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Retraduire les Fables de La Fontaine. Entretien avec Luca Pietromarchi, par Federico Corradi
1La traduction italienne des Fables de La Fontaine dans la collection « I Fiori blu » de la maison d’édition Marsilio est un véritable événement éditorial. Elle est due à Luca Pietromarchi, professeur à l’Università Roma Tre et grand spécialiste de poésie française (Baudelaire, Nerval, La Tour du Pin, sont, parmi bien d’autres, ses auteurs de prédilection). Les deux volumes ont paru respectivement en 2017 et en 2023, chacun précédé d’une introduction du même auteur. Il s’agit d’une traduction presque intégrale : elle écarte seulement cinq textes du dernier livre qui, par leurs dimensions exorbitantes et leur statut générique incertain, excèdent clairement les limites du genre fable. On mesure l’importance de cette entreprise si l’on considère que la dernière traduction intégrale des Fables, due à Emilio De Marchi, date de la fin du xixe siècle. Or, la traduction de De Marchi, reproduite depuis par tous les éditeurs, est une « belle infidèle » à tous égards insatisfaisante pour des lecteurs d’aujourd’hui, aussi bien sur le plan linguistique que pour les choix prosodiques. Au cours du xxe siècle, quelques poètes-traducteurs comme Diego Valeri se sont aussi confrontés avec ce chef-d’œuvre du classicisme français, mais ils n’ont traduit qu’une sélection de textes assez réduite, sacrifiant ainsi la dimension du « livre » avec tous les effets de sens qu’elle implique, particulièrement chez La Fontaine qui donne une architecture bien visible à son œuvre et la dote d’un paratexte imposant. Pour un auteur aussi central dans le panthéon des lettres françaises (l’« Homère des Français » selon Sainte-Beuve), cette rareté des traductions — qui se fait encore plus évidente pour les œuvres « mineures » du fabuliste — est difficile à expliquer, surtout si l’on compare la situation italienne avec celle des pays anglophones, où l’on a vu paraître en ce début du troisième millénaire deux nouvelles traductions intégrales des Fables et deux traductions intégrales des Contes.
2Federico Corradi — La première question que j’aimerais poser à Luca Pietromarchi concerne précisément cette lacune éditoriale. Quelles en sont les raisons à votre avis ? Pourquoi la culture italienne — particulièrement le monde de l’édition — s’est-elle montrée si peu réceptive à l’égard de cet auteur-phare du classicisme français ? Est-ce la difficulté de l’entreprise qui a découragé les traducteurs ? Ou faudrait-il plutôt penser à une incompatibilité entre l’idéal éthique et stylistique encore tout humaniste incarné par les Fables et l’horizon du modernisme ?
3Luca Pietromarchi — En effet cette lacune — plus d’un siècle de silence — est fort étonnante : la dernière traduction intégrale des Fables, œuvre du poète Emilio De Marchi, remonte à 1886, précédée en 1811 par celle de Stefano Petroni, dédiée à Eugène de Beauharnais, alors vice-roi d’Italie, traduction qui fut vite effacée par la première. Cela ne veut pas dire que le public italien ait délaissé les Fables après la version de De Marchi : des dizaines d’anthologies des Fables ont été publiées tout au long du siècle dernier, et jusqu’en cette année 2024 nous en comptons deux récentes. Inutile de préciser qu’il s’agit presque exclusivement d’éditions destinées à un public jeune, toujours richement illustrées. Ce sont en effet les enfants qui ont séquestré ce grand classique, en le confinant au rayon de la littérature pour la première jeunesse. Je pense que c’est cette image enfantine de La Fontaine, et l’épaisse couche d’illustrations fort naïves dont l’œuvre s’est trouvée recouverte, qui a empêché d’apercevoir la gravité et la complexité morale, sociale et politique des Fables, complexité qui en France avait été mise en évidence dès les premières éditions savantes du xixe siècle. Je ne vois derrière cette lacune aucune raison morale ni aucune forme de censure d’ordre religieux, malgré la morale toute laïque des Fables : la grande ferveur, éditoriale et théâtrale, qui ne cesse d’accompagner l’œuvre de Molière, le grand contemporain de La Fontaine, en est la preuve éloquente. D’autre part, Emilio De Marchi, n’est pas pour rien dans cette lecture puérilisante de La Fontaine. Sa traduction n’a cessé d’être republiée jusqu’à nos jours, et les anthologies illustrées ont très souvent recours à sa version. Or, De Marchi a fourni une traduction des Fables en rime, et ce choix peut servir à comprendre l’identification de la Fontaine, au niveau de la mémoire nationale italienne, avec une œuvre à destination enfantine : le vocalisme très prononcé de la langue italienne, et sa prosodie — qui, par exemple, ne dispose pas de l’effet d’atténuation du e-muet — contribue, surtout dans le cas des nombreux distiques d’octosyllabes à rimes plates qui terminent maintes fables, à créer un effet de rime qui très souvent hausse le diapason de la strophe, produisant un effet claironnant et chantant. Cet effet substitue à la souriante et grave gaieté de La Fontaine un effet de ritournelle ou de rengaine qui distrait le lecteur et prête à rire, là où l’original donne plutôt à penser. Il est vrai que Valéry notait que La Fontaine était souvent considéré comme « s’il eût spécialement écrit en vue de récitations puériles et dépensé beaucoup d’art et d’esprit à l’intention de l’âge le plus tendre » : la traduction de De Marchi, avec ses virtuosités rimiques, insiste sur cet aspect, et a de fait confiné les Fables dans une dimension surtout enfantine qui, par la suite, a pu très bien se satisfaire d’éditions anthologiques.
4Federico Corradi — La deuxième question concerne votre traduction, et en particulier la question de la rime, que vous venez d’évoquer. Les rimes contribuent de manière déterminante à l'effet poétique du texte : loin d’être un simple ornement, elles font sens. En général vous avez choisi de les supprimer, mais dans de nombreux cas, vous les avez conservées ou remplacées par des assonances et des rimes au milieu du vers. Quels sont les critères que vous avez suivis à cet égard ?
5Luca Pietromarchi — La priorité de mon travail de traduction a été, pour faire bref mais aussi pour reprendre la question précédente, de soustraire les Fables des mains des enfants. Une édition intégrale, par le seul fait de présenter les quelques 240 pièces devait déjà contribuer à illustrer non seulement la richesse de la ménagerie de La Fontaine, que les anthologies bornaient à cigale, renard, loup et lion, mais surtout devait montrer la complexité morale, sociale, politique que nous évoquions plus haut. Pour cette raison il fallait libérer la traduction de l’entorse de la rime, dont la recherche force le sens jusqu’aux plus graves distorsions. À cet égard j’ai adopté comme règle générale — la règle d’or ! — la recommandation que La Fontaine donne dans la préface de la deuxième partie des Contes et Nouvelles en vers : ne jamais « négliger le plaisir du cœur pour travailler à la satisfaction de l’oreille ». Bien entendu il faut comprendre le « plaisir du cœur » comme plaisir de l’intelligence qui détecte le réseau des allusions politiques, des citations littéraires et des nuances de l’appréciation morale qui sous-tend presque chaque fable. Libérée de la contrainte de la rime, la traduction a été libre de suivre l’inspiration de la Fontaine dans toute la souplesse de sa versification et l’ironique intelligence de son imagination. Il était cependant impossible d’ignorer le tissu musical qui est la dot de la rime : c’est pourquoi, tout en faisant attention à ne pas céder à la tentation de la rime facile qui souvent surgissait tout naturellement à cause de la proximité des deux langues, j’ai eu soin de reculer, le cas échéant, les rimes à l’intérieur des vers, et cela afin d’en estomper l’effet claironnant italien. Tout au plus, s’il y avait lieu, je les ai laissées libres de gambader dans le distique final, souvent épigrammatique, bien que de règle j’aie taché de préférer l’assonance à la rime.
6Federico Corradi — Comment votre traduction respecte-t-elle la variété de la versification de La Fontaine ? Quels sont les critères que vous avez adoptés à ce propos ? Ces critères ont-ils évolué au fil de votre travail ? Car il arrive parfois que la résistance du texte amène le traducteur à infléchir ou à assouplir les principes qu’il avait d’abord fixés. D’autant plus que l’écriture de La Fontaine du premier au second recueil évolue vers plus de liberté linguistique, prosodique et narrative.
7Luca Pietromarchi — Lorsque j’ai entrepris cette traduction j’ai tout naturellement songé à respecter, c’est à dire à préserver, l’extrême variété des mètres dont presque chaque fable est composée. Pour la traduction de l’alexandrin, tout à fait étranger à la tradition italienne, le choix est tout naturellement tombé sur le vers « martelliano », ou double septénaire, dont la forte césure assure la même respiration binaire de l’alexandrin. Les problèmes concernaient plutôt l’extraordinaire mélange d’octosyllabes, dizains, sixains et septénaires qui foisonnent jusqu’à l’intérieur d’une même fable. Initialement j’ai essayé de respecter cette variété de la mesure métrique, ce qui s’est vite avéré impossible sans sacrifier la justesse de l’observation et la finesse de l’expression. L’oreille réclamait un sacrifice trop important. J’ai donc pris, pour la traduction des vers « courts », le loisir de choisir librement chaque fois dans un éventail de mètres courts italiens qui allaient du sixain à l’hendécasyllabe. Il m’a semblé, ce faisant, prolonger et exalter au maximum la liberté qu’impliquait le « système des vers variés » de La Fontaine, pour reprendre la formule de Valéry : si l’original se permet de disposer librement de la succession des mètres, pourquoi ne pas permettre à la traduction de faire succéder des mètres différents par rapport à l’original afin de recréer ses effets de souplesse et de variété ? Il est entendu que cette liberté du choix métrique avait comme limite infranchissable le respect de l’alternance vers courts/alexandrins. Il m’a semblé pouvoir ainsi racheter mon (occasionnelle) infidélité métrique grâce à une substantielle fidélité à l’effet rythmique général que toute fable produit non seulement grâce à chacun de ses vers, mais par l’effet de la variation métrique de leur ensemble.
8Federico Corradi — Comme vous l’expliquez très bien dans l’Introduction, la langue des Fables est d’une richesse extraordinaire pour l’époque. Au lieu de s’assujettir aux contraintes austères du purisme malherbien, La Fontaine fait du mélange la clé de son style : il accueille des mots de diverses origines — archaïsmes, provincialismes, mots techniques ou sectoriels, néo-formations, expressions burlesques et idiomatiques — sans renoncer à la vertu unifiante de ce ton moyen qui évoque la conversation des honnêtes gens. Comment avez-vous procédé pour rendre en italien ce mélange si singulier, qui n’a pas d’équivalent dans la tradition italienne ?
9Luca Pietromarchi — Tel est en effet le défi majeur que comporte toute traduction en italien d’une œuvre classique française, et en particulier d’une œuvre comme celle des Fables. Il s’agit d’une difficulté qui a ses racines dans la profonde différence qui caractérise l’histoire de ces deux langues. L’italien n’a pas connu, pour dire court, la réforme de Malherbe-Vaugelas qui a donné comme modèle de référence au français écrit la langue en usage à la cour, c’est-à-dire un modèle oral. N’ayant pas une cour dominante, donc un usage soutenu par une autorité politique nationale, l’italien s’est donné comme modèle de référence à l’écrit la langue de ses grands auteurs. D’où, en italien, un double registre : oral familier/écrit soutenu. Le français ne connait que dans une moindre mesure cette duplicité de registre, et la langue de La Fontaine est le modèle absolu de cet assouplissement du registre littéraire, de son infléchissement vers le familier, le direct, et de cette spontanéité éduquée que détermine l’observance des deux principes de la clarté et du plaisir. Je dirais qu’à cette langue bien élevée, pour les raisons que nous venons de rappeler, l’italien fait correspondre une langue très élevée. En traduction cela signifie que le traducteur italien sera toujours, instinctivement et culturellement, tenté de faire correspondre à la légèreté conversationnelle du français une langue — au niveau syntaxique et lexical — plus soutenue, marquée du sceau de la tradition littéraire. Il s’est donc agi de contrôler cette tendance — je dirais même cette pulsion — à hausser le ton, à choisir un vocabulaire plus littéraire, à anoblir le style et à uniformiser ce tissu diapré et changeant dans lequel est coupée, du point de vue linguistique, toute fable de La Fontaine. Dans la conclusion de l’introduction au second volume de ma traduction je me suis permis, pour expliquer figurativement quel a été mon souci majeur, cette image : la traduction devait faire rabattre son caquet à l’italien, lui ôter, ainsi que les plumes, les cornes et les aigrettes qui ornent les casques des souris dans le Combat des rats et des belettes (IV, 6), son panache littéraire et lui faire admettre des familiarités, des variations de ton, des mélanges de registre (parfois au sein d’un même vers, souvent d’une même strophe) que l’italien a de fortes difficultés à concevoir dans un texte littéraire. La tradition italienne a toujours oscillé entre le burlesque et le sublime sans avoir jamais connu l’équivalent de ce mélange singulier de familiarité et d’élégance mondaine qui fait parler, et se comprendre entre eux, paysans, seigneurs, bourgeois, animaux et plantes. Chacun avec ses vices et ses caprices, mais tous avec une même langue. Il faut se souvenir que jusqu’à la fin du xixe siècle — voir par exemple la société évoquée dans le Guépard — si un sicilien et un piémontais voulaient s’entendre, il n’était pas rare de les voir recourir au français pour surmonter la différence de leurs italiens respectifs.
10Federico Corradi — Quel est le lecteur idéal auquel cette édition s’adresse ? Quel usage devrait-il faire de votre traduction : la lire comme un texte autonome ou plutôt s’en servir pour mieux comprendre le texte original ? C’est une question cruciale, car elle suppose deux approches différentes de la traduction. Sans aller jusqu’à invoquer l’opposition rebattue entre « sourciers » et « ciblistes », une traduction peut viser surtout à « rendre l’effet » pour se substituer dans une certaine mesure au texte original ou elle peut se mettre au service de celui-ci pour en faciliter la compréhension.
11Luca Pietromarchi — Le lecteur idéal de cette édition, qui présente original et traduction face à face, devrait comprendre parfaitement le français afin de pouvoir mesurer le degré de fidélité au ton de la langue de La Fontaine que cette version a taché d’atteindre. C’est-à-dire comprendre l’effort, ou la prétention, de créer un italien écrit qui protège en son sein la flamme de l’oralité ainsi que la vivacité de l’esprit de conversation, visant un registre de haute civilité sans être pédant ni trop littéraire. Et cela sans tomber dans le prosaïque, le vulgaire ou l’enfantin. Vous évoquez l’opposition entre sourciers et ciblistes. Je considère sourcier le traducteur qui prétend respecter — plus que la lettre, la tournure ou la syntaxe — le génie de la langue de départ, et qui tache de l’infuser dans la langue d’arrivée. J’entends par génie de la langue française cet esprit dont l’histoire a été illustrée par Marc Fumaroli dans son incontournable essai Trois institutions littéraires. À cette condition je me considère comme sourcier : cette traduction a l’ambition, dans la mesure du possible, de franciser l’italien, c’est-à-dire de mettre l’italien à l’école de La Fontaine, afin de lui apprendre à ne pas craindre, dans le registre littéraire, la fluidité, la souplesse et la simplicité, et à lui apprendre que le mélange des tons peut fort bien constituer le registre d’une langue courtisane mais non pédante, élégante mais sans prétentions littéraires affichées. Mais ce ne sont là que vétilles : le vrai pari a été celui de faire découvrir à un lecteur italien, qui ne connaissait La Fontaine que d’après les traductions enfantines, son visage de grand moraliste, et de lui montrer comment cette profondeur peut s’exprimer sans gravité, mais avec une langue qui possède au plus haut degré la légèreté, la rapidité et la visibilité : trois des vertus qu’Italo Calvino (Leçons américaines, 1988) recommandait encore à la langue littéraire italienne… du xxie siècle !