Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
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Raphaële Bertho

La photolittérature « jeunesse » : une histoire heuristique d’un genre doublement mineur

Laurence Le Guen, Cent cinquante ans de photolittérature pour les enfants, préface de Michel Defourny, coll. « Les monographies », Nantes, MeMo, 2022, 224 p. EAN 9782352895039.

1En proposant un parcours à travers « cent cinquante ans de photolittérature pour les enfants », Laurence Le Guen affirme l’importance d’un corpus encore largement méconnu, donnant à voir sa constance dans le temps, sa diffusion dans l’espace et sa diversité dans les formes et les sujets traités. Les bornes chronologiques choisies, de 1886 à 2021, correspondent peu ou prou à celles de l’histoire du livre photographique. En effet, avant 1880 et la mise au point de la photogravure, puis de la similigravure, la production d’ouvrages photographiques reste artisanale, les tirages étant collés manuellement sur les pages. Elle se développe à partir des années 1910, et le mouvement prend de l’ampleur dans les années 1950 avec le développement de maisons d’édition spécialisées accompagnant le mouvement de reconnaissance de la qualité artistique du médium. Les livres pour enfants présentés par Laurence Le Guen permettent de revisiter cette histoire à travers le prisme de la photolittérature, cet angle permettant de ne pas faire de distinction de genre entre photographie animalière, portraits ou paysages, ni entre documentaire et mise en scène, et de parcourir une scène internationale. Bien que l’ouvrage ne revendique pas l’exhaustivité du recensement, il permet de cerner l’ampleur du domaine qu’il contribue à identifier.

2Après une courte introduction de Michel Defourny, l’ouvrage s’organise de manière chronologique, présentant chaque livre sur une double page partagée entre un texte proposant une description matérielle et une contextualisation historique sur la page de gauche, et sur la page de droite des reproductions qui permettent d’apprécier la facture et la mise en page des ouvrages. Les mentions « Un peu avant » et « Un peu après » en bas à gauche des pages de présentation ajoutent encore des éléments de contextualisation, permettant de saisir les propositions éditoriales choisies non comme des objets isolés mais bien comme partie prenante d’un continuum historique de création. Les index en fin d’ouvrage offrent une nouvelle possibilité de circulation dans le corpus, par année et par auteur. Peut-être qu’une identification des maisons d’édition aurait été bienvenue ici afin de ne pas mettre de côté l’histoire économique et matérielle des ouvrages. Enfin, la bibliographie de référence sur la photolittérature adressée à la jeunesse qui clôture le livre est révélatrice de l’accélération récente des connaissances sur l’histoire du genre.

3En contribuant ainsi à la mise au jour d’un ensemble photolittéraire singulier, Laurence Le Guen participe en effet à un mouvement plus large d’écriture d’une histoire du livre photographique qui a débuté dans les années 2000. Bien qu’il s’agisse du vecteur majeur de la diffusion de la photographie avant son entrée dans les institutions muséales à la fin xxe siècle, le premier ouvrage consacré à l’histoire du livre de photographie est publié seulement en 2004 par deux photographes, Martin Parr et Gerry Badger, suivi de deux autres volumes1. Plus récemment, la publication de la thèse de Laureline Meizel intitulée Le Livre illustré par la photographie en France : histoires d’une invention2 a permis de revenir sur l’émergence de cette forme éditoriale entre 1820 et 1897 en proposant une analyse historique portant sur ses aspects économiques, sociaux et culturels. Dans ce mouvement, Laurence Le Guen porte son attention sur un genre doublement mineur, celui la photolittérature « jeunesse ». Elle révèle un corpus d’une richesse remarquable, offrant un potentiel de recherches scientifiques indéniable dans la mesure où ces ouvrages sont les témoins de leur époque, des courants pédagogiques, esthétiques et politiques, mais aussi des avancées techniques du médium. Le lecteur ne peut qu’être marqué par l’usage des abécédaires comme outils de propagande politique ou la manière dont les « Portraits de pays » portent des visions nationalistes et coloniales dans la première moitié du xxe siècle. Par-delà cette analyse des contenus, déjà prometteuse, on ne peut s’empêcher de relever l’identité genrée des photographes, majoritairement féminines, quand l’histoire de l’art, de la photographie et du livre de photographie sont écrites au masculin. Cet état de fait, souligné par Russet Lederman et Olga Yatskevich à l’occasion de la publication d’une anthologie féminine du livre photographique en 20213, s’explique notamment par le parti pris des premières anthologies de ne considérer que les ouvrages ayant circulé dans les circuits commerciaux. Les femmes n’ayant pas accès à ces circuits économiques et sociaux diffusaient leurs propositions dans des cercles d’amis, échappant au recensement des collectionneurs, puis des historiens. L’ouvrage montre que les livres photo-illustrés pour enfants ont été investis par des photographes de renom, certes, mais aussi et surtout par des femmes photographes qui y trouvent un espace de liberté et d’inventivité. On peut se demander à quel point le prisme de la photolittérature jeunesse peut permettre de retourner la focale pour proposer d’écrire une histoire augmentée du livre photographique, voire de la photographie.