Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Mai 2024 (volume 25, numéro 5)
titre article
Ninon Chavoz

Les « vies minuscules » de Léon Tolstoï

The “Small Lives” of Lev Tolstoi
Victoire Feuillebois, Maître Tolstoï. L’instituteur dont vous ne voulez pas, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les décalé.e.s », 2024. EAN 9782271150189. 208 p.

1Assurément, nul n’a jamais songé à considérer Tolstoï comme un « mineur » : non content d’avoir signé des romans aussi décisifs et volumineux que Guerre et Paix et Anna Karénine, il s’est transformé, à compter des années 1880, en un véritable « maître à penser » (p. 11) auprès de qui se pressait une foule de disciples et d’admirateurs venus de tous les horizons : d’Andrew Kaufman, candidat démocrate à l’élection présidentielle américaine, à des auteurs contemporains comme Kathryn Ormsbee (Tash hearts Tolstoy, 2017)1 en passant par Gandhi, qui fonda en Afrique du Sud une communauté d’avant-garde nommée la Tolstoy Farm, on ne compte plus les zélateurs du résident de Iasnaïa Poliana. Écrivain d’une œuvre majeure, Tolstoï est aussi un « contemporain capital » ou, pour parler avec Proust, le « directeur de conscience de l’Europe et du monde » : à la fin de sa vie, il était doté d’une « autorité morale incontestée » dont les échos se propagent jusqu’à l’heure actuelle (p. 12).

2Loin de se laisser impressionner par le patriarche à la barbe fleurie que donnent à voir plusieurs photographies et tableaux reproduits dans le portefolio d’images qui accompagne cet essai, Victoire Feuillebois propose de le lire à rebrousse-poil : à l’exaltation du grand homme, encouragée par une intarissable légende dorée, elle préfère, non le portrait à charge, mais le pas de côté, qui la conduit à découvrir ce qu’on pourrait appeler un « Tolstoï minuscule », convaincu que « le petit doit remplacer le grand » dans un « renversement des autorités traditionnelles » (p. 95), à commencer par celle de l’auteur.

3Cette hypothèse trouve une illustration immédiate dans la philosophie déployée dans Guerre et paix, où l’écrivain entend lutter contre l’idée « que l’histoire est faite par le haut, que les événements historiques sont déclenchés par de grands hommes capables de changer la donne », s’efforçant de montrer que le changement suppose au contraire « le mouvement spontanément convergent de tous les acteurs d’un moment historique » (p. 98). Pourtant, le « minuscule » tolstoïen ne concerne pas seulement la texture de l’histoire : il s’incarne aussi dans la préoccupation constante que manifeste l’auteur pour les enfants et, plus particulièrement, pour les questions d’éducation. Partant des déconvenues universitaires du jeune homme, qui fut un exemplaire « raté » académique, Victoire Feuillebois avance que les expériences pédagogiques constituent l’un des fils rouges de la vie et de la pensée d’un auteur dont elle met par ailleurs en relief les multiples revirements et contradictions. Prendre au sérieux la « libidineuse démangeaison d’enseigner » (p. 50) que se prête volontiers l’écrivain permet ainsi de passer outre la « ligne de faille légendaire […] qui rend Tolstoï opaque, incompréhensible, aux vrais amateurs de littérature » (p. 17-18), lesquels n’ont d’autres recours que d’interpréter son rejet brutal de la fiction comme une forme raffinée de « crise de la cinquantaine ».

Tolstoï de A à Z

4Du point de vue strictement factuel, ce volet méconnu de l’œuvre de Tolstoï n’a rien de négligeable : il se traduit notamment par la création réitérée (en 1859 puis en 1872) d’une école destinée aux petits serfs du domaine de Iasnaïa Poliana, par la publication d’une revue du même nom ainsi que de plusieurs manuels et recueils de lectures, dont le plus célèbre est l’Azbouka (ou Abécédaire). Véritable « encyclopédie des savoirs scolaires » (p. 135), la première version de cette somme ne compte pas moins de 758 pages : elle fut republiée vingt-huit fois du vivant de Tolstoï et vendue à deux millions d’exemplaires entre 1875 et 1910. Ce constat conduit l’autrice à affirmer que les grands romans historiques et psychologiques ne sont pas les œuvres les plus lues de l’écrivain. Quoiqu’ils aient des lecteurs sur toute la planète, les classiques sont finalement supplantés par les livres de classes : « Le roman “véritable” n’est donc pas celui auquel vous vous attendez — et peut-être que le romancier lui-même n’est plus là où vous le situiez, en fin lecteur que vous êtes de ses textes fictionnels », note-t-elle malicieusement (p. 154). Et de fait, une approche quantitative du phénomène littéraire donne rétrospectivement raison à Tolstoï, qui s’est amèrement repenti d’avoir écrit des romans mais se félicitait des innovations qu’il entendait introduire dans la pédagogie. Mal comprise de ses contemporains, qui y virent tantôt une simple dilection d’aristocrate paternaliste tantôt une impardonnable infraction aux règles d’une science naissante, l’école de Tolstoï s’oppose à ce que l’auteur appelle les « éducations mortes » fondées sur l’apprentissage par cœur, la contrainte et la transmission verticale d’un savoir figé dans une « forme plate et superficielle » (p. 30). À rebours, la salle de classe de Iasnaïa Poliana est un lieu ouvert, dont les petits écoliers peuvent sortir quand bon leur semble, et où le rôle de l’enseignant consiste non pas à « astreindre », mais à « accompagner » (p. 59) : dans une configuration idéale, le processus pédagogique se transforme « en un échange réciproque » et l’écrivain se met volontiers en scène comme « un homme qui a renoncé à son autorité pour se mettre à l’école des enfants » (p. 106). Ne visant pas à « instruire » et encore moins à inculquer un quelconque programme, l’école de Tolstoï apparaît dès lors comme une « école en négatif » (p. 61) ou comme une « école inconsciente » et « existentielle » (p. 88), ancrée dans la vie quotidienne plus que dans l’étude. Quoiqu’elle se révèle d’une application périlleuse en dehors du « public spécifique » (et captif…) des petits paysans de Iasnaïa Poliana, cette pédagogie a pour mérite incontestable de prendre l’écolier au sérieux : elle ne le considère pas comme « une page blanche à remplir, une tête à modeler » (p. 188), mais comme un être à part entière, dont elle cherche à développer la liberté. Son objectif n’est pas de permettre à l’élève de s’inscrire harmonieusement dans la société : bien plus, elle l’encourage à « développer une personnalité créative et autonome — qui lui permettra peut-être de changer le monde dans lequel il est né plutôt que de s’y couler tranquillement » (p. 74) ?

Comment prendre soin de Tolstoï aujourd’hui

5Ces pratiques pédagogiques débouchent sur une conviction plus large : selon Victoire Feuillebois, « l’école est le laboratoire d’une négation plus générale, qui englobe le refus de la viande, de l’impôt ou de la guerre — de tout ce qu’on estime indispensable et qui en réalité fait peser une contrainte illégitime et parfois létale sur les êtres qui nous entourent » (p. 177). L’attention prêtée au petit est enfin révélatrice de ce que l’autrice appelle une « éthique tolstoïenne », qui anticipe l’actuel développement de la pensée du care (p. 120) : c’est une « éthique des petits gestes, des actions de rien du tout et qui pourtant recèlent un réel potentiel néfaste ou bénéfique » (p. 162). Reprenant les analyses de James Garvey2, on serait tenté d’avancer que c’est précisément là le genre d’éthique dont les citoyens du xxie siècle ont besoin pour ajuster leur boussole morale aux transformations de la responsabilité individuelle qu’induit le changement climatique : ne s’agit-il pas de se rendre sensible au poids et au coût écologiques de chaque action du quotidien ?

6Maître Tolstoï esquisse ainsi la possibilité de faire du grand auteur russe un véritable coach contemporain, voire de considérer cet apôtre du véganisme et de la vie simple comme « un auteur de manuel de développement personnel avant la lettre » (p. 13). En proposant de comprendre, par son entremise, « comment rater ses études », « comment ne pas finir le programme » ou « comment fuguer », entre autres titres de chapitres prometteurs, l’essayiste se joue de la forme du how to qu’Alain de Botton appliquait déjà ingénieusement à la recherche proustienne3. Il ne faut cependant pas se fier aux apparences : loin de réduire l’œuvre et la vie de Tolstoï à une série de recommandations pratiques et bibliothérapeutiques, le « récit » de Victoire Feuillebois — puisque c’est ainsi qu’elle qualifie son texte (p. 42), à l’inverse d’Alain de Botton qui sous-titrait le sien « not a novel » — est d’abord une biographie aussi originale qu’exhaustive, courant des premiers mois du « bébé Tolstoï », qui affirme se souvenir de l’inconfort qu’il aurait ressenti à avoir été trop étroitement emmaillotté, à ses derniers instants, dans la petite gare d’Astapovo où il rendit son dernier soupir après avoir fugué de chez lui. C’est aussi et peut-être avant tout une féconde proposition de relecture critique, où l’attention portée aux « mineurs » autorise la formulation de nouvelles interprétations des plus grands romans de l’auteur, dont les scènes décisives sont lues « à hauteur d’enfant » (p. 96). L’essayiste rappelle ainsi que le dernier mot de Guerre et paix est donné au fils du prince André, Nikolenka, dont le cauchemar final pourrait signifier l’émergence d’une vocation révolutionnaire. Relisant Anna Karénine, elle en vient à se demander si le personnage éponyme est bien la femme adultère morte sous les roues d’un train (et par ailleurs autrice, comme on l’oublie souvent, d’un livre pour enfants) : ne serait-ce pas plutôt la petite Annie, née de ses amours interdites avec Vronski mais élevée loin d’elle par son époux légitime, tant et si bien que le plus célèbre personnage tolstoïen se tue « parce que sa fille s’appelle Anna Karénine, et non Anna Vronski » (p. 97) ?

7On l’aura compris : pour voir le Tolstoï minuscule, encore faut-il l’avoir placé sous la loupe et le microscope, ce que l’autrice de cet essai enlevé réussit admirablement. S’il va à l’encontre de toutes les idées reçues, le geste critique qui consiste à « rapetisser » Tolstoï n’a finalement rien d’une profanation : mettant en valeur ce que l’œuvre de l’auteur a de plus novateur et de plus émouvant, il l’actualise sans jamais la dénaturer. Tout au contraire : à rebours d’une critique qui s’est longtemps ingéniée à « lire l’œuvre en dépit de son auteur » ou même « contre l’auteur », ainsi qu’y invite Sophie Rabau4, Victoire Feuillebois lui donne enfin satisfaction en le lisant comme il aurait toujours voulu l’être.