Pour une stylistique du tiraillement
1« Ériger la perplexité en méthode » (p. 8) ; telle est l’ambition affichée du dernier ouvrage de Gilles Philippe, Une certaine gêne à l’égard du style, livre-somme rassemblant et prolongeant les perspectives esquissées au cours de presque vingt ans de recherche (p. 239). Dans le sillage de ses plus récentes publications1, l’auteur applique le principe déconstructionniste cher à ses travaux qu’il explicite dès l’introduction : « il s’agit simplement de ramener l’analyse stylistique à ce bon sens, bref de lui demander de suspendre le principe de cohérence qui lui sert si souvent à la fois de fondement et d’horizon » (p. 7-8). Suivant donc sa manière habituelle de procéder2, Gilles Philippe s’attache à révoquer dans le même geste les réflexes sclérosés de la stylistique auteuriste (p. 166) et la définition même du style comme idiolecte radical, afin d’examiner cet objet selon ses logiques collectives, et, plus précisément ici, comme une réponse plus ou moins instable, une négociation sans cesse renouvelée d’un auteur, ou plutôt d’une génération d’auteurs, face aux « injonctions stylistiques contradictoires » (p. 6 et p. 13) de son temps. Dès lors, le postulat de départ de cet ouvrage est aussi limpide que fécond : « la tension stylistique est le mode d’existence naturel des œuvres littéraires » (p. 18).
2Face à ce constat, et sous l’égide du personnage proustien de Bergotte, « mour[ant] d’une crise de désespoir stylistique » (p. 5), il s’agit de déplier les différents niveaux de discordances qui traversent toute œuvre, selon une véritable traque à l’incohérence et au désaveu, aussi bien dans le texte lui-même que dans le discours qui l’accompagne ou la théorie qui le fonde et le justifie. Afin de « démêler l’écheveau des tensions et des contradictions », et puisqu’« on est rarement contradictoire tout seul » (p. 8), Gilles Philippe expose une série de portraits d’écrivains qui résonnent les uns avec les autres dans leurs apories stylistiques, cherchant à y déceler ce qui parasite, ce qui ne fonctionne pas dans le système stylistique qu’un auteur se construit et se raconte — ou que la critique construit et raconte à partir des textes d’un auteur.
3Dans un souci constant d’exhaustivité et d’illustration, Gilles Philippe présente dès l’introduction quelques cas de figure variés de cette « gêne à l’égard du style » qu’ont rencontrée jusqu’aux auteurs du canon littéraire du xixe siècle : Stendhal, selon une image devenue célèbre, affirmant s’inspirer du « ton » du Code civil pour écrire ses romans, tandis qu’on n’y retrouve nulle trace de « narration impersonnelle » (p. 16) ; Émile Zola et la « honte de son propre style » (p. 10) ; Gustave Flaubert, Guy de Maupassant ou encore Pierre Loti. Toutefois, la suite de l’essai se concentre uniquement sur des écrivains du xxe siècle, de Ramuz à Velan, qui révèlent autant qu’ils tentent, chacun à leur façon, de résoudre cette paradoxale « tension, qui semble […] avoir traversé le siècle, dans la recherche d’un style qui soit à la fois littéraire et non littéraire » (p. 236).
4Gilles Philippe entend ainsi poursuivre un triple objectif : d’abord classifiant, « il s’agi[t] de parcourir la variété des tensions stylistiques que nous offre la littérature », puis historique, l’ouvrage reposant sur une progression chronologique, et enfin définitionnel, puisqu’« il s’agi[t] de faire valoir qu’il n’y a pas d’œuvres littéraires sans tension stylistique » (p. 17-18). Par concision, nous faisons le choix de nous concentrer davantage sur la typologie dressée par l’auteur au fur et à mesure de cette fresque du xxe siècle et des portraits qui en sont proposés. C’est là que réside, nous semble-t-il, l’une des forces de proposition majeures de cet essai.
Malaise dans le texte. Contre le présupposé de cohérence : penser les « légères tensions » et apories insolubles au sein des textes
À la recherche de la contradiction : l’incohérence comme nouvel horizon de l’œuvre
5À rebours de toute cohérence englobante, et quelque peu rassurante pour l’analyse, cet essai s’efforce de démontrer, au moyen de multiples exemples, et à l’appui d’un travail génétique conséquent, le caractère fondamentalement instable du style de tout texte. Selon Gilles Philippe en effet, afin de lier les antithèses — « habitudes personnelles », « héritages génériques » et « normes langagières » (p. 170) — avec lesquelles un auteur doit composer, celui-ci se livre à un « lent travail d’homogénéisation rédactionnelle » (p. 170), sans toutefois parvenir à effacer entièrement les traces de son labeur et les signes de ses hésitations, qu’il s’agit donc de déceler, et d’examiner dans leurs tensions signifiantes.
6Variant les échelles d’analyse, Gilles Philippe commence dès l’introduction par considérer un exemple microtextuel, soit la discordance entre deux paragraphes consécutifs liminaires des Promenades dans Rome, publiées en 1829 par Stendhal. Si dans le premier paragraphe, le livre paraît encore à venir, son auteur faisant vœu d’authenticité auprès de son lectorat, dans un futur de l’indicatif emphatique, — « Je dirai la vérité » —, dans le second paragraphe en revanche, l’ouvrage est déjà rédigé, prêt à être publié — « il fut écrit sur les lieux ou le soir en rentrant3 ». Gilles Philippe résume ainsi :
Les Promenades sont d’emblée placées dans deux cadres stylistiques malaisément conciliables, puisque l’avertissement établit deux protocoles : le premier est interlocutif (je vais écrire ce livre pour vous, lecteur, et voici selon quelles règles), le second archivistique (je publie ici des notes jetées sur un carnet par le voyageur que je fus à Rome). Le premier annonce une prose attentive, le second une prise sur le vif. (p. 14)
7À l’instar de cette discordance qui, somme toute, peut ne pas complètement surprendre dans une écriture à la première personne — avec toute la part de mise en scène de soi4 qui l’accompagne nécessairement, surtout dans ses seuils —, Gilles Philippe décline tout au long de son essai les différentes incohérences stylistiques qui émaillent les textes du xxe siècle, en tension permanente. Le chapitre V est ainsi consacré aux « bariolages et bigarrures » (p. 143) qui traversent les écrits d’Albert Camus, à commencer par L’Étranger et sa « marqueterie stylistique » (p. 144), perceptible à chaque strate du texte. Certes, la contradiction énonciative du roman a déjà été relevée par la critique contemporaine de la première parution de l’ouvrage ; certains passages du roman, notamment du fait de leur charge métaphorique, ne peuvent que difficilement être attribués au narrateur, tel qu’il est décrit — « Ainsi pourrait-on sans peine se mettre d’accord sur une liste de phrases qui dérogent au protocole rédactionnel que le roman contractualise à son ouverture » (p. 153). Toutefois, là n’est pas l’essentiel selon Gilles Philippe : « La tension ne vient pas ici seulement d’une sorte de décalage entre le locuteur et son propos, mais aussi d’un heurt esthétique entre l’inscription générale du récit et l’imaginaire que nous associons à une forme emblématique du roman subjectiviste, le modèle littéraire a priori le plus éloigné de L’Étranger » (p. 147). Parmi les « formes emblématiques du roman subjectiviste » qui contredisent la facture de L’Étranger et voilent la clarté de l’instance narratoriale, Gilles Philippe note par exemple « l’allure trop romanesque » (p. 146) du discours indirect libre, dans des formes hybrides de surcroît, recouvrant certains usages de l’indirect libre (« [Le procureur] disait qu’il s’était penché sur elle et qu’il n’avait rien trouvé, Messieurs les jurés. Il disait qu’à la vérité, je n’en avais point, d’âme », p. 146-147). L’horizon prétendu du texte se voit alors contredit par et dans sa réalisation, nécessairement composite.
8Renouant avec le concept de « polychronie stylistique » (p. 170) qu’il convoquait déjà dans Pourquoi le style change-t-il ?5, l’auteur analyse de la même manière les autres hésitations rédactionnelles à l’œuvre dans ce texte, sans qu’un principe unifiant ne vienne les résoudre : « hésitation sur l’accord du subjonctif après un verbe recteur à l’imparfait » comme « hésitation dans la construction de la négation de l’infinitif » puisque l’on y trouve aussi bien la construction usuelle (« ne pas les avoir aperçus ») que le tour plus obsolète (« n’avoir pas pleuré ») (p. 145). Cette hétérogénéité n’a rien d’étonnant, puisque L’Étranger, comme tout texte, fait coexister des modes rédactionnels jugés désuets (construction archaïque de l’infinitif), avec d’autres reconnus par le genre romanesque (discours indirect libre canonisé par Flaubert), et d’autres, enfin, émergents (influence américaine d’un certain béhaviorisme).
9« Sartre voulut contourner le problème […] en forçant l’extrême cohérence des choix stylistiques du roman » ; Blanchot demeure « insensible au problème posé par la surcharge métaphorique du texte » (p. 153). Tandis que les premières lectures critiques, amplement analysées dans le présent essai, peinent à situer, voire réduisent, l’ampleur de cette « contradiction stylistique » (p. 153) fondamentale, Gilles Philippe tente précisément d’en conserver toute la complexité. Il ne s’agit pas de lever la contradiction, mais bien plutôt, selon son adage, de « résister à la tentation de forcer la cohérence stylistique des textes » (p. 169), et de ce texte-ci, dont il parvient finalement à rassembler les lignes d’opposition majeures :
[…] la prose de L’Étranger est travaillée par des injonctions contradictoires : la radicalité lyrique du style “spontané” de l’écrivain et l’exigence classique toujours revendiquée ; la nécessité de compenser, par des concessions à la langue romanesque stabilisée, la sécheresse d’une modernité emblématisée par les techniques alors dites “américaines” ; l’exigence d’un réalisme langagier appelé par la personnalité du narrateur et la volonté de fournir un texte qui reste littéraire. (p. 169)
10Soucieux de diversifier ses approches et ses outils d’analyse, l’auteur d’Une certaine gêne à l’égard du style use volontiers des méthodes comparatistes. Dans la même perspective que le chapitre consacré à Albert Camus, le chapitre III, quant à lui, met en regard les proses pourtant si dissemblables de Georges Simenon et de Catherine Colomb. Recourant au même « fond de langue », « toutes deux font apparaître des tensions sinon similaires du moins comparables : l’une et l’autre prennent appui sur les acquis stylistiques du roman impersonnel, tout en dérogeant à ce modèle, l’une par l’expressionnisme, l’autre par le lyrisme » (p. 81). Pris à la jonction de l’histoire littéraire, ces deux auteurs paraissent ainsi négocier en permanence entre, d’une part, l’héritage des récits subjectivistes, ou impersonnels, de la fin du siècle précédent avec lequel ils composent et, d’autre part, une certaine résistance à cette transmission, à l’aune d’une « sensibilité expressionniste » (p. 80) nouvelle, refusant tous deux, par exemple, de renoncer à la présence d’un narrateur dans leurs textes. George Simenon verse donc tantôt du côté d’une « tentation continuiste » (p. 98), d’un impressionnisme synonyme de reconnaissance littéraire, usant, par exemple, massivement de l’imparfait là où le passé simple serait d’usage, et d’un « animisme grammatical » (p. 86). Tantôt, ses choix stylistiques relèvent bien plutôt d’une « tentation discontinuiste » (p. 98), soit de l’expressionnisme qui caractérise la modernité du début du siècle. Focalisation interne (d’allégeance expressionniste) et discours indirect libre (impressionniste) s’entremêlent ainsi au point de rendre difficile l’élucidation de leur source — à moins d’envisager, seule solution restante, un « fantomatique narrateur » (p. 94). On retrouve la même oscillation dans l’écriture de Catherine Colomb qui maintient, autant que faire se peut, subjectivisme impersonnel et « sujet lyrique dominant » (p. 105) dans ses œuvres. C’est ce paradoxe, de plus en plus difficile à soutenir, qui aurait conduit l’autrice à renforcer la charge polyphonique de ses écrits, et à en multiplier les formes expérimentales d’énonciation, expliquant l’hermétisme de ses derniers ouvrages selon Gilles Philippe.
Une résolution impossible ou « le style pris à son propre piège » (p. 205)
11Si l’on peut émettre quelques réserves au sujet de certaines simplifications auxquelles a parfois recours l’auteur, et qu’il reconnaît souvent lui-même (p. 98), il n’en reste pas moins que cet ouvrage permet de penser le processus d’écriture dans son instabilité, si ce n’est son inquiétude, fondamentale et toujours reconduite, en dépit des compromis précaires envisagés par les auteurs. « Les solutions stylistiques que les écrivains entendent opposer à certains problèmes rédactionnels aboutissent le plus souvent à créer d’autres problèmes » (p. 76) résume Gilles Philippe. Et en effet, son dernier essai nous donne à lire les œuvres étudiées non pas comme l’aboutissement d’une construction linéaire et toujours ordonnée, mais comme des tentatives vaines de résolution stylistique.
12Ainsi, le chapitre II s’intéresse à la « demi-démesure » (p. 47) de Bernanos pris dans l’étau de ses contradictions esthétiques. Aspirant à parler le « langage de l’enfance » (p. 77) auquel il renvoie sans cesse, sa prose s’éloigne pourtant radicalement de toute la simplicité innocente que l’on prête volontiers à la langue des origines, faisant signe bien plutôt vers une écriture « esthétisée jusqu’à la décadence ». Face à cet écart, l’auteur aurait tenté de « ne pas laisse[r] proliférer son texte » (p. 75), accentuant précisément le caractère ironique et polémique — tout sauf naïf — de sa prose :
On voit le piège que Bernanos s’est tendu à lui-même : pour éviter d’être sulpicien, il doit éviter d’être doucereux ; mais comme ceci s’éloigne de son idéal chrétien de “langage de l’enfance”, il essaie de retenir sa plume, ce qui aboutit à cette demi-démesure bien plus dangereuse pour son image que le feu d’artifice de Bloy ; il ne fait plus rire, il fait peur. (p. 77)
13Le remède accentue, en fait, les maux stylistiques de l’auteur. Si, malgré l’appui de la comparaison à Léon Bloy, l’analyse se teinte parfois de reflets psychologisants, elle permet du moins ici de s’extirper d’« une certaine tradition de lecture de Bernanos » (p. 49) qui masque, bien souvent, ses multiples tensions, et donc toute sa richesse, permettant une étude à nouveaux frais et libérée de ses automatismes.
14Le chapitre VII, enfin, offre peut-être l’exemple le plus éloquent de résolution manquée en parcourant l’œuvre composite d’Yves Velan. S’arc-boutant contre la « modélisation des discours » (p. 222), se méfiant de tout ce qui fait figure de modèles aussi bien que des formes stabilisées et canonisées — langagières comme textuelles —, la prose de celui-ci se distingue par son éclectisme radical. À propos de Soft Goulag, son troisième roman, Gilles Philippe précise :
Le récit fait flèche et feu de tout bois, emprunte à des protocoles rédactionnels peu compatibles, tout comme il hésite entre présent et passé simple. Le projet est clair : ce jeu sur la polyphonie littéraire et la polychronie langagière doit libérer la prose romanesque de la malédiction de tout discours, et éviter que ses formes ne prennent, comme le ciment prend. (p. 227)
15Revendication et pratique stylistiques s’accordent donc et participent de la même dynamique. Toutefois, les deux principes — et solutions — mis en œuvre par Yves Velan conduisent à une nouvelle impasse puisque, fatalement semble dire Gilles Philippe, « on ne peut pas échapper aux modèles » (p. 228).
16D’abord, le recours à une interdiscursivité tous azimuts chez Yves Velan coïncide précisément au « moment interdiscursif » (p. 229) de la critique des années 1970 où triomphe le concept d’intertextualité, abondamment utilisé par Julia Kristeva puis Roland Barthes. On pourrait alors considérer Soft Goulag comme le « produit de ce moment » (p. 229). Ensuite, afin de s’extirper du domaine d’influence de tout modèle littéraire, Yves Velan fait le choix d’une écriture fonctionnant selon une véritable polyphonie stylistique, soit la surimpression et coprésence de styles et de langues parfois opposés. Or, c’est précisément en cela que l’auteur s’inscrit dans son temps et dans un genre émergent : « voici notre auteur à nouveau rattrapé par le temps, par le même : toutes ces caractéristiques définissent usuellement le roman postmoderne » (p. 230). Gilles Philippe résume clairement l’aporie : « l’idéologie communicationaliste contre laquelle [Velan] s’est battu a simplement produit chez lui une autre idéologie, ou plutôt non, la même idéologie mais inversée : la première a secrété ses formes, la seconde secrète par réaction des formes inversées » (p. 230). En dépit des efforts et des corrections incessantes de la part des auteurs, Gilles Philippe nous démontre ainsi que le « malaise » stylistique — pour reprendre l’image qu’il file tout au long de l’essai — est inhérent à toute écriture et, semble-t-il, indépassable.
Malaise dans la posture et mauvaise conscience stylistique : quand texte et discours sur le texte se contredisent
17« Il faut donc qu’il y ait conflit entre mes goûts et mes facultés, que j’aime ceci et, sans m’en douter, que je fasse cela6 » écrit en 1901 Charles-Ferdinand Ramuz dans son Journal. De ce cas singulier qu’il examine en détail, Gilles Philippe érige une règle universelle au détour d’une question rhétorique : « Et quel écrivain ne pourrait contresigner une telle phrase ? » (p. 46). Dès lors, à l’image de la « demi-démesure » stylistique de Bernanos qui ne résout aucunement l’écart entre son écriture effective et celle à laquelle il aspire, Gilles Philippe étudie plusieurs cas similaires de dénégation stylistique, non plus seulement au sein des textes, mais à propos de ces derniers. Le discours sur l’œuvre devient ainsi le lieu d’une représentation plus ou moins falsifiée, d’une reconstruction théorique de leur style de la part des auteurs qui s’en emparent de différentes manières.
18Le paratexte7 constitue d’abord le lieu privilégié de la mise en évidence, coupable, de l’écart entre le projet littéraire ambitionné, et sa réalisation, oscillant entre élégie — Georges Simenon déclarant avoir « eu honte de [s]on style8 » (p. 82) — et diatribe dirigée contre soi. Le chapitre II commence par rappeler l’une des plus célèbres citations de Georges Bernanos, dans laquelle celui-ci évoque le langage de l’enfance auquel il aspire et que nous avons déjà mentionné, finissant par s’exclamer : « il faudrait parler son langage. Et c’est ce langage oublié, ce langage que je cherche de livre en livre, imbécile9 ! » (p. 47). Dans l’essai Les Chemins de la Croix-des-Âmes, l’exaspération injurieuse laisse place au repentir : « Je regrette de parler presque malgré moi un langage un peu trop passionné10 […] » (p. 76). Le paratexte donne ainsi à lire un autre aspect de la « gêne à l’égard du style » qui transparaît dans la « mauvaise conscience » (p. 77) de cet auteur, fasciné par le grand style qu’il ne cesse pourtant de décrédibiliser dans son œuvre, dans un mécanisme qu’on pourrait qualifier d’autodestructeur, et selon une posture difficilement soutenable lorsqu’on la déplie dans toutes ses dissonances.
19À l’inverse, et de manière plus évidente, le paratexte permet également aux auteurs, en amont, d’orienter la lecture de leurs écrits et, en aval, de « répon[dre] aux réactions suscitées par la parution de leurs livres » (p.84), en masquant ou en recouvrant leurs apories essentielles et autres points aveugles. Ainsi, dans le chapitre I, Gilles Philippe s’attache à l’étude de la Lettre à Bernard Grasset écrite par Charles-Ferdinand Ramuz en 1929. Au moyen de celle-ci, son auteur parvient à dissimuler tout l’artifice de son esthétique sous couvert d’une recherche d’oralité à l’œuvre dans sa prose. En effet, rapidement accusé de préciosité et de « fausse naïveté » dans un temps qui, au contraire, « valorisait la sobriété stylistique et la simplicité langagière » (p. 28), Charles-Ferdinand Ramuz objecte à ses détracteurs ce fallacieux « français de plein air » (p. 29), qui serait aussi mimétique qu’authentique — en totale opposition avec l’ambition d’expressivité dont il témoigne dans son Journal. Un pas supplémentaire est donc franchi : le paratexte peut non seulement entrer en opposition avec le texte, mais peut aussi se contredire en son sein, selon les enjeux plus ou moins pressants qui le motivent. En ce qui concerne Charles-Ferdinand Ramuz, le geste de radicalisation — ou de caricature — de sa poétique dans son propre discours a l’air d’avoir fonctionné, comme l’explicite Gilles Philippe : « cette Lettre à Bernard Grasset a atteint son but, puisque de nombreux commentateurs ont retenu la référence orale comme unique principe explicatif des formes atypiques que l’on trouve sous la plume de l’écrivain » (p. 33). Au fond, tout se passe comme si cette « certaine gêne à l’égard [de son] style » s’était transmise aux critiques en charge de le commenter, bien malhabiles, pour la plupart, à sonder en profondeur la « marqueterie stylistique » de l’œuvre de Charles-Ferdinand Ramuz et son « côté cubiste » :
Les grandes synthèses qui recensent les traits dominants de la prose de Ramuz mentionnent cette marqueterie sans s’y attarder, et l’on peut comprendre leur gêne : on voit mal comment on pourrait rattacher le procédé au désir de Ramuz de transposer un emploi populaire et local de la langue. (p. 38-40)
20À l’image de cette Lettre à Bernard Grasset, Gilles Philippe nous enjoint donc, finalement, à se déprendre du paratexte, à ne plus l’envisager « comme un ensemble de propositions formant un système fiable et nous éclairant sur une pratique, mais tout à l’inverse comme une tentative pour donner une cohérence à ce qui peine à en trouver, et comme une tentative pathétique, presque désespérée, pour surmonter le heurt d’aspirations stylistiques peu compatibles ou mal assumées » (p. 46). Si l’on comprend aisément que la remarquable cohésion du présent essai est en partie assurée par ses bornes chronologiques, on peut néanmoins regretter ici que son propos ne trouve pas d’écho dans des exemples plus contemporains où paratexte et glose critique résonnent parfois en chœur11.
Malaise dans la théorie : une récursivité de la gêne ?
Paul Valéry ou le cours impossible
21C’est donc à un véritable recul critique et à une vigilance constante que nous invite Gilles Philippe dans Une certaine gêne à l’égard du style : vis-à-vis, non seulement, des textes et des discours d’auteurs qui les accompagnent, mais également des lectures qui en sont proposées par les critiques — qui sont souvent, faut-il le rappeler, aussi des auteurs dont les propres problématiques stylistiques orientent les analyses. Au fond, tout discours sur le style, toute tentative de théorie du style prête à la suspicion, à cette « gêne » protéiforme et inéluctable.
22Ainsi, après la série de portraits qui ouvre le présent essai, le chapitre IV adopte une autre échelle d’analyse, puisqu’il s’agit désormais de se pencher sur le discours théorique sur le style, et, en l’occurrence ici, sur celui de Paul Valéry lorsqu’il devient professeur au Collège de France en 1937. Quand il établit le programme de son cours, le poète annonce en effet deux orientations : la première, génétique, pour laquelle l’engagement semble tenu ; la seconde, stylistique, « longtemps oublié[e] » (p. 123), symptôme d’une « hésitation même de la pensée de Valéry, voire d’une certaine tension » (p. 125) selon Gilles Philippe. Estimant pour sa part l’écriture comme résolument collective, « générale et même impersonnelle » (p. 125), Paul Valéry ne peut en effet adhérer à la notion de style qu’il rabat sur celle d’idiolecte. Dès lors, dans un phénomène de récursivité, « cette gêne à l’égard du style […] se reflète dans la gêne de Paul Valéry à l’égard de la démarche stylistique, en tant que celle-ci repose sur la description des formes langagières attestées dans les textes littéraires » (p. 128). Réductionniste, « inventaire de traits formels » (p. 130), la discipline stylistique serait incapable d’appréhender l’œuvre dans son mouvement permanent — c’est du moins ce que l’on pourrait d’abord penser face au relatif silence valéryen.
23Et précisément, Une certaine gêne à l’égard du style livre ici, nous semble-t-il, certains de ses raisonnements les plus audacieux. D’une part, Gilles Philippe émet l’hypothèse selon laquelle les flottements théoriques de Paul Valéry seraient la conséquence, non pas d’une franche frilosité, mais plutôt d’une difficulté qui en ferait l’un des archétypes du désespoir de Bergotte : « l’absence de toute préoccupation stylistique dans le cours n’est peut-être pas tant le signe d’une hostilité que […] paradoxalement, de l’importance que Valéry accordait à un problème dont il retarda sans cesse le traitement, jusqu’à ce que — quelques mois avant sa mort — l’urgence s’en fît sentir » (p. 141). Finissant de nous convaincre, Gilles Philippe cite à l’appui de sa proposition le cours du 23 mars 1945, où l’on perçoit, plus loin encore peut-être, le regret d’une véritable impuissance et d’une aporie insurmontable de la part de Paul Valéry : « […] le rêve de ma vie, qui n’a pas été accompli, aurait été d’écrire une page de prose selon ce que j’aurais aimé faire. C'est-à-dire en suivant mes idées théoriques là-dessus. Je n’y suis pas arrivé, je l’avoue franchement12 » (p. 141). D’autre part, telle une résolution a posteriori, Gilles Philippe poursuit le geste inachevé du poète en tâchant de restituer, à partir des éléments épars de son cours, « les premiers éléments d’une stylistique valéryenne » (p. 133).
Jean-Paul Sartre ou l’ouvrage impossible
24Le chapitre VI, consacré à Jean-Paul Sartre, ramasse les différentes perspectives abordées au cours de l’essai, autorisant à penser plus étroitement encore les tensions inventoriées jusque-là, et qu’on entraperçoit toutes chez ce prolifique auteur. Au sujet du discours théorique de ce dernier, Gilles Philippe déplie avec précision, et selon une méticuleuse chronologie, les « contradictions qui travaillaient [s]a pensée stylistique » (p. 176), au point de conduire, au fil de l’œuvre, à un affaissement méthodique — « les catégories s’effritent, et le système s’effondre » (p. 175-176). Ainsi, autour des années 1940, Jean-Paul Sartre délaisse ou substitue peu à peu les concepts antithétiques dont il usait auparavant, telle la dichotomie « poésie/prose » (p. 175) bientôt supplantée par l’opposition entre écrits « en style », à vocation littéraire, et écrits « sans style » (p. 176) (politiques ou philosophiques). Il s’agit là, pourrait-on rétorquer, de l’évolution sinon naturelle, du moins aisément compréhensible, d’une pensée qui s’échafaude au cours du temps.
25Mais de manière plus saisissante, Gilles Philippe examine en regard la théorie et la pratique rédactionnelle de Jean-Paul Sartre, et notamment deux œuvres publiées à un an d’intervalle : l’une, critique, Saint Genet, comédien et martyr ; l’autre, d’inspiration biographique et inachevée, La Reine Albemarle. Ce dialogue est des plus féconds : alors que Jean-Paul Sartre condamne la prose poétique dans Situations II (1948), et qu’il réitère sa méfiance lorsqu’il analyse l’écriture de Jean Genet, « le lecteur de 1953 qui découvrait, dans la revue Verve, le second extrait de La Reine Albemarle […] était bien obligé de considérer qu’il avait affaire à de la prose poétique » (p. 194). Le paradoxe est ici mené à son paroxysme, et l’interrogation — « pourquoi a-t-il condamné une chose qu’il était prêt à faire […] et à laquelle […] il trouvait une parfaite pertinence » (p. 196) ? — paraît sans résolution. Gilles Philippe résume :
Ainsi n’était-il pas possible d’écrire ce livre sans assumer comme une condition indépassable ce que Situations II n’admettait que comme un parasitage inévitable : « la prose la plus sèche renferme toujours un peu de poésie, c’est-à-dire une certaine forme d’échec ». Tout fut abandonné, c’était plus simple […]. (p. 203)
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26En conclusion, Une certaine gêne à l’égard du style offre une riche traversée du xxe siècle et des différentes manifestations du même phénomène, soit l’impossible « adieu à la littérature13 » que révèle ce paradoxal et commun « soupçon que des décennies d’écrivains ont jeté sur le projet stylistique tout en maintenant l’ambition d’un projet résolument stylistique » (p. 237). Tel un Discours de la méthode14, l’essai de Gilles Philippe érige le soupçon stylistique en outil d’analyse. Il propose en effet une manière de procéder qui nous semble aisément reconductible et transposable à d’autres époques, d’autres lieux et d’autres textes, notamment du fait de ses comparaisons variées, mais aussi du didactisme et de la clarté avec lesquels sont exposées la thèse principale et ses déclinaisons, ouvrant une voie féconde pour des études à venir dans son sillage. Ainsi, pourrions-nous aller jusqu’à retourner à l’auteur la question qu’il formule à l’égard de Jean-Paul Sartre, ne cessant de gloser les incohérences stylistiques de Gustave Flaubert :
On pourrait se demander, en revenant au principe déconstructionniste qui nous sert de fil conducteur, si l’insistance de l’écrivain sur la gêne stylistique de ses confrères ou sa constance à révéler des tiraillements dans leurs pratiques ne seraient pas un moyen pour neutraliser, masquer voire nier son propre malaise. (p. 173)
27On appliquerait alors le principe fondateur de cet essai :
il faut jouer l’œuvre contre elle-même, voire considérer qu’elle n’est jamais plus elle-même que là où elle échoue, ou alors que toute revendication esthétique a pour but premier de masquer les fragilités de ses réalisations effectives, la revendication portant précisément sur ce que le créateur ne parvient pas à résoudre. (p. 6)