Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Mai 2024 (volume 25, numéro 5)
titre article
Angeline Nies-Berger

Pour une interprétation épistémologique des littératures féministes

Azélie Fayolle, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, Paris : Éditions Divergences, 2023, 232 p., EAN 9791097088583.

1Avec l’essai historique et littéraire Des Femmes et du style. Pour un feminist gaze (Divergences, 2023), publié en parallèle d’une thèse intitulée Ernest Renan : sciences de la nature et pensée historique (Honoré Champion, 2023), Azélie Fayolle rejoint l’effort de revendication de la puissance créatrice des textes de femmes depuis l’époque prémoderne. Elle s’aligne avec les travaux de Martine Reid, Éliane Viennot et Jennifer Tamas, entre autres chercheuses et essayistes contemporaines françaises, pour mettre en lumière l’autorité et l’innovation littéraires que les autrices, dès l’aube de l’Ancien Régime, ont opposées aux contraintes tentaculaires du patriarcat.

2Pour être exact, Fayolle fait plus que réhabiliter l’œuvre littéraire des femmes, en majorité européenne et étasunienne, et en particulier depuis le xixe siècle. Elle se propose de partir « d’une intuition » (p. 11) pour oser un pari : théoriser un style féministe, qui serait protéiforme, véhément et subversif d’un point de vue autant social que littéraire. Pour Fayolle, c’est « la condition commune des femmes et l’intersection de leurs oppressions parfois multiples », ainsi que « la singularité de leur parcours », qui expliquent qu’elles partagent « certaines caractéristiques de leurs livres » (idem). Les styles féministes, que Fayolle rassemble sous le terme de feminist gaze, ou regard féministe, comprend toute démarche littéraire poétique, théorique et/ou philosophique, opposant « une réponse, consciente ou non, à l’oppression patriarcale » (idem). Fayolle emmène plus loin le regard féminin tel qu’Iris Brey le définit, puisqu’elle s’intéresse plus précisément à la « politisation » et aux « narrations collectives » (p. 31) permises par le regard féministe.

3De fait, pour Azélie Fayolle, puisque « la norme pour les femmes, c’est le silence, ou au mieux la parole frivole », « leur prise de parole est en soi transgressive » (p. 36), donc politique, même lorsque les auteurs ou autrices ne déclarent pas explicitement une telle ambition. Notons que cette définition ouverte, qui célèbre la richesse, la pluralité et la puissance de la littérature féminine et queer, et qui se révèle « profitable à la réinterprétation des textes du passé » (p. 32), s’applique avec beaucoup de précaution aux autrices « (proto)féministes » de la prémodernité (nous préférons le terme de philogyne, moins polarisant car antinomique à la misogynie). Celles-ci sont nombreuses à revendiquer l’égalité hommes/femmes sans s’envisager sous le regard public. On pense à Marie de Sévigné qui, comme l’évoque Nathalie Freidel, en regrettant d’« [ê]tre entre les mains de tout le monde1 », semblait rapprocher la renommée publique à une forme de prostitution. Virginia Woolf rappelle que les autrices du xixe siècle écrivant sous un pseudonyme masculin, parmi lesquelles George Sand, se protégeaient car « toute publicité les concernant est détestable2 ».

La littérature, une source de savoir au prisme de l’épistémologie

4Grâce à un imposant travail de recherche et de mise en rapport des disciplines et des textes du xixe siècle jusqu’à nos jours, et qui engage les perspectives tant afroféministes, blanches et queer, Azélie Fayolle fait jaillir un large réseau d’écrits théoriques et littéraires de femmes qui pensent et condamnent leur condition sociale et sexuelle.

5Dès la première partie de l’essai (réparti sur quatre parties au total), Azélie Fayolle réunit d’impressionnantes connaissances encyclopédiques qui mêlent la médecine, la philosophie, l’anthropologie et la politique à l’étude historique et littéraire des écrits de femmes. Au sein même de l’analyse littéraire, l’essayiste mobilise la stylistique et la narratologie pour exhumer les revendications poétiques et politiques des textes. Certaines œuvres citées, dont celles de Miel Pagès, Léonora Miano et Milène Tournier, viennent de paraître ou ne sont pas encore publiées au moment de l’écriture de l’essai : c’est dire la proximité entre Azélie Fayolle et les auteurs et autrices contemporains qu’elle examine. Azélie Fayolle rappelle aussi que les prémisses de la pensée féministe naissent à l’aube de la Renaissance. Il s’agit bien-sûr ici de la citadelle allégorique de Christine de Pizan, La Cité des dames3 (1405), texte à la fois provocateur et précurseur qui, pour Fayolle, « précède d’un siècle la première utopie officielle de Thomas More » (p. 176).

6Le champ référentiel vaste d’Azélie Fayolle n’empêche ni la précision ni la vivacité de ses observations. La première partie de l’essai est aussi l’occasion d’énoncer le cadre théorique de son approche. L’essayiste étudie la littérature selon une perspective épistémologique, c’est-à-dire qu’elle voit les créations littéraires comme autant de sources de connaissances scientifiques. Partant de l’idée que « [l]’esthétique est toujours une épistémologie » (p. 29), et que « le style est porteur d’une vision politique » (p. 34), elle affirme que la littérature, surtout fictive, s’oppose aux discours dominants faussement universels (en réalité virilistes), pour « produire d’autres savoirs, par la transmission d’expériences, de récits […], selon d’autres modalités que celles de la communauté scientifique » (p. 29). Azélie Fayolle montre que l’application aux textes littéraires des théories du point de vue, ou théories situées (elle cite notamment Christine Delphy en France, ainsi que Patricia Hill Collins et Helen Longino aux États-Unis), fait du regard féministe une source de savoir féconde et véritablement inclusive. Aussi le regard situé des femmes exerce-t-il de nombreux bouleversements poétiques et politiques, quel que soit le genre littéraire qu’il fait sien (ou qu’il fonde : c’est entre autres le cas des romans, avant que les auteurs du xviiie siècle ne s’emparent du genre).

7Les trois parties successives de l’essai approfondissent la fonction épistémologique qu’Azélie Fayolle attribue au regard féministe, grâce à une variété de genres littéraires appartenant surtout aux xxe et xxie siècles. Azélie Fayolle exerce un puissant effet de galvanisation sur ses propres lectrices en propulsant, au-devant de la scène, les pouvoirs révolutionnaires et paradoxaux des styles féministes contre l’hégémonie patriarcale, en société comme en littérature, et que l’on constate au moins depuis le début du xixe siècle. Par souci de brièveté face à l’amplitude du travail d’Azélie Fayolle, ce compte-rendu s’attelle à énoncer les forces directrices de l’essai.

Du fantastique au rape and revenge : reconstituer la bibliothèque féministe de Virginia Woolf.

8Comme nous, Azélie Fayolle est hantée par la puissance et la tristesse de l’essai A Room of One’s Own (1929) de Virginia Woolf. Regrettant l’hostilité des hommes envers les écrivaines, et s’interrogeant sur le nombre réel de femmes qui auraient écrit si elles n’avaient pas été contraintes à la pauvreté par la société misogyne, Woolf dit la nécessité d’étudier toute œuvre de femme non comme un texte isolé, mais comme faisant partie d’une longue série de livres d’autrices qui se répondent les unes aux autres.

9Pour répondre à la prescription de Woolf, Azélie Fayolle parcourt les genres littéraires pour souligner les nombreux procédés d’esthétisation et de réécriture que les autrices opposent à l’oppression misogyne, et qui leur permettent de représenter fidèlement leurs expériences. Fayolle précise qu’elle « [s’]intéresse […] aux principales stratégies de résistance à l’ordre patriarcal représentées en littérature » (p. 76). Surtout, elle « cherche des résistances [textuelles], plutôt collectives, entre la confrontation et le sabotage, sans oublier le comique » (idem). Il s’agit d’un paradoxe très stimulant qui permet à Fayolle de répondre à ses propres interrogations. Selon elle, c’est justement parce que « la littérature a le droit d’être irrationnelle ou illogique » (p. 29), qu’elle dit la réalité vécue par les autrices et offre, avec grande précision, des récits emblématiques de l’expérience des lectrices. La littérature féministe « est un espace possible d’émancipation » (p. 76), où même les styles les plus fantasques (tels les contes de fées d’Aulnoy), les plus insupportables (comme le rape and revenge de Despentes) et les plus outranciers (ainsi le réinvestissement féministe du potache par Bernheim et Cardot) suivent un « mouvement de typification » (p. 68) pour devenir un « support de projection pour les lectrices » (idem).

10Azélie Fayolle commence par démontrer l’efficacité du fantastique et de l’horreur, genres « propices à construire une esthétique féministe » (p. 40), face aux violences misogynes. Contre toute attente, ceux-ci établissent un rapport d’identification avec les lectrices car ils « ont en commun de représenter, par un ennemi souvent extérieur et suffisamment monstrueux pour ne plus correspondre aux statistiques des violences conjugales et intrafamiliales, une peur omniprésente – et de permettre de la combattre et la personnifiant » (idem). Le fantastique, par exemple, dans la mesure où « il manifeste une incertitude et la met en scène », « restitue l’inquiétude qui survient quand se dévoile la violence du patriarcat ». Azélie Fayolle cite l’incontournable « Papier peint jaune » de Charlotte Perkins Gilman (1892) et en renouvelle la pertinence en caractérisant de gaslighting (« manipulation, consciente ou non, des informations présentées de manières tronquée ou déformée, ce qui fait douter la victime, qui perd tout cadre référentiel », p. 47) la séquestration soi-disant médicale de l’héroïne.

11L’interprétation de Fayolle va à l’encontre de la lecture habituelle du texte, qui encourage à poser un regard suspect sur le témoignage de son héroïne-narratrice. La protagoniste écrit un journal intime, tandis qu’elle est reléguée à l’isolement et à l’inactivité car jugée fragile par son époux et par ses collègues médecins. Répétant les propos des hommes, elle dit même manifester « une tendance légèrement hystérique4 ». Mais la perspective féministe contemporaine d’Azélie Fayolle montre que, si on se souvient que le texte est une représentation littéraire des souffrances d’une femme « en dépression post-partum » (p. 46), et dont le diagnostic et le remède sont à la charge d’une autorité masculine doublement malveillante, « la proximité instaurée par la première personne renforce la fiabilité de la narratrice pour les lecteurs » (p. 47), au lieu d’être source de méfiance. Pour Fayolle, « le récit représente la confrontation de deux épistémologies, le discours scientifique incarné par le mari et la subjectivité malmenée de la diariste » (p. 48).

12L’analyse textuelle d’Azélie Fayolle ouvre d’emblée la voie de l’emblématisation de l’expérience féminine bien réelle dans la fiction, aussi paradoxal que puisse paraître un tel rôle accordé à la littérature. Le rapprochement est d’autant plus provocateur qu’Azélie Fayolle fait de la cruelle protagoniste de Dirty week-end d’Helen Zahavi (1991) « un personnage emblématique de la condition féminine » (p. 70). Appartenant au genre du rape and revenge, le roman de Zahavi (le dernier à être condamné pour immoralisme) raconte la décision de Bella de venger non seulement « le seul événement que serait le viol, mais le continuum de violences sexistes et sexuelles » (p. 71). La brutalité de Bella semble dépasser celle de ses agresseurs et devenir injustifiée lorsqu’elle « se met en situation de leurre [en] jouant la fausse proie » (idem). Une telle dynamique est trompeuse. Azélie Fayolle signale que le récit met en lumière les situations quotidiennes et banales qui entraînent les violences patriarcales, et qui tiennent leurs victimes pour responsables : « c’est de se promener seule, la nuit sur la plage, ou d’être montée en voiture, ou d’avoir vécu dans son appartement qui rend Bella coupable aux yeux de ses agresseurs, quand Bella justifie (parfois) ses propres attaques par celles subies » (p. 72). Afin que les lecteurs et lectrices puissent habiter le récit, Zahavi joue sur la syntaxe et alterne les points de vue interne et omniscient. Ainsi, « en évacuant toute marque de subjectivité », indique Fayolle, « le raisonnement logique [de Bella] peut être partagé par tout lecteur » (p. 69).

13Anne F. Garréta, une des rares femmes membres de l’Oulipo, pousse plus loin la fiction typifiante via l’expérimentation grammaticale avec le roman Sphinx (1986). Grâce à la contrainte littéraire de Turing, qui consiste en l’« absence de toute marque linguistique du genre qui permettrait d’assigner un sexe au personnage, au narrateur ou à l’énonciateur » (p. 123-124), Garréta ouvre le récit à une large variété d’expériences amoureuses et sexuelles. Pourtant, « même si toutes les configurations sont envisagées par les lecteurs » (p. 124), l’autrice cultive un « trouble » (idem) chez le lectorat. Se référant au travail de Vincent Jouve, Fayolle note que la plasticité du texte entre en conflit avec « le besoin [pour les lecteurs] d’assigner un genre » aux protagonistes, un processus pourtant nécessaire à la « construction de l’image-personnage, soit la représentation mentale que se font […] les lecteurs des personnages » (idem). Force est de constater que le style féministe agit de deux manières simultanées : « il est […] une réponse à une autorité dominante, et il répond en sapant cette autorité » (p. 107). En ouvrant les catégories littéraires conventionnelles à l’écriture des expériences situées en dehors, le feminist gaze bouscule les genres et les procédés narratologiques tels qu’on les théorise.

Contre la fausse universalité, l’élargissement des théories et des grilles d’interprétation littéraires

14Les exemples textuels de Fayolle ont pour autre avantage d’ébranler les grilles d’interprétation et de théorisation littéraire qui font autorité. Citant « Le Cheval de Troie » de Monique Wittig, Azélie Fayolle note que « la démolition des “vieilles formes et [d]es règles conventionnelles” est logiquement une des caractéristiques les plus visibles des fictions féministes » (p. 121). En réalité, le renversement des conventions qu’elle observe chez les autrices relève plutôt de l’élargissement de celles-ci. Là encore, plusieurs genres littéraires se côtoient pour prouver les révolutions stylistiques signées par les femmes. En poésie, Fayolle commente l’utilisation exclusive de rimes féminines par l’américaine (qui tint salon à Paris) Natalie Clifford Barney au xixe siècle pour donner corps au female gaze dans un genre littéraire depuis toujours dominé par les hommes, et qui impose l’« alternance de rimes masculines et féminines » (p. 139). Les mémoires d’Annie Ernaux montrent que les « enjeux du style (faussement) factuel » (p. 133) sont particulièrement saillants lorsqu’on les confronte au précédent « siècle de naturalisme [qui] ne parvient pas à représenter ni à comprendre la moitié du monde » (idem). En outre, l’« œuvre […] radicalement autobiographique » (p. 151) d’Annie Ernaux bouleverse les catégories narratologiques de Genette. Celui-ci, nous rappelle Fayolle, « distingue […] voix et focalisation », et « suppose donc une voix qui puisse ne pas reposer sur une focalisation » (p. 150). Ces « voix sans corps sont celles de la narration traditionnelle du récit réaliste » (idem), mais elles constituent une fausse neutralité. Citant Marion Coste, Azélie Fayolle jette un regard suspect sur « “la capacité à émettre un point de vue considéré comme non situé” », car cela revient à « “affirmer que le point de vue dominant, d’homme blanc bourgeois cisgenre, est ‘impersonnel’” » (p. 150-151).

15À rebours de la théorisation admise du naturalisme, Azélie Fayolle signale aussi les « intrusions d’autrices » dans les romans La Femme mystifiée (1963) de Betty Friedan et Toilettes pour femmes (1977) de Marilyn French. Azélie Fayolle ajoute que, pour Genette, la métalepse, soit le « franchissement de seuil narratif » (p. 164), « augmente la fictionnalité du récit ». Les intrusions « sont, formellement, des ruptures dans le récit » qui, en théorie, « diminuent l’effet d’immersion » (idem). On observe l’effet inverse dans les romans féministes, où « la narratrice tisse une connivence tant avec ses personnages qu’avec ses lectrices, qui passe par l’adresse directe, la présomption d’un horizon d’attente et le partage de ses propres sentiments » (idem). En même temps, ce type de « roman-conversation », tel qu’Azélie Fayolle les appelle, comble une absence déjà constatée par Woolf : celle des « livres représentant des relations entre les femmes » (p. 165). On se permet de faire écho à l’élaboration, par la bédéiste étasunienne Alison Bechdel (justement à la suite de l’observation de Woolf), du test éponyme qui juge la misogynie d’un film selon trois critères : l’intrigue doit comporter au moins deux femmes ; elles doivent parler ensemble à l’écran ; et leurs dialogues concernent autre chose qu’un homme. Son pendant sexiste serait le principe de la Schtroumpfette.

16Genette n’est pas le seul théoricien à voir son travail mis à l’épreuve par le regard acéré d’Azélie Fayolle. Contre le héros « toujours masculin, toujours le même et toujours en guerre » (p. 156) institué par Joseph Campbell dans Le Héros aux mille et un visages (1949), Fayolle s’aligne avec Alice Zéniter pour suggérer « d’autres modèles d’intrigue que l’action/résolution » (p. 157), par définition incompatibles avec l’héroïsme féminin. Fayolle regrette avec force que, « déjà chez Aristote, comme plus tard encore chez Campbell, l’art imite ceux qui agissent – et ce qui est considéré comme action, c’est ce qui aura un effet visible sur le monde, jamais son entretien (ce qu’on appelle la reproduction, […] le travail domestique et le travail du care) » (idem). On saisit toute l’importance d’associer le féminisme au marxisme dans la critique du capitalisme.

17Enfin, la magistrale tendance des autrices à produire des textes politiques à la première personne montre que « [le genre du] témoignage joue, pour la littérature féministe, un rôle de phare, quand il s’agit de dénoncer ; […] il fait sortir de la littérature, pour ramener l’œuvre à un statut documentaire » (p. 146). On le sait au moins depuis l’essai « The Personal is Political » (1970) de Carol Hanisch : le « témoignage signe une prise de parole publique […] faisant, littéralement, du privé une chose politique » (p. 148). Dès lors que les auteurs et autrices osent prendre la parole contre l’oppression patriarcale, « le récit singulier […] devient emblématique d’une collectivité » (p. 147). À ce titre, Azélie Fayolle évoque Les Pérégrinations d’une paria (1838) de Flora Tristan pour illustrer la fonction de « porte-parolat » que remplit le partage de l’expérience personnelle féminine.

18Pourtant, la théorisation du genre testimonial par Jean-Louis Jeannelle est fondamentalement excluante des récits féminins. Azélie Fayolle souligne que le témoignage, tel que Jeannelle l’envisage, « est un acte de visibilité mémorielle [qui] ne prend pas en compte la violence en cours » (p. 148). Il réduit ce type de récit « aux bornes supposées d’un événement unique » qui, au mieux, ne fait que rapporter « les événements singuliers [que] sont les manifestations les plus visibles d’un continuum de violence, d’oppression et d’exploitation » (p. 149). Or, une telle définition, puisqu’elle « ne permet que de témoigner d’une situation unique et achevée, non d’une condition », ne tient pas compte de « l’épreuve d’une vie en patriarcat » (idem) et tourne franchement le dos à la littérature testimoniale féminine et féministe.

L’empathie et le « regard tendre » face au spectre de l’essentialisme ?

19La revendication de l’expérience immédiate et continue des femmes comme étant emblématique de toute une collectivité, et l’affirmation du rôle de témoin que jouent les autrices en offrant des récits parfois extrêmement intimes, permettent à Fayolle de mobiliser un nouveau paradoxe percutant.

20À partir des œuvres d’Audre Lorde (La Licorne noire, 1978) et de Patricia Hill Collins (La Pensée féministe noire, 1990), Azélie Fayolle hausse l’érotisme au rang d’épistémologie féministe à la fois neutre et subjective, qui, en tant qu’« instrument essentiel de connaissance de soi » (p. 134), permet de faire entrer en littérature toutes les expériences aux marges du régime politique masculin, blanc et hétérosexuel. Selon cette perspective, la définition de l’érotisme dépasse le seul coït pour devenir une « extension de soi, qui part du désir (et du plaisir) vers le monde » (p. 134). Il dote les individus d’une « puissance, parce que l’expression la plus brute, et la première, de soi » (p. 135), ouvrant ainsi la voie vers l’écriture d’un regard véritablement « dé-patriarcalis[é] » (p. 119) et « relationnel » (p. 129), c’est-à-dire qu’il impose la représentation de nouveaux rapports sincèrement empathiques et égalitaires entre les individus de genre différent.

21Une telle importance accordée au corps et à la sensualité dans l’appréhension et l’écriture du monde rend hommage à « l’assimilation entre le corps et le texte » (p. 50) qui innerve la littérature féministe dès ses premiers constituants. En témoignent les guerrières et femmes illustres qui incarnent les fondations allégoriques de la citadelle philogyne de Pizan. Néanmoins, Fayolle ne manque pas de rappeler que la « valorisation du corps court […] le risque de l’essentialisme » (p. 51). Autant les textes de femmes que les études féministes dont elles font l’objet sont confrontées à un double problème souvent difficile à résoudre : « le différentialisme [des deux sexes] se retourne facilement contre les femmes, et exclut les personnes trans » (idem).

22À notre sens, le spectre de l’essentialisme, pour être conjuré, nécessite plus que la considération de « “femme” [comme] une catégorie vide, c’est-à-dire sans essence ni autre définition » (p. 11) ; ce qui, par ailleurs, nous semble être une transcription par trop schématique du concept de Geneviève Fraisse dans La Différence des sexes (1996). De même que la phénoménologie, en tout cas celle de Camille Froidevaux-Metterie, ne se limite pas à « une campagne de représentation proche des campagnes de Benetton » (p. 16), mais s’avère extrêmement éclairante et productive dans la réappropriation positive de l’expérience incarnée des femmes en philosophie et en société.

23Ce sont notamment les travaux d’Iris Brey sur le regard féminin et de Lucie Nizard sur le « regard tendre » qui inspirent à Azélie Fayolle des alternatives littéraires féministes qui transcendent (sans les exclure) les manières charnelles de parler de l’expérience située des femmes. C’est la conjonction de « l’empathie et [de] la mise en relation, représentées dans des personnages comme des caractéristiques majeures de ces regards », qui « évite les écueils du male gaze » et « laisse une large place à la première personne et à la focalisation interne » (p. 131), elles-mêmes ayant pour but de représenter des sensibilités collectives. Dans la même veine, Fania Noël revendique la portée politique de la « bienveillance » sororale, puisqu’elle « va à rebours des discours patriarcaux sur les relations entre femmes et permet aussi de développer de la bienveillance envers soi-même »5.

24L’utopie fournit aux autrices la liberté littéraire idéale à l’exploration des regards empathiques et relationnels. Là encore, Fayolle mobilise l’œuvre féministe de Perkins Gillman qui, avec Herland (1915), fait plus qu’inverser les schémas de domination hommes/femmes. À la place, le pays éponyme, exclusivement peuplé de mères, offre de « nouveaux modèles politiques » (p. 180) caractérisés « par l’absence complète de conflit » (p. 178) et reposant entièrement sur le care. Le système de Herland est, on se permet un néologisme, « égo-décentré » : d’une part, « le pays est construit à hauteur de ses habitantes les plus vulnérables, pour leur accueil et leur épanouissement » (p. 178) ; d’autre part, pour éviter qu’il ne se transforme en régime totalitaire, Herland est « autoréflexif, s’améliorant en permanence » (p. 180).

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25Tout comme Jennifer Tamas et Vanessa Springora se rappellent avoir regretté l’absence de modèles féminins positifs en littérature, avant de se rendre compte que le véritable problème se situe du côté de la transmission et de l’enseignement de ces archétypes, Azélie Fayolle revendique la présence incroyablement forte et optimiste d’écrits féministes depuis au moins Pizan. La puissance du feminist gaze tient au réseau sororal qu’il tisse au-delà des frontières temporelles et géographiques, ainsi qu’à sa capacité à se réinventer, justement parce que la « mémoire féministe » (p. 184) créé en nous le sentiment que « le passé parlait déjà de nous » (p. 185). La littérature fournit, avec poésie, profondeur et malléabilité, « la vérification, toute empirique, de ce simple état de fait : je ne suis pas folle, je ne suis pas seule » (p. 74).

26L’autre puissance du regard féministe, que l’entreprise de Fayolle parvient à démontrer, tient à sa faculté de déstabiliser les systèmes patriarcal et capitaliste. Le feminist gaze fait place à toutes les subjectivités, pas seulement celles qui se reconnaissent dans la catégorie des « femmes », et s’exprime textuellement pour agir dans la société bien réelle. L’histoire littéraire féministe, conclut Fayolle, est nourrie d’« analyses du male gaze au cinéma comme en littérature [qui] réévaluent ce qui fonde nos normes, conscientes ou non, dans l’appréciation des œuvres, et posent des questions esthétiques, éthiques et politiques. Les lignes de l’acceptable bougent, et notre regard sur le canon avec lui. » (p. 185)