopolite, tel que l’a défini et incarné, par exemple, et pour se retreindre aux écrivains français, Paul Bourget. Les voyages les plus importants s’effectuent en Italie et en Espagne, et Jessica Desclaux examine comment l’écriture de Barrès est alors relativement rapide et contemporaine du déplacement. Elle s’incarne aussi dans plusieurs chroniques et commandes journalistiques. La seconde partie, de 1895 à la mort de l’écrivain, correspond au moment où Barrès renouvelle ses inspirations de jeunesse (sans les abandonner totalement) et infléchit son œuvre en faveur du récit national et de la réflexion nationaliste. Cette charnière de 1895 coïncide également avec une modification notable dans la pratique scripturaire, car l’auteur abandonne les petits carnets et agendas de voyage pour leur préférer des cahiers d’écolier de plus grand format, mentionnés supra. Si cette évolution du support peut sembler anecdotique, il correspond pourtant à une écriture aux contraintes différentes, plus lente et méditée, et parfois inachevée.

7Au sein de cette trajectoire en miroir, constituée d’un élan suivi d’un repli (fort relatif, en réalité), l’autrice propose de déceler quatre étapes majeures dans l’histoire de Barrès en voyage. On se risquera ici à les résumer, au risque d’en gommer la complexité et de négliger la finesse des analyses de détail. Il faut d’abord rappeler ce que représente le voyage à l’étranger, pour un jeune lettré de la Belle Époque : non plus un « Grand Tour » ou un long périple d’éducation aristocratique comme au siècle précédent, mais une pratique qui s’achemine vers la forme du tourisme moderne sans s’y identifier tout à fait. Jessica Desclaux contextualise le parcours de Barrès en le comparant régulièrement à ses contemporains voyageurs (tels que Bourget, Loti, Anatole France, Henry James…) ; plus spécifiquement, dès l’époque du Culte du moi et à mesure qu’il mûrit, ce voyageur-là part en quête d’esthétiques à l’appui de ses recherches métaphysiques, politiques et éthiques.

8L’autrice explique d’abord comment l’Italie de la jeunesse est un lieu essentiel de la formation barrésienne. L’écrivain (qui se rend par ailleurs en Allemagne et en Belgique) se documente abondamment sur la peinture européenne, dont l’art nazaréen, et fréquente d’autres artistes inspirés par la mode cosmopolite. Il se prend de passion pour la figure de Michel-Ange et idéalise Venise, autour de son voyage de 1888 : l’ouvrage de Jessica Desclaux offre ici un pendant historien au livre d’Emmanuel Godo sur la Venise imaginaire de l’écrivain7. Puis Barrès découvre l’Espagne, et avec elle la notable figure du Greco : au début des années 1890, une imagerie plus violente et sanglante, émanant de l’art religieux, inspire sa pensée de l’énergie. Elle augure déjà d’un renouveau esthétique et spirituel avide d’émotions plus vives. Parallèlement, comme en Italie, Barrès réfléchit aux modèles politiques locaux, moins centralisés qu’en France, et prépare sourdement le propos des Déracinés. Puis Jessica Desclaux s’intéresse à la Grèce de Barrès, autour de 1900 : l’enjeu est alors de prendre ses distances avec l’hellénisme contemporain, façonné par les études classiques. Sur la terre antique, Barrès refuse un imaginaire artistique et historique trop conventionnel et impersonnel ; il se démarque par exemple d’un Maurras. Le dernier grand axe de la réflexion concerne l’Orient de Barrès, à l’orée de la Grande Guerre, bien que publié longtemps après : en Égypte puis au Levant, Barrès, qui n’est ni athée ni réellement catholique, interroge le fait religieux et ressource sa sensibilité spirituelle parfois mystique. Notons que ces quatre lieux privilégiés sont seulement des « étapes » et non des lieux de conversion totale ; en réalité, le grand parcours de Barrès est spiralaire et ne s’affranchit jamais totalement des acquis et des sensibilités antérieures, qui viennent à se superposer au fil des années.

9D’un chapitre à l’autre, l’autrice mobilise des textes et documents de nature et d’importance très différentes, ce qui peut donner l’impression que les voyages de l’auteur sont scandés de manière irrégulière, ou inégale selon les chapitres. Mais gageons qu’il s’agit là d’un effet inhérent au volume du corpus. Par ailleurs, les variations de focale et les développements autonomes permettent de maintenir l’intérêt face à un travail de longue haleine. Néanmoins, un paradoxe qui structure toute l’œuvre barrésienne est sensible tout au long de l’essai, et les avant-textes l’incarnent exemplairement : dans chacune de ses pérégrinations, Barrès reste un intellectuel anti-intellectualiste. Il lit et se documente en « homme de la bibliothèque et des musées » (p. 574), tout en combattant des traditions voyageuses qui lui sembleraient trop scolaires ou érudites, à la manière de Taine par exemple. Sa propension à se poser en guide (à mesure qu’il gagne en reconnaissance, la scénographie devient une véritable stratégie auctoriale, en se complexifiant d’ironie) accentue cette tension et semble expliquer, à partir des années 1900, l’allongement de la durée de gestation de certains écrits.

L’érudition au service d’une histoire littéraire inspirée

10L’une des grandes forces de l’ouvrage de Jessica Desclaux est de se maintenir dans l’équilibre fragile entre monographie exigeante et histoire littéraire accessible. Ou, pour le formuler autrement, l’essai allie une enquête rigoureuse et approfondie sur un auteur, à un effort pour tendre vers une étude plus collective, et par là même susceptible d’intéresser, au-delà du cercle des lecteurs de Barrès — dont il faut bien admettre qu’il est devenu assez restreint. Forte d’une écriture limpide, Jessica Desclaux cite abondamment le corpus (et pas seulement les manuscrits ou les carnets), sans présupposer du lecteur une parfaite connaissance du champ considéré, en rupture peut-être avec une partie de la bibliographie critique plus ancienne. Elle prête par ailleurs une grande attention aux données matérielles : quoi qu’on dise, la santé fragile de Barrès ou les considérations financières, particulièrement dans les jeunes années journalistiques, ne sont étrangères, ni à la logique créatrice, ni à celle des voyages. Elle fournit par ailleurs des récapitulatifs d’étape précieux pour resituer chaque chapitre dans le mouvement d’ensemble de la réflexion. Mais l’art de la synthèse n’exclut pas le goût de l’excursus : l’analyse s’enrichit régulièrement de quelques questionnements périphériques. Citons deux exemples : la question de la réception, de la lecture et des usages de Barrès, ou « Barrès en guide de voyage » (ce qui pousse à examiner de nouvelles sources et notamment la correspondance reçue par l’auteur), ou encore le développement sur le genre du déracinement, autour des figures de Marie Bashkirtseff et d’Astiné Aravian, en tant que brouillage de « l’autorité » des romans à thèse qui constituent Le Roman de l’énergie nationale (et l’on songe à l’opportunité des études de genre qui seraient rapportées à l’imaginaire barrésien).

11Le propos est aussi généreux en matière de contextualisation biographique et d’allusions à l’histoire littéraire. L’autrice compare souvent Barrès à ses pairs, à la fois en diachronie (l’écrivain ayant souvent le souci de se démarquer des contemporains) et en synchronie, par rapport aux héritages et modèles intertextuels. Ainsi, les chapitres consacrés à l’Italie, entre autres exemples, ont soin de replacer le voyageur fin de siècle dans son univers culturel : Barrès se situe par rapport aux modèles de l’époque que sont le roman colonial, représenté par Loti ou Bonnetain, et le roman cosmopolite délicat, proche de Bourget. Mais l’écriture de voyage doit aussi composer avec le poids de la tradition littéraire et des modèles ambivalents que sont, pour un Barrès souvent écartelé entre romantisme et positivisme, un Stendhal, un Gautier ou un Taine. Par ailleurs, l’essai comporte de nombreux développements sur la relation de Barrès à l’histoire de l’art : la culture visuelle, muséale et artistique des écrivains fin de siècle forme indéniablement un champ riche pour l’étude de la littérature des débuts de la Troisième République. L’autrice montre de façon convaincante de quelles manières et selon quelles logiques l’écrivain s’approprie des mémoires culturelles et artistiques étrangères ; elle suggère une possible étude contiguë des voyages de Barrès en France, en formulant l’hypothèse que les lieux nationaux visités conduiraient davantage à problématiser l’incorporation d’une mémoire historique, piste assurément féconde.

12Étudier le positionnement de Barrès par rapport aux autres écrivains qui ont traité de leurs voyages est essentiel car ce geste engage la manière dont il définit « sa place dans le champ intellectuel et littéraire » (p. 573), ainsi que sa conception de l’activité littéraire. Jessica Desclaux rappelle un phénomène incontournable dans les lettres fin-de-siècle, qu’elle baptise « entrecroisement des voix ». À l’heure où la littérature et le journal s’interpénètrent, Barrès et ses pairs écrivains se citent les uns les autres, se commentent, se rendent hommage ou se querellent à mots couverts. Leurs écrits s’adaptent au public projeté et mettent en scène la sociabilité lettrée, à des fins médiatiques bien sûr, mais aussi relationnelles et éthiques. Cette forme de dialogisme est massive dans les textes de voyage et les méditations sur l’art. Or, l’autrice montre (preuves à l’appui) comment certains propos et écrits de Barrès en voyage émanent de cet « entrecroisement des voix » et de débats contemporains, parfois anecdotiques ou circonstanciels. Cela nous permet de formuler l’hypothèse selon laquelle, si certains morceaux de la prose barrésienne se sont opacifiés, c’est peut-être car ils se construisent comme un « feuilleté dialogique dont l’écrivain ne gomme pas les contradictions » (p. 385). L’étude de Jessica Desclaux présente le mérite de redynamiser ces textes par l’étude génétique, de les remettre « en mouvement », et par là même, de les redonner à lire avec un œil neuf.

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13Barrès en mouvement est donc une thèse monumentale sur Barrès, appelée à faire date dans les études barrésiennes, comme le veut la formule consacrée. Il constituera un précieux outil de travail sur l’auteur, ne serait-ce (prosaïquement) que par ses riches annexes et par sa bibliographie efficace. Il tire pleinement parti des travaux barrésiens existants, complète les études ou articles existants portant sur des points très précis de la géographie barrésienne, tranche à l’occasion quelques débats critiques liés à l’auteur, et ouvre des voies pour la recherche future au-delà des voyages proprement dits. Le pari de défiger Barrès, de l’affranchir d’une image de romancier enraciné dans sa petite patrie, est réussi. Plus que Barrès et l’Orient, plus que Barrès et Venise, c’est un Barrès en « mouvement » perpétuel, confronté à ses multiples paradoxes, et une lecture de Barrès elle aussi évolutive, grâce aux « renversements de perspective » analytique proposés par Jessica Desclaux au fil de son essai. Elle confirme que le voyage et l’étranger forment un imaginaire à multiples facettes qui revêt des acceptions et des usages hétérogènes : l’Italie de Barrès n’est pas la Grèce, son Espagne orientalisée n’est pas son Orient, etc. Les lieux traversés se parent de significations dynamiques, illustrant les continuités et les ruptures d’un imaginaire bataillant avec de perpétuelles réorientations idéologiques.

14Il s’agit enfin d’un grand livre universitaire, avec un geste de lecture et une méthode maîtrisés de bout en bout. L’autrice évoque plusieurs façons de poursuivre son enquête. L’une d’elles serait de continuer à dépouiller le vaste fonds Barrès de la BnF, afin qu’émergent de nouveaux objets et questionnements. La question de la valorisation de ce fonds se pose également. La méthodologie, assurément, mérite d’être retenue : il faut continuer à écrire l’histoire de la littérature, non plus seulement par ses événements ou ses acteurs, mais par ses objets et ses lieux.