La conscience juive dans la pensée de Vladimir Jankélévitch : une vérité déchirée
1Ils sont vivants ceux qui nous ont donné envie d’apprendre, de connaître, de partager ; ceux qui ont fait jaillir l’étincelle en nous transmettant une philosophie de la vie. Plus d’une trentaine d’années nous séparent de la disparition du philosophe Vladimir Jankélévitch, elles ont été fertiles, m’ayant permis de donner à lire une quinzaine de livres établis à partir d’écrits inédits, d’entretiens, d’articles de jeunesse ainsi qu’une correspondance inédite, elle aussi.
2Sources1 est le premier de cette longue liste d’ouvrages, le seul qui ne soit pas posthume. Paru en 1984, je l’ai établi en accord avec le philosophe peu avant sa disparition. Il rassemble principalement les interventions que fit Jankélévitch aux Colloques des intellectuels juifs de langue française, celles-ci ayant pour objet de revenir à une source profonde de sa vie, jamais démentie, celle du judaïsme.
3Ce livre est remanié et réédité en 2023, sous le titre La Conscience juive. Il comporte une nouvelle préface, les textes parus dans Sources concernant la pensée juive et deux nouveaux écrits.
Quel est le lien entre la pensée de Vladimir Jankélévitch et le judaïsme ?
4Resté en vie par une « distraction de la Gestapo », selon son expression, Jankélévitch eut à cœur de refaire le chemin de l’appartenance à la conscience, à la recherche d’une voie juive pour habiter la modernité.
5Un lecteur fidèle reconnaîtra en lui un admirateur des Évangiles, de Saint Jean de la Croix, de Saint François de Sales, de Bergson, de Pascal et de Fénelon, plus rares sont ceux qui devinent son intérêt pour la pensée juive. Et pourtant, il exprima dans de belles pages « sa fidélité lointaine, mais jamais oubliée comme origine, à son état de juif qui comporte tant de douleurs », nous rappelle Jacques Madaule. Juif de « dormante mémoire », après la guerre, il eut à cœur de dénuder son judaïsme.
6Dans La Conscience juive, Jankélévitch risque, avec sincérité et lucidité, une esquisse de définition de la conscience juive dans sa complexité, sa tentation de la différence, son désir d’altérité.
7En premier lieu, la conscience juive fait appel à un problème intérieur. Le judaïsme est une idée, une exigence déraisonnable qui concerne tout l’être :
Comment définir quelque chose dont l’essence est d’être indéfinissable ? Il y a une vertu d’alibi, une altérité constitutionnelle qui est propre aux Juifs. […] C’est cette altérité qu’il faut essayer de rendre présente. […] Il y a dans le fait d’être juif un exposant supplémentaire d’altérité qui est le fait d’échapper à toute définition. (p. 18‑19)
8En effet, l’essence même de la qualité de juif comprend une difficulté ontologique supplémentaire, une complication supplémentaire. Mystérieusement, celle-ci ne procède pas du faire mais de l’être. Pour certains, la guerre a été le révélateur de leur propre judaïsme qu’ils avaient toujours nié ou occulté. Ou tout simplement ignoré, comme c’est le cas de Jankélévitch, dont les parents, d’origine russe, ne pratiquaient aucune religion. Cet être fondamental lui a soudain été révélé. Choisir d’être aux côtés de ses frères, dans les épreuves, et, contre tout bon sens, choisir dans la nuit la liberté, lui parut essentiel car « le fait d’être juif ne s’efface ni par la naturalisation ni par la conversion » (p. 18), nous rappelle-t-il.
9En effet, « le fait d’être juif ne tient à aucun signe en particulier, mais à toutes choses en général ; il tient quelque chose qui n’est rien, et qui demeure irréductible à l’analyse2 ». C’est une appartenance à un destin peu confortable, un destin dangereux dans le monde d’aujourd’hui. Ce sentiment fraternel, confie-t-il, fait partie de notre être. En le reniant, nous renierions une partie de nous-même. Il est illusoire de chercher une synthèse que le judaïsme serait seul à réaliser où le décousu, la déchirure des valeurs se trouveraient annulés. Au romantisme d’une conscience déchirée, d’une complaisance dans cette déchirure, Jankélévitch oppose la plus grande vigilance : « Je refuse les ennuis et je garde la difficulté. […] Et il en résulte un obstacle mais un obstacle excitant » (p. 18). Cette position torturante, stimulante, déchirante, est celle qui, à ses yeux, fait progresser le judaïsme.
10Vladimir Jankélévitch dénombre certaines caractéristiques propres à la conscience juive.
11En premier lieu, la conscience juive comporte la tentation fondamentale, exemplaire, de ne se distinguer en rien de la manière d’être des peuples majoritaires, de se perdre en eux pour ne pas attirer l’attention : « Nous éprouvons d’abord un sentiment naturel et primaire qui est le plus direct, le plus naïf, et le plus simple : nous avons le désir de supprimer l’obstacle différentiel, d’effacer les marques distinctives, de ressembler à tout le monde » (p. 43). À cette tentation se mêle aussitôt le désir plus profond encore de dissembler, d’affirmer et de préserver la précieuse différence en la gardant loin du modèle tout fait de l’assimilation totale :
Mais en même temps que l’homme juif s’assimile, cherche à s’assimiler aux autres, à faire que son problème se fonde dans la grisaille universelle des problèmes abstraits, en même temps qu’il se rassure, il éprouve le remords de la différence négligée, il éprouve un scrupule. (p. 118‑119)
12Ressembler est aussi vital que dissembler car « [l]e besoin de s’anéantir dans les autres est exaspéré par le sentiment même de l’infidélité à la spécificité juive et réciproquement » (p. 199). Cela constitue un des ressorts du judaïsme contemporain : « C’est une des raisons pour lesquelles le besoin de dissembler et le besoin d’existence nationale sont si vifs chez les hommes d’aujourd’hui » (p. 120). Par une oscillation dialectique, l’homme passe d’une tentation à la tentation inverse. Le déchirement juif est la forme privilégiée du déchirement humain en général. À ces sentiments se mêle une perplexité infinie.
13Lors des discussions qui animent les rencontres des Colloques des intellectuels juifs de France, Jankélévitch souligne sa position face à celui qui le rejette, l’antisémite :
Je ne pense nullement que mon judaïsme tient à l’antisémitisme. […] Je dirais qu’à la fois je suis juif parce qu’il y a des antisémites et qu’en même temps, il y a des antisémites parce qu’il y a des Juifs. Il y a une interaction entre les deux choses. En aucun cas le judaïsme ne se ramène à une conscience purement psychologique. [...] il y a en moi des sentiments variés mais qui concernent mon être profond, seulement cet être, pour moi, est impalpable et je le cherche et le chercherai à l’infini. Donc la psychologie est, là, à mon avis, absente. (p. 120)
14Une autre caractéristique du judaïsme est l’esprit de mouvement qui s’incarne dans la mobilité profonde d’un peuple qui tend à la domiciliation, à l’enracinement, et retombe dans la fatalité du départ, la nostalgie de la condition résidentielle et semble condamné à une perpétuelle migration. Exil métaphysique, patrie mystique et lointaine de l’exilé, tout cela compose l’histoire de ce peuple :
Dans cette expérience immémoriale de l’exil, le peuple instable a puisé une vocation particulière, […] appelons cette vocation, la vocation de l’alibi, c’est un sentiment de la précarité de l’existence et de la transparence du destin ; il y a toujours un moment où le Juif prend conscience de cette fragilité. […] Le Juif est ailleurs, les yeux tournés vers autre chose… (p. 48)
15Toujours ailleurs… Homme universel et donc double comme le sont tous les exilés, le Juif est le prototype même de l’exilé.
16L’esprit d’ouverture, joint au principe de mobilité, nous porte à envisager les rapports entre Israël et diaspora. Deux fois plus humain par ce pouvoir d’être absent de soi, d’être autre-que-soi, le Juif de la diaspora pose une altérité constitutionnelle. Dans sa mission au sein des nations, il se situe par rapport à l’État d’Israël. Jankélévitch souligne qu’Israël donne aux Juifs la conscience d’eux-mêmes, leur mauvaise conscience. Lorsqu’il évoque cette âme dispersée, restée en dehors de ce pays, sans doute songe-t-il à la sienne ? Lui, l’ami fidèle d’Israël, se veut Juif de la diaspora, caractérisant ainsi son altérité constitutionnelle : l’homme hors de soi, « [d]eux fois plus humain qu’un autre homme par ce pouvoir d’être absent de soi-même et d’être un autre que soi ».
17D’un côté l’honorabilité de ce jeune État, de l’autre l’inquiétude diffuse en dehors de l’État, inhérente à l’âme diffuse d’Israël œcuménique. Oscillation entre deux pôles mais, surtout, aucune synthèse conciliatrice : la dissémination et son inquiétude, la diaspora et son principe d’aporie féconde. Les deux à la fois. L’État temporel représente la chance intramondaine d’Israël, sa plénitude vitale, il donne aux Juifs la conscience de leur ambivalence et de leur complication intérieure. Cet État est fils du malheur mais, insiste le philosophe, ne lui affectons aucun coefficient éternel de passé tragique, ayons les yeux tournés vers le futur.
18Comment passer de l’espérance d’une Jérusalem mystique à la ville édifiée sur les collines de lumière ? Auparavant, la Sion de l’espérance, la Jérusalem des temps futurs était désincarnée ; à présent Israël n’est plus un mythe de tout repos. Ici ou là-bas ? Aporie non résolue qui ouvre un débat infini entre Israël et la dispersion. Le noyau compact des Juifs d’Israël au sein d’un monde, diffus, fluent, entretient aussi, à sa manière, la flamme sacrée. L’un et l’autre sont nécessaires. C’est pourquoi, nous dit-il :
Béni soit Israël visible, qui a permis à ce peuple humilié de vivre honorablement, d’exister en un mot et, comme tout ce qui existe, d’exister dans le lieu et dans le temps. Mais bénie également notre fidélité aux souvenirs terrifiants, notre fidélité à un avenir infiniment lointain, notre fidélité à l’incompréhensible malheur qui s’est abattu sur Israël, à ce malheur qui ne sert plus à rien, à ce passé gratuit et désintéressé, à cette auréole d’extrême futur… En un mot trois fois béni Israël invisible sans lequel Israël visible ne serait que ce qu’il est. (p. 149)
19Lorsqu’elle n’est plus de l’ordre de la tragédie, cette tension entre Israël et la dissémination est une sollicitation à chercher toujours ailleurs, au-delà. Contradiction non résolue mais aiguisée par la renaissance d’Israël, tension devenue excitante et féconde, car « il est bon qu’en dehors d’Israël compact, existe un Israël diffus, l’Israël évasif de la dispersion, un Israël flou car les Juifs ont besoin de ce principe évasif » (p. 147).
20La conscience juive est, là encore, déchirée entre deux polarités. Souhaitons, et c’est le vœu de Jankélévitch, que ce qui ne peut se résoudre par le canal de la vie puisse se résoudre par le canal du temps. Cette intuition de lutte dramatique correspond au vécu même d’Israël. La fondation de l’État d’Israël, aussi nécessaire soit-elle, ne limite pas l’état de Juif à une nationalité obligatoire. Jankélévitch met en garde les Israéliens contre l’idée d’État en tant que nation. Pensée prémonitoire s’il en fut !
21Il a rêvé d’une Russie qui ne serait pas soviétique ; de même, il rêve d’un territoire juif qui ne serait pas seulement celui d’Israël.
22Par ailleurs, Jankélévitch demeure étranger au désir d’ériger le judaïsme en modèle de l’universel. À l’instar d’Emmanuel Levinas, il pense que l’élection est la manière dont l’homme éprouve la certitude de l’emprise de l’absolu et l’exigence infinie à l’égard de soi comme infinie responsabilité. Le sens de l’élection recouvre un surplus d’obligations pour lequel se profère le « je » de la conscience morale. Davantage encore, cette idée de peuple élu implique non la conscience de droits exceptionnels mais d’exceptionnels devoirs ! Le sens de l’élection fonde l’idée de tolérance qui « exprime moins la fierté d’un appelé que l’humilité d’un serviteur3 », nous apprend, de même, Emmanuel Levinas.
Comment le message messianique, prophétique, se conjugue-t-il dans cette pensée héritière du bergsonisme ?
23En premier lieu, est reprise la notion de commencement, celle dont s’inquiète la Genèse. Auparavant, il n’y avait place que pour des cosmogonies, des mythes, ce sur quoi les dieux exerçaient leur ingéniosité, se livrant à un travail démiurgique, un travail de « contremaître », un arrangement sur copie, ironise Jankélévitch ! Israël aura, seul, pressenti et affirmé ce qu’il y avait d’impensable dans le surgissement des mondes, dans le mystère du Fiat initial : pas de problème d’être et de non-être dans la Bible ni dans la philosophie première de Jankélévitch mais le mystère de l’être et du faire-être. Synthèse de l’hellénisme et du Pentateuque, le Fiat absolu du « commencement » de la Genèse inaugure la fresque grandiose de l’histoire. Cette méditation sur le commencement permet de trouver une route Vers le monde qui vient, titre du beau livre d’Edmond Fleg.
24Une différence, pourtant, se fait jour. Les paroles prophétiques garantissent un contrat tacite, une assurance donnée par le prophète contre le malin génie du temps : « J’annonce des événements nouveaux et avant qu’ils n’éclosent, je vous les révèle » (Isaïe 42:9 et 46:10). Cette promesse du temps prophétique supprime le surgissement de la nouveauté. Ce temps-là n’est pas celui de Jankélévitch, qui nous met en garde contre un temps figé, spatialisé, prophétisé, excluant l’imprévisibilité. Selon notre philosophe, n’attendons pas que l’histoire rachète les péchés des hommes mais soyons sérieux en comprenant qu’entre ce monde et l’autre, il n’y a aucune coupure car il est Autre, absolument autre et aucun crescendo ne peut nous en faire franchir les étapes. En effet, la positivité du devenir récuse les porteurs de mystifications. Seul l’élan vital est grâce, perpétuelle bénédiction. L’élément aléatoire et aventureux, celui qui fait battre le cœur de l’homme un peu plus vite, est absent du prophétisme mais omniprésent au sein de cette pensée très bergsonienne.
25Par ailleurs, Jankélévitch substitue la question de l’homme à celle de l’être dans sa réflexion. À l’inverse de Bergson, exprimant l’idée que Jésus a complété la Loi en y ajoutant la partie manquante que serait la charité, l’amour, il s’exclame :
Or la pièce manquante ne manquait pas tellement ! Le Christ, lui-même, répondant aux pharisiens qui veulent l’embarrasser, résume la quintessence de son propre message dans deux préceptes de la Loi : l’un commande d’aimer Dieu de tout son cœur, le second d’aimer son prochain comme soi-même4.
26En cela, Jankélévitch s’inscrit en faux contre le fait qu’après 1492, le juif est appelé en Espagne, carente, carencé, l’incomplet, celui à qui manque quelque chose pour être chrétien.
27Pour ce penseur non religieux, à la clôture de la Loi succède l’entre-ouverture des prophètes, souligne Emmanuel Levinas. Dans son hommage à Jankélévitch, en 1985, nous lisons sous sa plume :
Morale sans eudémonisme, vécue dans un désintéressement de la durée : générosité sans récompenses, amour sans souci de réciprocité, devoir accompli sans le salaire de la bonne-conscience-du-devoir-accompli. […] À partir d’une éthique pensée de façon rigoureuse comme philosophie première, se situe le lien entre Jankélévitch et le judaïsme. La moindre page de son œuvre est emplie de la pensée silencieuse d’autrui. Une telle philosophie témoigne dans le temps de l’histoire sainte, elle est une parole qui ne s’ajuste pas à cette histoire mais me voue à l’autre ; c’est une histoire profane où se reconstituent les épreuves qui témoignent de la passion d’Israël5.
*
28Vladimir Jankélévitch est un penseur du déchirement, de la contradiction féconde. Il suffit de rappeler qu’il s’interroge dans son œuvre philosophique sur l’irréductible sporadisme des valeurs morales, leurs contradictions inhérentes à la nature humaine, leurs paradoxes. De ces déchirements assumés nait la force de sa pensée traduite dans la fidélité au passé, la mémoire victorieuse de l’oubli, le refus de l’impardonnable. De cela il est longuement question dans la biographie écrite très récemment, Vladimir Jankélévitch. L’irrésistible charme du Je-ne-sais-quoi6.
29Nous pourrions donc souligner que, si la pensée juive ne cesse de féconder l’œuvre de Jankélévitch, ses propos déconcertent par leur mélange de laïcité et de spiritualité et sa personnalité entière illustre les paradoxes de l’homme juif. Il ne reconnaît aucun au-delà, seule notre humaine finitude, son mystère, une tangence avec le spirituel qui « ne se donne pas comme une substance sensible, mais par l’absence ».
30Comme l’a finalement souligné Guy Suarès :
L’éblouissement Jankélévitch tient peut-être aux noces de trois cultures revendiquant tour à tour et conjointement la raison qui n’exclut pas le mystère, le mystère qui introduit la raison, et le doute qui est, à lui seul garant de la raison et du mystère.
Russe d’origine, Français de naissance, juif laïc parfaitement étranger à toute observance religieuse mais habité par une « protestation intérieure qui exclut toute velléité de reniement »7.