À la conquête de nouveaux territoires
1Il semble que dans le domaine des sciences humaines le conflit des territoires demeure irrésolu, et qu’il sous-tende implicitement la légitimité du propos, si ce n’est le propos lui-même. En intitulant son dernier ouvrage Le Troisième continent, Ivan Jablonka reprend implicitement cette question des territoires même si c’est, comme il le précise d’emblée dans son introduction, pour tenter de la dépasser et de dessiner une « nouvelle cartographie des écritures » (p. 7). Il reprend ici le propos soutenu et développé dans un précédent essai, L’Histoire est une littérature contemporaine, paru en 2014 et dont Elara Bertho a donné un compte-rendu dans Acta Fabula1. On peut s’interroger sur ce qui a motivé Ivan Jablonka à publier ce nouvel ouvrage, composé d’articles, entretiens et autres pièces hétérogènes écrites sur près de vingt ans (2002-2022) et initialement parus dans des sources elles-mêmes très diverses — de Télérama à La Vie des idées, de la revue Mémoires en jeu au Dictionnaire historique de la comparaison. Mélanges en l’honneur de Christophe Charle en passant par le journal Le Monde ou l’hebdomadaire Sciences humaines. Dès lors que l’historien a déjà exposé sa réflexion épistémologique dans l’ouvrage précité — qu’il présente lui-même comme le prolongement et l’explicitation méthodologique du travail qu’il a mené dans son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus2, on peut s’interroger sur l’enjeu d’une telle publication. Le fait est que nombre de ces textes se font écho, et répètent la même antienne, ce qui n’est pas le moindre inconvénient de ce choix du recueil ; pourtant ce dernier s’impose finalement comme d’autant plus pertinent qu’il est cohérent avec la démarche proposée : Ivan Jablonka ne cesse en effet de rappeler tout au long de ses articles le passage qui s’opère d’un genre à l’autre – du roman à l’enquête, du récit à la bande dessinée – et d’un champ disciplinaire à l’autre – de l’histoire à la littérature notamment, et inversement. Quoi de plus légitime dès lors que le « discours de la méthode » (titre de l’un des articles) de l’historien trouve lui aussi à s’exprimer sous différentes formes, dans différents contextes, de l’article de presse quotidienne ou hebdomadaire au format plus universitaire d’une revue interdisciplinaire en passant par la rédaction pour Simone Weil de discours officiels ? Mieux encore : la diversité des formes choisies, pour dire et redire la conviction fondamentale, n’est-elle pas le meilleur moyen d’en assurer l’unité ? Ainsi, passée une possible déconvenue à la découverte du format de l’ouvrage, c’est au contraire avec le sentiment d’une grande cohérence entre les textes ainsi rassemblés que le lecteur explorera aux côtés de l’auteur ce « troisième continent » qu’il ne s’agit plus seulement de théoriser, mais dont il convient de commencer à tracer les contours et les régions.
Dessiner une nouvelle carte, tracer un chemin
2Rappelons ici que l’ouvrage n’est pas sans structure : il n’est pas de cartographie sans carte. Celle que nous propose l’auteur dessine quatre régions, qui sont autant d’axes de réflexion sur la méthode. La première intitulée « les nouveaux territoires de la littérature » s’efforce de déployer le titre, Le Troisième continent et le sous-titre de l’ouvrage « la littérature du réel ». C’est dans cette section notamment que se trouve non seulement l’article qui donne son titre au recueil mais également le « discours de la méthode » déjà évoqué, entretien initialement paru dans la revue Mémoires en jeu en 2017. L’enjeu est de souligner comment le recours à la littérature, comprise comme recherche de la forme la plus adéquate au propos, peut être mise au service de la quête de vérité qui anime le chercheur. L’auteur revient notamment sur la démarche qu’il a élaborée lors de l’enquête et de l’écriture de son ouvrage éponyme sur la jeune Laëtitia (2016). Retenons cette affirmation : l’émergence d’un troisième continent repose, pour Ivan Jablonka, sur la réconciliation de la création littéraire et des sciences humaines. Car il s’agit de « moderniser » ces dernières comme le suggère le nom de la seconde région de notre carte. C’est ici que la réflexion épistémologique se déploie le plus naturellement même si – répétons-le – elle traverse l’ensemble du recueil. L’auteur plaide pour un renouvellement de l’offre intellectuelle ce qui passe par l’invention de formes nouvelles, sans rien renier de l’exigence scientifique qui doit guider tout chercheur : outre ses propres travaux, il évoque notamment à l’appui de sa démonstration des bandes dessinées telles que Gaza 1956 de Joe Sacco ou La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, dont il souligne la forte dimension pédagogique qui fait de ces ouvrages une « enquête dessinée » ou « des sciences sociales graphiques » (p. 166). Cette exigence de rendre accessible à tout un chacun le produit de telles enquêtes est réaffirmée à maintes reprises : elle participe de ce qu’Ivan Jablonka nomme lui-même le néo-cicéronisme auquel il aspire. De fait, les sciences humaines sont aujourd’hui moins attractives, au moment même où elles ont plus que jamais un rôle à jouer dans l’appréhension du monde complexe qui est le nôtre. Mettre à portée de tous la réflexion des chercheurs est donc un enjeu majeur ; or cela passe par l’invention de nouvelles formes, une « littérature du réel » que l’auteur oppose à ce qu’il appelle le « non-texte » universitaire.
3Les deux autres régions de cette nouvelle carte des territoires en sciences sociales déplacent le centre de gravité vers l’objet de la recherche d’une part – dans la section intitulée « La présence des disparus », et vers l’enquêteur lui-même d’autre part – dans la dernière partie « Témoins et arpenteurs », sans jamais dissocier la réflexion de la forme pour autant. Ce faisant, les articles réunis dans ces deux sections permettent de tracer les contours des sujets de prédilection de l’historien qu’est Ivan Jablonka, soucieux notamment de comprendre les traces que la Shoah a laissées, dans la grande Histoire comme dans les petites histoires de ceux qu’il appelle les enfants-Shoah ou celle de ses grands-parents qu’il s’est efforcé de retracer. C’est dans cette perspective que peuvent être lus notamment les comptes rendus de lecture des ouvrages de Daniel Mendelshon (« Comment raconter la Shoah ? »), de Saül Friedländer (« Écouter toutes les voix ») ou d’Edmund de Waal (« Le trésor des Ephrussi »). Mais l’enjeu est aussi de donner la parole aux disparus, aux absents, en leur dressant en quelque sorte une stèle de papier : telle est aussi la raison d’être d’un ouvrage comme Laëtitia, tel est l’apport, selon le chercheur, d’une œuvre mêlant l’intime et le collectif comme celle d’Annie Ernaux. Il s’agit là des principaux motifs, des couleurs dominantes qui ressortent de ce bouquet d’articles ainsi rassemblés. Nous aimerions toutefois tenter maintenant d’en dégager plus précisément quelques lignes de force, en étudiant successivement ce qui anime le chercheur, et les outils qui sont les siens.
Une quête de vérité… mais pas seulement
4Ivan Jablonka ne cesse de rappeler, à plusieurs reprises au cours de ces articles et entretiens, qu’il est historien. S’il a besoin de le faire, c’est parce qu’au moment même où il le réaffirme, il interroge cette posture. Qu’est-ce que « faire de l’histoire » ? Au fil de notre lecture il apparaît clairement que pour l’auteur, il s’agit autant de regarder le passé que de se tourner vers le présent. À quoi sert de chercher la vérité si ce n’est à éclairer le monde pour mieux pouvoir le changer ? La déclaration est sans équivoque dans « La littérature sans le roman » : « mon texte explore le réel. En ce sens il est porteur de révolte » (p. 61). D’aucuns pourraient penser que cela va de soi : il nous semble, pour notre part, qu’il n’est pas inutile de le reformuler, d’autant que, dans la démarche d’Ivan Jablonka, cela impacte sans nul doute non seulement le choix de ses sujets (faire entendre la voix de ceux qui ne l’ont pas eu – préoccupation qu’il partage avec nombre d’auteurs qu’il considère comme contribuant à cette littérature du réel, telles que Svetlana Alexievitch ou Annie Ernaux) mais aussi de la forme de ses enquêtes. À cet égard la question de la place de l’historien, de l’endroit où il doit se tenir, est essentielle : tel est notamment l’enjeu de l’article « L’historien, voleur d’intimité » portant sur le dépouillement des archives, notamment aux Archives de la Ville de Paris, auquel s’est livré l’auteur pour son travail de thèse sur les pupilles de l’Assistance publique de la Seine, soutenu en 2004 : « le statut ambigu des archives, investies d’un intérêt public mais vibrant de douleurs privées, risque de chasser l’historien de son observatoire impassible et de le placer dans une position de voyeur, voire de vampire » (p. 174). Il convient bien sûr d’éviter cet écueil mais non d’en supprimer le risque. Car tel est sans doute l’une des revendications majeures de l’historien que d’assumer sa part de subjectivité dans la recherche, son droit d’employer le « je », et de faire part de ses doutes et de ses tâtonnements au public afin qu’il mesure au mieux le travail accompli, dans ses succès comme dans ses limites… permettant d’être au plus proche de la vérité. Car assumer une part de subjectivité ne signifie pas renoncer à toute objectivité : cette dernière reste l’horizon du chercheur et c’est pourquoi les règles méthodologiques doivent être suivies avec rigueur. Ce sont elles qui, pour Ivan Jablonka, sont le garant d’un propos légitime ; elles qui permettent de sonder le « puits d’histoire » sans s’y perdre, « protégé par le garde-fou des règles » (p. 279). Fort de cette exigence, le « je » du chercheur (ou « je » de méthode »), loin d’être un obstacle à l’enquête, va la rendre possible : en effet, rappelle Ivan Jablonka, au point de départ de toute recherche il y a un questionnement, une curiosité, une remise en cause des évidences, bref un temps d’« estrangement », terme que l’auteur reprend à Brecht et qu’il voit notamment à l’œuvre dans le travail d’écriture de Perec auquel un article est consacré. Or cet « estrangement » est lié à la personnalité et à l’histoire du chercheur lui-même. Mieux, le recours au « je » de méthode « replace le chercheur au milieu des autres mortels qu’il étudie. Cela permet d’éviter à la fois le scientisme de surplomb, le relativisme sceptique et le prétendu privilège épistémologique de la classe opprimée » (p. 113). Exercice d’humilité au service de la vérité. En d’autres termes, « c’est l’humanité du chercheur, non son hubris, qui fonde la recherche » (p. 126) et il y a peut-être une part d’hypocrisie à vouloir l’effacer derrière une stricte objectivité.
5Être historien est, nous l’avons dit, une forme d’engagement. De ce point de vue, le chercheur participe à l’élaboration de la mémoire, enjeu central dans la société d’aujourd’hui. Mais là encore il convient de prévenir un malentendu : la mémoire pour Ivan Jablonka sert moins à la construction d’identités autour desquelles les communautés auraient tendance à se figer, qu’à célébrer la vie, notamment celle, par-delà la mort, des disparus dont nous sommes les héritiers. Aussi écrit-il dans « Chacun peut assumer sa part de mémoire » que « la fonction de la mémoire n’est pas de lutter contre le néo-nazisme ; elle est un droit et une affirmation de la vie » (p. 252). Et il ajoute que c’est tout le mérite des Disparus de Mendelsohn de nous montrer qu’« à l’étouffant ‘’devoir de mémoire’’, il faut substituer la liberté créatrice du ressouvenir » (p. 351). L’enquête historique et l’élaboration de la mémoire participent de fait plus généralement de la production et de la diffusion du savoir qui seules permettent de comprendre et d’assumer le monde qui est le nôtre, et par là même d’approfondir la démocratie elle-même comme l’auteur l’affirme avec force dans l’article « L’historien comme écrivain et témoin ». De même les sciences sociales dans leur ensemble sont potentiellement émancipatrices, dès lors qu’elles aiguisent l’esprit critique du public, comme le souligne le texte intitulé « Crise et sortie de crise » : d’où la nécessité pour Ivan Jablonka de rendre ces travaux en sciences sociales accessibles à tous, en travaillant sur la forme encore et toujours, et en n’hésitant pas notamment à recourir à la littérature ou à la bande dessinée. Enfin, de tels travaux « orchestrent un chœur de voix » (p. 129) et en les faisant entendre, notamment les plus inaudibles, convoquent une forme d’assemblée des citoyens. C’est pourquoi Ivan Jablonka privilégie pour sa part la biographie d’inconnus, celle de la jeune Laëtitia ou de ses grands-parents paternels : de telles enquêtes accomplissent pleinement le programme que nous venons d’esquisser comme il le résume lui-même dans « Écrire l’histoire de ses proches » ;
on peut donc trouver de multiples intérêts à ces biographies d’inconnus, conclut l’auteur : rencontre d’autrui par-delà la mort, démocratie par le bas, réappropriation d’une parole confisquée par les puissants, lutte contre l’oubli, renouvellement de l’histoire sociale grâce à l’infra-ordinaire et au non-événementiel (p. 220).
6Être historien, c’est donc tourner son regard vers le présent et l’avenir, autant que vers le passé.
De nouveaux outils
7Au regard de tels objectifs, on comprend d’autant mieux le souci du chercheur d’innover dans les formes même de la recherche. C’est là de fait l’un des apports majeurs des travaux de l’auteur, dont il revendique la « bâtardise » et l’« extraterritorialité » (p. 84) comme des sources de fierté. Or les entretiens ou articles dans lesquels il revient sur ces travaux contribuent, nous l’avons dit, à théoriser une démarche qui nous paraît à plus d’un titre fort stimulante et dont nous souhaiterions à présent explorer les outils : l’enquête, la fiction, l’écriture.
8L’enquête tout d’abord. Au cœur de la démarche de l’historien, Ivan Jablonka en renouvelle profondément l’approche en ne la réduisant pas à la seule accumulation de documents et de faits à l’appui d’une thèse mais en en faisant le principe même de la réflexion, le cœur de l’élaboration de l’hypothèse. Elle accompagne, au fond, toute démarche de connaissance, et c’est pourquoi il faut, non en masquer les étapes, mais au contraire les présenter comme telles : de fait écrit Ivan Jablonka « il y a enquête dès lors que quelqu’un essaie de comprendre, grâce à un raisonnement, ce qui s’est passé, ce qui est arrivé, ce qui nous est arrivé, hier ou à l’époque de César ; car tout événement « nous » est arrivé, même à des siècles de distance, parce qu’il a directement ou indirectement influé sur notre monde » (« La création en sciences sociales », p. 121). Notons deux traits importants qui apparaissent ici et que nous avons déjà souligné en d’autres termes : l’effort de raisonnement qui caractérise toute enquête et en garantit la rigueur intellectuelle ; l’implication du chercheur dans ce « nous » impacté par l’événement étudié. Ainsi il s’agit bien d’une « démarche narrative qui produit du savoir », d’une « entreprise de déchiffrement du monde » (p. 62) que l’auteur n’hésite pas à comparer sur ce point à ce que le roman social fut au xixe siècle. Comparaison qui n’est en rien anodine d’ailleurs : l’enquête c’est une démarche mais aussi une forme qui se prête autant à l’histoire qu’à la littérature, à la sociologie qu’au travail de journaliste. Cette perméabilité aux genres en fait un creuset séminal des plus riches et participe du dépassement des frontières, du dessin de la nouvelle cartographie des savoirs :
la notion d’enquête fédère l’ensemble des sciences sociales, ainsi que des genres littéraires comme le témoignage, l’autobiographie, le reportage, le récit de voyage. Elle se distingue par sa capacité démocratique, parce qu’elle est une activité universelle qui exige moins des diplômes que l’exercice de la raison humaine (p. 121).
9Sa force tient également à la « poétique du fragmentaire et du révolu » (p. 13) sur laquelle elle repose : c’est elle, notamment, qui guide l’œuvre de Daniel Mendelsohn déjà mentionnée, et dont Ivan Jablonka constate que « le détail et le fragment [y] constituent un chemin de traverse qui permet, mieux que la grande route, de pénétrer au cœur de l’événement » (p. 339). Or ce format est particulièrement approprié à la quête d’une vérité complexe et/ou a priori inaccessible — comme l’est celle de la Shoah, marquée par l’effacement ; c’est ainsi que Maxime Decout, dans son récent ouvrage Faire trace. Les écritures de la Shoah, consacre également à ladite enquête un chapitre : il partage avec le chercheur en sciences sociales la conviction qu’il s’agit d’aller à la rencontre de ceux dont on parle. Ainsi écrit-il que « c’est bien une rencontre qui se rêve dans et par l’enquête, même si elle demeure indirecte, incomplète, médiatisée et toujours fantasmatique. Avoir connaissance et faire connaissance : c’est entre ces deux bornes que l’essayer-savoir de l’enquête se déploie3 ».
10Un autre trait important lié au choix de l’enquête comme forme est la place accordée à la fiction dans le travail de recherche. Ivan Jablonka n’est certes pas le premier ni le seul à défendre la part de l’invention dans le domaine des sciences humaines : citons pour mémoire les travaux de Pierre Bayard, qui sont autant d’hypothèses de pensée fécondes, ou la biographie de Spinoza proposée par Maxime Rovere4 qui utilise le roman pour saisir l’esprit et les enjeux de toute une époque, autant et plus que d’un individu. L’enjeu n’est ni plus ni moins que de reconnaître le rôle de l’imagination dans la construction cognitive : dans les sciences sociales, nous rappelle l’auteur, « [elle] est partout : elle permet d’inventer des questions, des concepts pour les penser, des sources pour y répondre et des récits pour les transmettre » (p. 123). Il suffit, encore une fois, de la borner par le respect des règles de la science, pour en faire une force plutôt qu’une faiblesse : l’imagination ne doit plus être comprise comme ce qui supplée le manque de connaissances, mais comme un outil de la compréhension. La mise en récit, notamment, est fondamentale pour ordonner le savoir, et pour « comprendre » car, comme le souligne l’article « Du bon usage des fictions en histoire », « comprendre n’est pas décalquer. La preuve plutôt que la description. La gnôsis plutôt que la mimesis » (p. 137). Or qui dit preuve dit mise en relation logique des faits entre eux, c’est-à-dire, même sous la forme minimale du syllogisme, narration. A cela s’ajoutent les vertus propres de tout récit : la question du rythme, le choix des points de vue, de la structure (circulaire ou linéaire, avec ou sans ellipses, analepses ou prolepses) ; autant de ressources bien connues du romancier qui peuvent être mises au service de cette littérature du réel qu’appelle de ses vœux l’historien, c’est-à-dire au service de la compréhension de notre monde.
11Ces dernières remarques nous conduisent directement au troisième outil défendu par Ivan Jablonka au fil de ses articles : le travail de l’écriture. Celui-ci est essentiel pour moderniser les sciences sociales. Et à peine avons-nous écrit cela que nous devons préciser notre propos : il ne s’agit pas seulement de les « marketer » en les rendant plus attractives par une écriture moins froide ou moins austère que celle des classiques écrits universitaires mais bien de leur donner une autre dimension : en effet, pour Jablonka, « l’écriture n’est pas un ornement, un caprice esthétique. Pour les sciences humaines, l’enjeu est tout autre : accroître la réflexivité, rechercher la justesse de ton, s’ouvrir davantage au débat critique » (p. 103). Là encore la forme est indissociable du fond que l’on cherche à établir. De fait, le travail de l’écriture relève bien de la démarche intellectuelle elle-même : elle participe d’une forme de discipline intellectuelle. Or comme l’auteur le rappelle dans son étude sur Perec, la discipline est partie liée à l’exercice de la liberté et de l’esprit critique ; tel est d’ailleurs le propos affiché de cet article sur l’écrivain : « […] je voudrais mener une réflexion sur la liberté qu’offrent les disciplines : disciplines qui composent les sciences sociales, mais aussi disciplines de l’esprit, discipline du style et, enfin, discipline de soi » (p. 317). De fait l’écriture sous contrainte à laquelle se livre l’auteur de La Disparition se révèle fertile, non seulement en imagination, mais en découvertes, et en production de sens. Le travail de l’écriture, c’est aussi l’espace où l’auteur peut assumer sa subjectivité, sa relation intime avec son objet, exercer l’empathie propice à la compréhension, sans nécessairement tomber dans un épanchement stérile. « […] Sans le grain de folie qui la fait lever, la vérité reste invisible » (p. 350), rappelle Ivan Jablonka : or ce grain de folie n’est-il pas dans le plaisir d’écrire et de raconter ? Après tout, l’homme est un animal philomythe, disait François de La Mothe Le Vayer.
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12Le lecteur familier du travail d’Ivan Jablonka ne trouvera rien de nouveau dans ce recueil de textes, peut-être même aura-t-il l’impression d’une incessante répétition : elle ne nous semble toutefois pas vaine. Non seulement parce qu’il est des convictions qu’il est bon de rappeler pour qu’elles soient bien comprises – qui plus est quand l’on prétend modifier la carte des territoires établis – mais également parce qu’il convient de les diffuser au plus grand nombre. Il nous semble que c’est là le mérite de cet ouvrage, facile à lire, débarrassé de l’apparat technique et de la froideur du non-texte auxquels sacrifiait encore – à juste titre – L’Histoire est une littérature contemporaine : en somme, Ivan Jablonka nous propose ici, après les travaux mettant eux-mêmes en œuvre sa méthode, et l’essai théorisant cette dernière, un texte intermédiaire qui éclaire pour tout un chacun les choix intellectuels et les objets de recherche qui sont les siens, tout en étant lui-même une nouvelle forme de transmission et de diffusion du savoir, prenant ainsi pleinement sa place dans une collection dirigée par… l’auteur lui-même et justement appelée « Traverse ».