Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juin 2024 (volume 25, numéro 6)
titre article
Yona Hanhart-Marmor

Écrire la Shoah au féminin

Writing the Shoah as a Woman
Maxime Decout et Nelly Wolf (dir.), Franges, n° 2, 2024 : « Écrivaines juives de langue française » [En ligne].

1Le deuxième numéro de la toute jeune revue Franges, revue de l’association Littérature et Judéité, dédiée à l’exploration de la façon dont les écrivains et écrivaines, juifs ou non juifs français, questionnent dans leurs œuvres des thématiques liées à la judéité, est consacré aux « Écrivaines juives de langue française ». Il convient de préciser quelque peu le titre du dossier : c’est en effet sur les écrivaines de la Shoah que porte celui-ci. Ainsi que le précisent dans l’introduction les directeurs du dossier, Maxime Decout et Nelly Wolf, le but du volume est de s’interroger sur « les phénomènes littéraires qui apparaissent à l’intersection de la judéité et de la féminité, sur la manière dont ces deux éléments peuvent entrer en ligne de compte et sur la façon dont ils s’inscrivent dans des formes, des discours ou des postures littéraires ». Avec la Shoah comme fil conducteur, les différents articles ont pour dénominateur commun une réflexion sur la différence liée à la condition féminine et sur la différence liée à la condition juive.

2Le dossier est construit selon une perspective générationnelle : la première partie est consacrée à la génération des témoins ; la seconde à celle que l’on a coutume de dénommer, depuis l’essai fondateur de Susan Rubin Suleiman, la génération 1.51 ; la dernière à celle des descendantes. Mais cette répartition ne doit pas empêcher de se montrer attentifs à d’autres lignes de partage. On peut noter, par exemple, que les directeurs du numéro ont eu à cœur, tout en consacrant la majorité des articles à des écrivaines célèbres et déjà très étudiées (Anna Langfus, Esther Orner, Hélène Cixous, Régine Robin, Cécile Wajsbrot), de laisser une place à des auteures moins connues, que l’histoire et l’histoire littéraire ont plus ou moins laissées de côté, et dont la vie et l’œuvre nous sont ici restituées avec une précision pleine de respect et de rigueur. On trouve ainsi une reconstitution du parcours épique d’Antonina Vallentin, critique d’art et journaliste polonaise installée en France, auteure, en 1940, d’une courageuse brochure intitulée Les Atrocités allemandes et engagée aux côtés de son époux, durant les années noires et dans l’après-guerre, contre le nazisme (Laurent Broche, « “Une étonnante virtuosité et perspicacité, Antonina Vallentin »). De même, nous découvrons la trajectoire et l’œuvre étonnantes de Françoise Frenkel. Juive polonaise éprise de littérature française qui ouvrit dans l’entre-deux-guerres une librairie française à Berlin, elle dut bien entendu prendre la fuite au début de la guerre, et reste paradoxalement très réticente lorsqu’il s’agit d’évoquer sa condition juive et les conséquences que celle-ci a eues pour elle et pour les siens, alors même qu’elle livre le récit de sa vie dans une autobiographie éloquemment intitulée Rien où poser sa tête (Philippe Wellnitz, « Françoise Frenkel, entre engagements et silences »).

3Malgré la diversité des approches — historique, discursive, poétique —, on ne peut qu’être sensible, par-delà les différences générationnelles, à certains motifs et thématiques récurrents, soulignés par les différents contributeurs et contributrices du volume.

4Il faut tout d’abord s’arrêter sur le fait que l’absence constitue le moteur paradoxal de chacune des œuvres analysées dans le dossier. Dans le registre de la fiction, on pense bien entendu à la perte de sa femme et de sa petite fille, assassinées par les nazis, qui donne lieu à la folle décision prise par le héros de remplacer son enfant perdue par une petite fille allemande, moteur de l’intrigue romanesque de Saute, Barbara ! d’Anna Langfus ; dans le registre de la non-fiction, chacune des contributrices met l’accent sur les fantômes et sur les absents qui constituent à la fois la raison d’être de l’écriture et l’impossibilité qui menace en permanence son existence même : fantômes parentaux chez Esther Orner, Hélène Cixous, Régine Robin et Anne Brunswic, disparus hantant la mémoire de Laurence Frenkel, la post-mémoire de Cécile Wajsbrot. Tous ces absents et absentes rendent donc d’emblée l’écriture des auteures à la fois absolument nécessaire, puisqu’elle constitue pour elles la seule façon de se confronter à cette absence, et, pour la même raison, impossible, ouverte qu’elle est par essence sur un gouffre.

5La grande question, dès lors, du dossier tout entier, quelle que soit la position générationnelle des auteures, consiste dans la possibilité de raconter une expérience liée à la Shoah, au deuil, à l’absence, à la brisure, au moyen d’un récit et d’une écriture traditionnels. Se fait jour, d’une manière différente dans l’œuvre de chacune d’entre elles, la tentative d’inventer une écriture neuve, apte à restituer les méandres, les détours, les impasses et les culs-de-sac d’une mémoire et d’une post-mémoire profondément marquées par le traumatisme. Ainsi, dans son article sur Esther Orner, Marlena Braester qualifie son écriture d’écriture « brisée ». Cette brisure fondamentale se repère à plusieurs niveaux. Brisure du JE, jamais doté d’une identité stable, qui peut se transformer, au fil du récit, en un TU ou en un ELLE, jetant ainsi le doute sur l’existence d’identités distinctes de la narratrice ou des autres protagonistes qu’elle évoque (notamment sa mère) ; brisure de la continuité temporelle a priori nécessaire à la construction d’un récit et qui, chez Esther Orner, est remplacée par une incertitude continuelle, par des va-et-vient ininterrompus entre passé, présent et futur ; brisure mémorielle, puisque l’écriture ne cesse de mettre dos à dos mémoire et oubli, instillant finalement un doute quant à la différence même existant entre les deux. Ces différentes fêlures, pour reprendre un autre terme employé par Marlena Braester, sont nécessaires pour que l’écriture puisse épouser la trajectoire du sujet écrivant, hanté par sa propre mémoire mais aussi par celle de sa mère, par ses souvenirs mais aussi par l’oubli qui empêche l’accès à certains d’entre eux, par la tension continuelle entre présence et absence qui se trouve à l’origine même de la pulsion d’écriture.

6On retrouve cette attention à l’invention d’une écriture dans l’article de Martine Motard-Noar intitulé « Éclatement de l’identité et du discours dans les écrits d’Hélène Cixous et de Régine Robin ». Elle montre comment les deux auteures, partisanes d’une structure lacunaire et morcelée, d’une forme d’autobiographie éclatée, ont chacune créé des récits hybrides, seuls aptes, à leurs yeux, à lutter, tout en le transposant, contre le silence qui semble s’imposer après le traumatisme de la Shoah. Citant Régine Robin, qui écrit : « Non. Pas de récit. On vous a tué la possibilité même du récit », Martine Motard-Noar explore la façon dont les deux auteures cherchent à se démarquer des grands récits historiques, souhaitant plutôt restituer « une mémoire intime plurielle, protéiforme, instigatrice d’une “histoire autre” dans le dialogue des voix qui la composent ». L’écriture mobile, mouvante, d’Hélène Cixous et de Régine Robin leur permet de raconter leur récit familial en rendant justice aux « multiples facettes, renvois et retournements » qui le constituent. Comme chez Esther Orner, l’identité narrative semble exploser au profit d’une pluralité de voix, plus aptes à rendre justice à la complexité identitaire de ces narratrices qui portent le poids de l’histoire familiale. Mais la pluralité, chez l’une comme chez l’autre, provient également de leur emploi d’une technique de collage ou de montage, puisqu’elles intègrent à leurs textes des documents d’origines diverses, interrogeant ainsi en permanence la construction et la nature de leur propre récit. On peut ainsi qualifier les œuvres des deux auteures, pour reprendre les mots de Régine Robin, d’« expérimentation sur le roman familial et le roman généalogique, […] expérimentation sur l’identité, sur sa réappropriation-désappropriation. »

7L’article de France Grenaudier-Klijn, « Les réticentes voyageuses de Cécile Wajsbrot : Beaune-la-Rolande et Mémorial », explore lui aussi la « pratique scripturale originale, méthodique et dûment mûrie » de l’auteure, qui « cherche à donner forme à l’ambivalence propre à la relation qu’entretiennent les membres de la deuxième génération avec la mémoire, familiale et collective, l’Histoire, le passé et l’écriture ». Choisissant d’explorer le motif de la réticence dans l’écriture de Wajsbrot, la critique montre comment celle-ci « travaille la contrainte mémorielle qui lui échoit et cherche, par l’écriture, à en féconder les limites. Cet essaimage de marqueurs temporels signale ainsi autant le poids du destin pesant sur l’existence de la narratrice qu’une tentative de reprendre la main dessus. »

8Enfin, Martina Stermberger, dont l’article s’intitule « Anne Brunswic, écrivaine voyageuse : identité juive et poétique de l’engagement », identifie les procédés par lesquels cette dernière crée un « dispositif littéraire fécond ». On retrouve chez Anne Brunswic la polyphonie de la narration, l’intégration de longs récits d’autrui qui lui permettent de transformer son identité juive en ouverture à d’autres mémoires, d’autres histoires, et d’entrelacer le politique et le personnel.

9On aura noté la récurrence, dans deux titres d’articles, du terme « voyageuse ». Cette répétition est loin d’être le fruit du hasard. Les œuvres de chacune des écrivaines constituent, par la grâce même de leur inventivité, de leur façon de se dégager du carcan d’une écriture sage et linéaire, des voyages. Voyages temporels, tant l’écriture permet des va-et-vient, entre le passé et le présent, entre les événements traumatiques, remémorés ou oubliés, et la façon dont ils constituent, encore et toujours, le présent des auteures ; voyages identitaires, puisque celles-ci ne cessent d’interroger leur identité, de la déconstruire pour la reconfigurer au fil des découvertes induites par l’écriture, d’essayer de déterminer, aussi, ce qui, des identités parentales, familiales, a été transmis, consciemment ou non. Mais par voyage, on doit aussi entendre l’ouverture de récits dont les dispositifs novateurs permettent, pour reprendre le concept si fécond forgé par Michael Rothberg2, la création d’une mémoire multidirectionnelle qui, loin de s’enfermer dans une obsession ressassante de la Shoah et de ses traumatismes, se fait au contraire poreuse, apte à s’ouvrir à des récits et des identités autres, à se les approprier tout en leur conservant leur altérité et leur unicité. Telle est la signification de la polyphonie des récits évoqués dans le dossier.

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10Ce deuxième numéro de la revue Franges constitue donc une contribution importante à la critique de la littérature de la Shoah, et on peut saluer l’initiative consistant à adopter une approche genrée de l’écriture de la Shoah. Cependant, au vu du retard de la recherche française par rapport à son homologue anglo-saxonne en ce qui concerne l’exploration de l’intersection du genre et de la Shoah, dans une perspective tant historique que littéraire, et de la quasi-inexistence en France de travaux relevant d’une telle approche, on peut regretter que le dossier ne comporte pas au moins un texte plus théorique, qui poserait les questions essentielles concernant la légitimité, la pertinence et la méthodologie d’une telle approche et se confronterait aux travaux auxquels elle a déjà donné lieu hors de France. De même, on aurait aimé que soient davantage explorés les points de rencontre entre les explorations liées à la mémoire de la Shoah et celles liées à la féminité. En effet, on sait que les féministes de la deuxième vague, et au premier chef Hélène Cixous3, ont prôné et expérimenté l’invention d’une écriture neuve, libérée du carcan patriarcal et apte à refléter la pensée et la vision féminines. On aurait souhaité trouver ici des analyses qui auraient pris en compte de manière plus explicite ces deux versants de la créativité féminine et auraient exploré leurs convergences et leurs éventuelles influences réciproques. On peut dès lors considérer ce numéro comme un premier jalon qu’on espère suivi d’autres, consacrés à une approche genrée de l’écriture de la Shoah, dans son versant théorique également.