Quand « Dame Vérolle » mène la danse (macabre)
1pox, syphilis, the Renaissance, marks, representations
2Dans la longue liste des fléaux épidémiques — peste, lèpre, dysenterie, grippe, rougeole, etc. — qui ont ponctué l’histoire de l’humanité, la syphilis, maladie infectieuse due à une bactérie, le treponem, occupe une place à part. Jérôme Laubner, qui a fait des représentations de la grosse vérole son sujet de thèse, dont l’ouvrage Vénus malade paru chez Droz en 2023 est issu, montre que si la syphilis est bien une maladie parmi d’autres, elle n’est pas une maladie comme les autres. D’abord parce que « parmi les maladies de la première Modernité, aucune autre n’a généré une telle profusion de discours » (p. 56), ensuite parce que les discours, les représentations qu’elle suscite, aussi bien dans des traités médicaux que dans des poèmes satiriques (dans un corpus de textes français allant de 1495 à 1633), révèlent le visage de la société renaissante et fait aussi écho, par une troublante concordance des temps, à des traits de la société contemporaine — qu’on pense à l’épidémie du VIH, autre maladie sexuellement transmissible, mais aussi, dans une autre dimension, à celle de la Covid-19.
3L’ouvrage est composé de deux parties : tandis que la première s’intéresse à la fabrique de la topique (sur les plans linguistique, épistémologique, historique et moral), la deuxième offre une progression chronologique pour aborder les « usages et appropriations de la vérole, par le rire, la polémique (notamment dans le cadre confessionnel), par l’hétérodoxie.
La fabrique de la topique
4La vérole pose une question non tranchée encore aujourd’hui, celle de son origine. Elle apparaît en Europe en 1495 lors de la conquête de Naples par les troupes françaises de Charles VIII mais d’où vient-elle exactement ? La théorie colombienne fait de l’épidémie européenne une conséquence de la première mondialisation : des marins de Christophe Colomb qu’auraient infectés des « Indiennes » d’Hispaniola, débarquent à Barcelone en 1493 et rejoignent ensuite les armées à Naples. Ainsi, la maladie viendrait d’Amérique, c’est-à-dire du continent étranger, de l’altérité dangereuse, mais cette théorie n’est toujours pas scientifiquement confirmée1. En tout cas, dès l’origine, circule l’idée que la maladie a été répandue intentionnellement par des Américaines puis propagée par des prostituées européennes ; en effet, souligne Jérôme Laubner « l’écriture de la vérole s’articule à un point de vue masculin voire masculiniste » (p. 27).
5L’incroyable inventivité linguistique qui préside à la naissance de cette maladie fait l’objet du premier chapitre. D’abord désignée par sa supposée origine géographique, la vérole est, selon les nations, le mal de Naples pour les Français ou le mal français pour les Italiens, elle est ensuite nommée en fonction de sa cause supposée. La vérole, qu’il convient de dissocier de la petite vérole (variole) est aussi appelée la maladie vénérienne. En pointant la sexualité comme cause de la maladie, ce sont désormais les libertins qui sont incriminés. Peu à peu, la connaissance médicale s’affine mais les dénominations de la maladie ne se défont pas d’une portée morale stigmatisante. Devant la nouveauté et l’ignorance qu’elle suppose, les textes montrent bien que préside toujours, sur le plan épistémologique, le geste de « replier l’ancien sur le nouveau » (p. 61). Ainsi le deuxième chapitre souligne-t-il le rapprochement effectué dès le début de l’épidémie avec la lèpre : deux maladies très contagieuses pour lesquelles on prescrit le même genre de cure thérapeutique et auxquelles on attribue la même origine luxurieuse. La vérole serait même, selon certains médecins, issue de la peste. Jérôme Laubner montre bien qu’à chaque nouvelle maladie – la vérole en est le parfait exemple – s’applique toujours la même méthode : expliquer le nouveau par le recours à l’ancien. Ainsi, les médecins de la Renaissance, nourris d’humanités, d’autorités antiques, cherchent des références dans le savoir passé pour établir des rapprochements ou, au contraire, pour différencier. Pourtant, André Du Laurens, médecin d’Henri IV, dissocie la vérole de la « mentagra » antique (p. 107) décrite par Pline et, ce faisant, participe à une véritable révolution des mentalités : le nouveau existe bien. Les médecins paracelsistes en profitent pour défendre leur pratique : à maladie nouvelle, médecine nouvelle, tandis que le chirurgien se met en avant et prend des initiatives, conquérant un statut et une légitimité par rapport au médecin traditionnel troublé par l’émergence et le développement de cette maladie nouvelle. Jérôme Laubner souligne en effet que la vérole en raison de sa « temporalité trouble » (p. 123) – son incubation silencieuse a une durée de trois à quatre semaines – est une maladie difficile à cerner et à diagnostiquer. Un discours prophylactique se développe non sans hésitation car, sans surprise, la maladie est aussi lue comme l’expression de la colère de Dieu. Aussi la soigner ne reviendrait-il pas à contrecarrer le châtiment divin ?
6La condamnation morale et sociale est abordée dans le troisième chapitre (« Visages et figures des vérolés »). Les phénomènes de stigmatisation touchent principalement deux groupes : les paillards et les femmes. Mais la contagion des enfants, partant celle d’une population présentée comme innocente, pose problème dans cette configuration. Ensuite, la vertu théologale de la charité se trouve combinée parfois avec difficulté aux dénonciations des prédicateurs concernant les comportements lubriques, vicieux, signes d’une humanité pécheresse. Les écrits médicaux ne sont pas en reste quand il s’agit de condamner la paillardise. Tous ces textes finalement se rejoignent dans la séparation qu’ils établissent entre les « bons malades » et les « mauvais malades », coupables souvent de s’obstiner dans la luxure voire, parfois, d’en tirer une certaine gloire. C’est que la vérole peut aussi se transformer en signe de prestige (p. 163). Le stigmate est alors renversé au profit d’une noblesse virile. À l’inverse, certaines catégories de la population, les prostituées, les femmes en général, sont les figures par excellence du mal vénérien. Les propos se font plus virulents encore à l’encontre des Américaines présentées comme des femmes lascives. Jérôme Laubner examine donc les représentations de la vérole à l’aune du registre social, du genre, de l’économie également, en soulignant les différences entre les malades riches, pouvant être soignés chez eux, et les pauvres que l’on chasse ou que l’on enferme et qui ne bénéficient pas de soins efficaces. Car la maladie est terrible, les textes évoquent la puanteur des vérolés, leur défiguration aussi bien due à la maladie elle-même qu’à l’éprouvante cure mercurielle qui provoque la perte des poils, des cheveux, des dents, des yeux, du nez. Se développe alors une écriture du dégoût qui se rapproche de celle de la vanité, très en vogue à l’époque.
Du stigma à la métaphore : l’instrumentalisation de la grosse vérole
7La deuxième partie de l’ouvrage, composée également de trois chapitres s’attache à la lecture de textes comiques, polémiques et pornographiques pour établir les différents usages, variés, contradictoires parfois paradoxaux de la vérole. Le quatrième chapitre « Joyeusetés véroliques » aborde des textes qui ont recours à l’obscène mais aussi à la parodie. La vérole donne l’occasion de rire du corps, de la sexualité, du « bas corporel » (Bakhtine) devenant ainsi des contre-textes (p. 258). En effet, l’érotisme peut être subverti en obscénité et le discours amoureux se fait alors parodique. Phénomène inédit : la maladie devient selon l’expression de Jérôme Laubner un « running gag ». Le rire est en effet perçu à la Renaissance comme un antidote tant dans les proses narratives que dans les traités médicaux (Laurent Joubert, Traité du Ris, p. 313). La poésie s’empare du thème de la maladie en mettant en avant le « je » vérolé tandis que la prose narrative (Rabelais et ses precieux verollez) opère un changement discursif : le vérolé est un autre. Si le rire prédomine, il s’accompagne néanmoins d’une dimension didactique. Les auteurs mettent aussi en garde contre les dangers de cette maladie. L’auteur montre bien que l’articulation entre ces différents objectifs (plaire et instruire) trouve son efficience dans l’évocation du « fol amour » (p. 303) qui permet le détournement parodique des codes de l’amour courtois au profit d’un souci de cohésion contre la maladie et de domination : la communauté masculine se forge contre la femme et ses dangers. Le chapitre V, intitulé « Vérole polémique », prend appui sur le constat qu’à partir de 1530, le vérolé, c’est l’autre. Il faut donc le/la combattre. Les guerres de Religion de la fin du xvie siècle offrent un terrain idéal à l’instrumentalisation de la vérole, davantage, semble-t-il, du côté réformé que du côté catholique. Le prédicateur vaudois, Pierre Viret, s’en prend ainsi au clergé, à la papauté ; le marqueur polémique que devient la vérole prend alors une dimension performative, notamment dans les attaques ad hominem, et une dimension satirique. Les deux confessions s’attaquent mutuellement sur leur paillardise et leur lubricité supposées, la vérole devenant la métaphore du comportement infâme. L’intéressant cas de Ronsard, étudié durant la période 1562-1563, fait l’objet d’une étude particulière. Mais l’Édit de Nantes vient mettre un terme aux discours injurieux dans une volonté d’apaisement. Au chapitre VI, dans le contexte nouveau social et politique du xviie siècle, Jérôme Laubner pose la question : « y a-t-il encore une place pour la vérole ? » En fait, d’arme polémique, la vérole devient un outil subversif car face au discours normé qui se met en place résistent encore des textes non seulement toujours polémiques et injurieux (qu’on pense notamment aux nombreux libelles de cette époque) mais encore des recueils de poèmes satyriques (érotiques et pornographiques) jusqu’au procès de Théophile, où le corps vérolé est exhibé tandis que les traités médicaux diffusent leur savoir en langue vernaculaire. Au début du xviie siècle, les textes font à nouveau la part belle au « je », à l’emploi de la première personne permettant l’affirmation d’une posture subversive — posture sexuelle comme la sodomie ou politique dans le sens large du terme, sociale et littéraire. Mais cette littérature masculine tout en s’élevant contre ce qu’elle considère comme un joug moral se révèle être, dans sa violente misogynie, l’expression d’une domination. Le dernier temps de l’ouvrage en effet explore les nombreuses inventivités d’une littérature qui décline toutes les variétés d’un discours anti-féminin : la femme est laide, vieille, sale, puante, c’est un monstre, un animal, elle est dangereuse, vicieuse. Si ce type de discours est déjà présent au xvie siècle, Jérôme Laubner observe une radicalisation des propos. La poésie vérolique transgressive se mue en un discours masculiniste et réactionnaire.
8Plusieurs éléments qui font la valeur du livre de Jérôme Laubner méritent d’être soulignés : d’abord l’ouvrage, jamais jargonnant, est d’une grande clarté et se lit avec facilité du début à la fin ; ensuite si l’auteur observe, dans les textes de son corpus, un « plaisir d’écrire la vérole » (p. 73), le plaisir qu’il se donne également et qu’il donne en retour généreusement à son lecteur est également très sensible et appréciable. L’humour (dans le choix de quelques titres notamment), la fantaisie et la légèreté se conjuguent parfaitement au sérieux de l’analyse, à la rigueur scientifique. Enfin, l’entreprise de décloisonnement est très efficace en ce qu’elle permet de croiser science et littérature mais aussi de nourrir une analyse à plusieurs niveaux car l’étude de Laubner ne se fonde pas uniquement sur les discours scientifiques, elle s’appuie aussi sur la parole du malade, offrant une perspective « from below2 ». Les représentations iconographiques sont aussi convoquées, l’une d’elle, décrite et analysée dès le début de l’introduction, est d’ailleurs reproduite en couverture de l’ouvrage. D’autres, notamment extraites du Triumphe de treshaulte et puissante Dame Verolle de François Juste, figurent dans le texte.
9Des jalons importants avaient déjà été posés, notamment le no 9 de la revue Histoire, médecine et santé3, paru en 2016, consacré à la syphilis et bien sûr l’ouvrage dirigé par Ariane Bayle, Le Siècle des vérolés4 qui avait déjà pointé cette « frénésie discursive » pour reprendre l’expression de Jérôme Laubner (p. 30) que cette maladie nouvelle entraîne. Mais ce que montre bien l’auteur dans son ouvrage, ce sont les croyances (leur évolution, mais aussi leur utilisation qu’elle soit libératoire ou stigmatisante, discriminatoire) attachées au fait épidémique. Le lecteur de Vénus malade est emporté dans l’univers renaissant d’une maladie épidémique terrifiante — car jouant sur le visible et l’invisible — et convié à découvrir ce que les représentations de cette maladie révèlent de la société : ses préjugés, ses tropismes, ses peurs, ses obsessions.