Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Dominique Perrin

Penser la culture texte-image adressée à l’enfance en s’émancipant des historiographies du livre et de la littérature : perspectives sur l’album et la presse enfantine aux xxe et xxie siècles

Thinking About Text-Image Culture Addressed to Children by Distancing the Historiographies of Books and Literature. Perspectives on Picture Books and Children’s Press in the Twentieth and Twenty-First Centuries
Christian Bruel, L’Aventure politique du livre jeunesse, Paris, La Fabrique, 2022, 384 p., EAN 9782358722421.

1Christian Bruel est éditeur, formateur, auteur et traducteur pionnier d’albums (Le Sourire qui mord, 1975-1996, Être éditions, 1997-2011) : ce livre est le fruit d’une existence de création et de réflexion – individuelles et collectives – dans le domaine de l’édition pour la jeunesse. Il relève simultanément de l’essai, de l’investigation historienne et du répertoire critique. Sa visée est complexe, descriptive et argumentative, théorique et documentaire. Son objet est multidimensionnel et même délibérément polymorphe :

  • l’histoire et l’actualité des « formes sens » que constituent les livres (et plus généralement les imprimés) adressés aux jeunes générations depuis leur démocratisation à l’aube du xxsiècle ;

  • la notion générale de « politique » au prisme du champ de la culture d’enfance (au sens large de traits de pensée et de comportement caractéristiques d’un monde donné, et au sens plus restreint de mises en forme de l’expérience humaine par les lettres, les arts, et ici les jeux) ;

  • les valences spécifiques de la notion de « politique » dans le domaine de la littérature adressée à la jeunesse en contexte de projet collectif démocratique.

2Le corpus francophone du livre s’inscrit de différentes manières dans le contexte européen et occidental qui préside à l’avènement de la culture de jeunesse dans l’extension que nous lui connaissons aujourd’hui.

3La multiplicité de ces enjeux ne pourrait être prise en charge si un enjeu central n’assurait la cohérence globale de la démarche de l’auteur. De fait, le « livre jeunesse1 » considéré dans la diversité historique et esthétique de ses réalisations constitue un ensemble d’une hétérogénéité difficile à réduire, a fortiori si on lui adjoint l’univers de la presse. Comment appréhender, en effet, les enjeux politiques d’un univers de productions romanesques, d’une production poétique et théâtrale relativement discrète mais marquante et diversifiée, de fables et de contes issus d’une longue tradition, et des formes par définition très spécifiques relevant de l’album, sans être amené à diluer son propos ?

4Plus que sur le continent sans bord du « livre de jeunesse », c’est plus précisément sur le continuum allant de la presse illustrée au livre texte-image, destinés à une jeunesse dont le statut général se transforme, que l’effort de connaissance porte ici. Le fait que la recherche se concentre sur l’imprimé texte-image s’avère ici à la fois décisif et productif. Parce que l’essor de l’édition pour la jeunesse est solidaire de celui de la presse, et parce que les enjeux de normativité précoce par, avec ou contre l’image se trouvent au cœur de la culture adressée aux jeunes générations, la focalisation sur un tel ensemble procure un éclairage d’une très grande acuité. Soulignons que la mise en œuvre d’un tel projet apparaît d’autant plus difficile et stimulante que son objet oppose des résistances spécifiques à la saisie savante, du fait de sa double hybridité (texte-image, presse-livre) et de ses solidarités structurelles avec l’univers des pratiques culturelles populaires.

5Notons enfin que le public étudié par l’ouvrage apparaît également mieux délimité que l’ensemble nécessairement flou de « la jeunesse » en général, tout en en constituant le centre de gravité. Il s’agit plus précisément d’une fraction de la population décrite comme en instance de croissance et de formation, dégagée du monde du travail, spécifiquement réceptive aux images, et enfin, bien sûr, en instance d’acculturation à l’univers de l’écrit. Elle va de l’enfance à ce qui s’appelle aujourd’hui l’adolescence plutôt que de cette dernière à la majorité civique, à la fois sans exclusion et sans considération particulière de la toute petite enfance – qui a tout récemment émergé en tant que catégorie sociale susceptible d’être appréhendée comme public littéraire.

6Cette investigation se présente sur un mode conjointement linéaire, choral et panoramique, selon une logique associative dont on ne peut que souligner le caractère atypique. Le lecteur découvre vite que l’ouvrage entend lui procurer une documentation culturelle aussi « directe » que possible, sous la forme d’une mosaïque de brèves présentations analytiques d’ouvrages et de titres de presse, évoqués dans la singularité de leurs propositions, de leurs moyens et de leurs contextes. Ce « partage » méthodique et très « incarnant » d’une multiplicité d’artefacts primaires est associé à une réflexion transversale à dimension théorique, procédant par phases de réflexion et de positionnement, touchant à des problèmes complexes.

7Christian Bruel enracine donc une réflexion théorique sur « l’aventure » collective que constitue le développement de la culture écrite adressée à la jeunesse dans le contexte du xxe siècle, dans l’examen d’un ensemble central, puissamment hétérogène par ses moyens à la production adulte, emblématique des spécificités de l’adresse à la jeunesse : l’imprimé texte-image. Précisons que l’ouvrage ne reproduit pas d’images afin de conserver un prix abordable2 (18 euros) alors que l’iconographie accessible en ligne est aujourd’hui extrêmement étendue. Les présentations en évoquent avec efficacité certaines options graphiques et esthétiques majeures, tout en suscitant le désir « d’aller voir ».

Culture texte-image, jeunesse et politique : une base de données historiques, théoriques et éditoriales

8L’ouvrage entend présenter une réflexion à multiples facettes sur les valences du « politique » dans le domaine de la littérature adressée à la jeunesse, dans le contexte français et européen qui voit à la fois son essor éditorial et sa constitution en tant que pratique sociale de premier plan. Ce mouvement s’inscrit dans un contexte de luttes politiques et éducatives liées à la dynamique républicaine et démocratique, caractéristiques de la période contemporaine, et des conflits idéologiques qui l’habitent. La période retenue, de l’aube du xxe siècle à nos jours, couvre en tout état de cause des évolutions et transformations majeures du statut social et culturel général de l’enfance : l’ouvrage montre comment le développement de la littérature de jeunesse en est à la fois l’un des symptômes et l’un des leviers les plus saillants.

9La démarche proposée ne reprend donc pas la tradition historiographique consistant à faire remonter la littérature adressée à la jeunesse au xviie siècle monarchique et aristocratique, archéologie non pertinente au regard d’un questionnement touchant au rapport entre « livre jeunesse » et subjectivation politique collective. Elle ne remonte pas non plus aux mutations qui font du xixe siècle un laboratoire littéraire saisissant et décisif, mais socialement encore circonscrit. L’ouvrage propose au contraire une insistance sur l’actualité qui préside à sa publication – porteuse du passé militant récent des années 1970 en même temps que d’une pressante logique de consommation et de nivellement idéologique et culturel ; il place aussi sa focale sur les tensions et le dynamisme de l’époque-clé que constitue la première moitié du xxe siècle, sur un double plan éditorial et idéologique.

10Si l’ouvrage ne néglige pas l’enjeu de la réflexion conceptuelle, il vise prioritairement le partage d’une réflexion documentée sur les conditions d’une appropriation citoyenne et collective d’un questionnement à multiples facettes. La dimension politique de la littérature adressée à la jeunesse est ainsi décrite et problématisée comme constitutive et multidimensionnelle, superlativement complexe et résistante à l’objectivation. Une production remplissant dans les faits une fonction d’initiation aux comportements sociaux, à l’univers des représentations et à celui de la culture écrite procure et impose à la fois des images du monde, des façons de percevoir et d’être en relation, qui participent efficacement à la formation des subjectivités à la fois postulées et soutenues par le projet démocratique.

11La présentation générale de l’ouvrage place donc au premier plan l’affirmation globale selon laquelle « tous les livres et la presse jeunesse » sont « engagés », en tant que vecteurs délibérés ou non3de primes représentations qui constituent autant de positionnements et de « messages » :

Le présent essai souhaite […] mettre en lumière les formes anciennes et nouvelles de la mise en scène normative qui innerve l’offre de lecture adressée aux enfants depuis plus de deux siècles, en soulignant des errances, des avancées, les évitements persistants, la créativité et la fécondité de ce champ culturel qui est aussi un marché.
[…] Pointant les grands évitements thématiques de l’offre à propos du corps, de la famille, de la sexualité, du genre, de l’économie, d’une écologie radicale, de la violence, de l’alimentation… et du politique – ce Grand Méchant Mot –, il défend enfin une politique de la lecture d’un genre nouveau, ouvrant sur une lecture littéraire du monde à envergure sociale […]. (Présentation en ligne de l’éditeur)

12L’ouvrage se donne pour projet de saisir la pluralité de ces enjeux, sans prétendre en épuiser l’analyse au fil d’un sommaire général conçu comme un faisceau d’entrées ouvertes : « L’offre de lecture jeunesse », « Lire et la manière », « Le Grand Méchant Mot », « Petite chronologie de la presse rebelle
destinée aux enfants », « Mondes décalés », « L’évolution des formes de l’offre de lecture », « Thèmes, évitements, politisations », « À corps perdu », « Les normes et le genre », « Temporalités, espace, mouvement ». C’est de manière résolument atypique, on l’a dit, que la mise en œuvre de ce programme associe plusieurs modalités de pensée et de communication.

13La réflexion historique et théorique proposée est elle-même nourrie de lectures et de références variées, principalement issues du champ des sciences humaines et sociales du xxe siècle à nos jours ; elle s’offre dans le même temps comme partage critique, patient et stimulant, d’un vaste répertoire d’ouvrages et de titres de presse, marquants à divers titres – par leur nouveauté, leur singularité, leur importance historique. Une citation de Michel de Certeau ouvre à la manière d’un blason l’une des sections conclusives de l’ouvrage, titrée « Une politique de la lecture » ; elle est immédiatement suivie d’une référence à Lire dans la gueule du loup d’Hélène Merlin-Kajman4, à la lumière de laquelle l’auteur se démarque de toute perspective essentialisante sur l’objet de pensée « littérature » (p. 335).

14La réflexion renvoie ensuite au récent ouvrage d’Alexandre Gefen La Littérature est une affaire politique5 (p. 140). C’est par la pratique revendiquée d’une écriture tissée d’apports intellectuels variés que l’ouvrage donne corps à une double démarche de décloisonnement : entre littérature « de jeunesse » et « générale », comme entre réflexion critique et politique. La pensée de Michel de Certeau, citée de manière substantielle, constitue ici un socle :

L’autonomie du lecteur dépend d’une transformation des rapports sociaux qui surdéterminent sa relation aux textes. Tâche nécessaire. Mais cette révolution serait de nouveau le totalitarisme d’une élite prétendant elle-même créer des conduites différentes et substituant une éducation normative à la précédente, si elle ne pouvait compter sur le fait qu’il existe déjà, multiforme quoique subreptice ou réprimée, une autre expérience que celle de la passivité. Une politique de la lecture doit donc s’articuler sur une analyse qui, décrivant des pratiques depuis longtemps effectives, les rende politisables6 []. (Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, cité p. 335)

15L’ensemble de l’ouvrage, et notamment son premier tiers, documente également l’ampleur et la relative rapidité historiques des transformations pratiques et mentales touchant au statut de l’enfance et à l’éducation dans la première moitié du xxe siècle. Il rend tangible de ce point de vue la continuité paradoxale – elle intègre les bouleversements de deux guerres mondiales successives – d’une période de débats et d’antagonismes virulents touchant aux interdits, à l’usage de la force, de la coercition et de la persuasion dans les relations entre adultes et jeunes générations. Le champ de la presse adressée à l’enfance constitue ici à la fois l’un des théâtres et l’un des enjeux majeurs de ces tensions, avec pour conséquence une politisation intense du champ éditorial au prisme de mouvements idéologiques associant ou opposant des visées de transformation, de réforme et de réaction.

16La scène éditoriale des années 1950 aux années 1990 est également décrite comme le théâtre de polarisations et de mutations spectaculaires, dans un contexte social et politique et selon des modalités très différentes de la période précédente. Mais c’est aussi à la lumière du « consensus » – décrit comme tout relatif voire apparent – propre au premier quart du xixsiècle, que l’ouvrage formule les enjeux de son travail de mise en perspective. Il souligne le contraste entre, d’une part, la prospérité d’une production majoritairement « neutre et apaisée » vectrice d’une culture « dite partagée », et, d’autre part, des modes et enjeux de censure renouvelés et une diffusion durablement inégalitaire. La banalisation de la notion de marchandise culturelle et la segmentation croissante d’un marché modelant la « demande » par une offre plus ou moins délibérément standardisée constituent deux facettes d’une actualité au sein de laquelle la « fécondité luxuriante » permise par les engagements littéraires, artistiques et politiques d’une petite fraction d’éditeurs apparaît relative, et fragile dans son économie.

Histoire littéraire et culturelle de l’imprimé texte-image versus histoire du livre adressé à l’enfance : redécoupages et décloisonnements conceptuels et historiographiques

17Les conclusions de cet ouvrage, au fonctionnement singulier, sont importantes en termes de renouvellement des connaissances et plus encore de perspectives savantes.

18La bibliographie et l’index des « livres jeunesse » évoqués rendent compte d’un corpus d’environ 450 titres (présentés et analysés). Ce corpus apparaît constitué essentiellement d’albums (dont quelques séries), et dans une moindre proportion d’ouvrages illustrés, de bandes dessinées issues de la presse, plus exceptionnellement d’ouvrages seulement textuels, de recueils de poèmes, de chansons, de théâtre. Cet ensemble essentiellement littéraire intègre un certain nombre de documentaires (et de fictions documentaires), rendant compte de l’importance relative de cette production depuis notamment le début des années 1990. Une place particulière est ménagée aux propositions documentaires touchant aux domaines historiquement tabous, parmi lesquels figure le politique. Enfin le corpus mis en partage comporte environ 80 titres de presse du début du xxe siècle jusqu’à nos jours, mis en lien avec une trentaine d’autres titres de presse et média à dominante adulte. C’est là un apport considérable, complémentaire, par son mode de problématisation et de documentation, avec les travaux historiques et médiologiques disponibles dans le champ académique pour les domaines concernés.

19La mosaïque obtenue témoigne assurément de la culture et du regard propres à l’essayiste. On peut noter qu’elle ne ménage qu’une place réduite, surtout comparative et contextualisante, à l’analyse des séries et collections de livres à très grande diffusion (commerciales ou populaires), ainsi qu’aux livres adressés aux tout-petits (d’essor récent à l’échelle temporelle considérée). Cependant, l’ensemble des titres abordés parvient à donner une image possible, aiguë et éclectique, de la diversité de la production et des modes de lecture enfantine qui s’y associent – avec une efficacité que peu d’études parviennent à atteindre.

20Les lecteurs de tous horizons ont à y découvrir aussi bien des productions emblématiques – par leur diffusion à une période donnée ou au contraire par leur caractère isolé ou pionnier –, des créations classiques mais aussi des œuvres et hapax durablement méconnus ou ignorés, tous également pris dans une perspective critique multidimensionnelle (de Macao et Cosmage ou l’Expérience du bonheur de 1919 au classique Vieux Frère de petit balai au Père Castor, de la très diffusée Mortelle Adèle au très singulier Remue-ménage chez Madame K, pour ne citer que quatre titres d’albums connus au sein d’une galerie saisissante en termes de diversité formelle, culturelle et idéologique).

21Contrairement à un tropisme marqué des études en littérature de jeunesse comme des études sur l’album, l’ouvrage place donc sa focale sur un ensemble d’objets très hétérogènes, mais associés de mille manières dans les pratiques enfantines de réception et de production. Il faut insister sur le caractère novateur de ce choix, solidaire du découpage historique retenu. Fondée sur les catégories du livre et du texte, éventuellement assortis d’images, l’historiographie classique en littérature de jeunesse fait en effet la part belle à la production directement rapportable aux genres de la littérature adulte : contes et romans, plus discrètement fables, poésie, théâtre, avec une attention aux genres romanesques adressés aux adolescents et plus récemment « jeunes adultes ».

22Dans cette perspective, la littérature texte-image et plus précisément l’album sont abordés comme des enjeux certes décisifs et spécifiques, mais insérés parmi d’autres dans le cadre d’une prise en compte globale de différents « massifs » génériques (où la bande dessinée ne trouve souvent que peu de place) ; la presse reste le plus souvent hors-champ, nonobstant sa solidarité avec le monde du livre illustré, sur les plans de la création et de la réception comme sur ceux du marché et des pratiques sociales ; les livres classiques ou « de création » oblitèrent les productions relevant d’une large diffusion à dimension populaire – quoique fondamentales en termes de culture collective et d’imaginaires partagés.

23L’Aventure politique du livre jeunesse offre donc sur la production adressée à la jeunesse depuis le début du xxe siècle une perspective d’orientation résolument littéraire, suffisamment décloisonnée pour rendre compte de ses dimensions économique et idéologique, militante et populaire et enfin de son hétérogénéité effective par rapport aux canons de la littérature adulte. Son corpus atypique dessine un objet d’étude distinct de celui de l’histoire du livre, de l’art et de la littérature, avec des apports contextualisants pour chacun de ces domaines. Un autre de ses apports est de considérer la diffusion de la culture de jeunesse écrite comme solidaire d’un « tissu social » complexe, bien au-delà de la mention du rôle des bibliothécaires et des enseignants, des parents et des familles. Les différents types de convergence active, voire d’association de ces différents acteurs, politiques et idéologiques, font ici l’objet d’une prise en compte documentée.

24De même, le pouvoir formateur et catalyseur des pratiques de lectures fortement socialisées, voire collectives auxquelles se prêtent notamment l’album et la presse (en contextes publics mais aussi associatifs et privés) est décrit avec précision. Le possible rôle des instances politiques et institutionnelles à ces différents égards est attesté et analysé, aux côtés de celui d’un certain nombre de figures intellectuelles : ainsi, de manière particulièrement marquante, de Charles Péguy (Jean-Pierre, 1901-1905) et de Georges Sadoul (Mon Camarade, 1933-1939), militants du développement de la presse enfantine respectivement au début du siècle et dans l’entre-deux-guerres ; et, de manière beaucoup plus ponctuelle, des contributions plus récentes de personnalités politiques à la production documentaire contribuant à la formation citoyenne des jeunes lecteurs. C’est dans cette perspective que l’attention apportée à la presse du premier xxe siècle revêt toute sa portée. La lecture enfantine et sa démocratisation font alors l’objet d’un investissement politique au sein des courants militants socialistes, chrétiens et conservateurs, tandis que se développe une offre commerciale et libérale fondée sur le divertissement. L’ensemble de ces acteurs identifient dans l’imprimé adressé à la jeunesse un levier politique et idéologique décisif – cette perspective fût-elle celle, moins explicitement militante, du capitalisme libéral.

Une dynamique critique et théorique en contexte de questionnement démocratique

25L’Aventure politique du livre jeunesse fonde le chantier d’un ambitieux questionnement littéraire et culturel, intégrant les enjeux d’histoire sociale, idéologique et politique qui permettent de saisir globalement le statut de l’enfance en contexte contemporain. Cette contribution permet de mettre à distance différents tropismes historiques des études littéraires touchant à la littérature de jeunesse et à l’album en particulier :

  • la mise en exergue de corpus porteurs de légitimité (lien avec les corpus, canons et catégories d’analyse adultes, mise en valeur d’une littérarité compatible avec les critères lettrés) ;

  • la mobilisation d’une échelle historique situant les origines d’une littérature essentiellement solidaire du fonctionnement politique et social des sociétés démocratiques contemporaines dans une production adressée à une élite sociale ou économique – en contexte monarchique et aristocratique puis en contexte d’essor politique de la bourgeoisie.

26Le renouvellement de perspectives proposé ici met au jour des aspects et données à ce jour peu travaillés en eux-mêmes et dans leurs articulations. Le resserrement temporel et conceptuel sur la période de démocratisation de la production et de la réception par le biais de l’offre de presse permet une perception renouvelée des enjeux généraux du champ et des « forces » qui le structurent, mais aussi de la géométrie effective de la production, de la diffusion et des publics. C’est bien le rapport entre dynamique d’émancipation collective et culture imprimée de jeunesse qui s’en trouve éclairé – objectif déclaré d’une entreprise assurément exigeante.

27Si l’ouvrage se réfère à un grand nombre d’auteurs, illustrateurs, éditeurs, s’il associe à une démarche toujours contextualisante une pensée de la singularité des œuvres, notons enfin qu’il évite avec élégance l’écueil de la mise en valeur des acteurs individuels, avec les effets de tri et de légitimation que cela implique. Présentés et analysés systématiquement en quelques paragraphes, les ouvrages convoqués sont tous référencés avec une grande précision (titre, date, genre, nombre de pages, format) mais sans nom d’auteurs et d’éditeurs – ceux-ci étant accessibles en bibliographie finale.

28C’est à la faveur de l’ensemble de ces choix que l’ouvrage parvient à rendre compte de la diversité des questions socialement et épistémologiquement stimulantes posés par son objet : qu’en est-il du statut culturel et politique de l’enfance (et des différents « âges » de la jeunesse) dans l’Europe et plus largement l’Occident du xxie siècle – en lien avec celui, tout aussi sujet à interrogations, des « citoyens majeurs » ? Comment une société globalement orientée vers des pratiques culturelles à caractère marchand peut-elle prendre en charge la formation de subjectivités actives en matière de réflexion et de créativité politique – comme de rapport à la culture écrite ?