Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Mars 2025 (volume 26, numéro 3)
titre article
Clara De Raignac

Voyage au centre du codex

A Journey to the Centre of the Codex
Sylvie Lefèvre, La Magie du codex. Corps, folio, page, pli, cœur, Paris : Les Belles Lettres, 2023, 292 p., EAN 9782251453682.

1Le livre de Sylvie Lefèvre fait partie de ces beaux livres à la couverture cartonnée, aux feuilles épaisses et aux images que l’on ne se lasse pas de regarder. Il s’ouvre sur une introduction intitulée « Tourner la page » et un schéma de l’anatomie du codex emprunté au Vocabulaire codicologique de Denis Muzerelle, bien connu des médiévistes dont fait partie l’autrice1 ; on y voit la tête du codex, son dos, sa queue… autant de précisions sur l’objet-livre qui placent résolument la réflexion dans la tradition du material turn où il s’agit, depuis les années 1990, de reconsidérer les objets d’étude des sciences humaines — et notamment le livre — dans leur matérialité. Mais plutôt qu’une « étude trop sérieuse » qui suivrait un plan historique, il est proposé une « promenade dans les livres » (p. 12) guidée par l’espace même du codex, « de son ouverture à son centre, des lieux périphériques jusqu’à son cœur » (p. 13) ; comme l’indique le titre, il s’agit de montrer la « magie » de ce corps physique avec lequel le lecteur interagit au quotidien, en oubliant le charme qui opère. Car loin d’être une évidence, le livre est un émerveillement, une chose étonnante, que l’autrice nous fait redécouvrir au fil de ses propres pages. La démarche s’inscrit dans la continuité des travaux sur les manuscrits médiévaux de Sylvie Lefèvre, éditrice de textes et spécialiste de littérature française du Moyen Âge intéressée par les questions de matérialité2.

De l’histoire du livre : volumen, tabulae, codex, écran

2Si La Magie du codex se présente comme une promenade, Sylvie Lefèvre en fait une déambulation savante. Discrètes en fin d’ouvrage, les notes font référence aux classiques de la médiévistique française — Mise en page et mise en texte du livre manuscrit (1990), La Couleur de la mélancolie : la fréquentation des livres au xive siècle, 1300-1415 (1993) de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La naissance du livre moderne : xiv– xviie siècles (2000), ainsi qu’aux travaux du chercheur américain Jeffrey Hamburger et aux catalogues de manuscrits à peintures français, flamands et italiens3. Cette bibliographie met en avant une histoire du livre connue où le volumen laisse peu à peu place au codex, lequel conserve encore longtemps les colonnes (appelées paginae) qui organisaient le rouleau (p. 38-39). Cette transition douce fait écho à une autre cohabitation, celle du codex et des tablettes sur lesquelles pouvaient s’entraîner les écoliers, et les écrivains jeter leurs versions primitives (p. 37). Dans le Moyen Âge chrétien, ces différents supports d’écriture connotent des symboliques fortes : comme en témoignent plusieurs miniatures, les tablettes sont aussi celles de l’ancienne Loi donnée à Moïse en opposition à la nouvelle Loi chrétienne transmise par le codex (p. 37) ; de même que le Verbe a pris chair, le corps du livre devient quant à lui « une métaphore puissante, qu’il s’agisse de désigner le Christ […] ou bien la Vierge » (p. 230). C’est ainsi que l’autrice nous fait revisiter les nombreuses images de Marie peinte en lectrice compulsive, au moment de l’Annonciation mais aussi dans l’étable où elle vient d’accoucher (Figure 1) et pendant la Fuite en Égypte, assise sur un âne tandis que Joseph porte leur enfant (p. 231-232).

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Figure 1 : Orléans, Bibliothèque municipale 126, f. 36v ; Missel romain, Avignon après 1392.
Source : Initiale.

3Face à une histoire du livre dense, le tour de force consiste à synthétiser des processus et symboliques complexes, tout en les replaçant dans le temps long. En effet, la flânerie n’omet pas de visiter longuement les livres modernes et contemporains, en s’appuyant sur la bibliographie qui en traite. À l’échelle de l’ouvrage, il apparaît finalement que l’imprimerie, souvent soulignée comme une rupture dans l’histoire du livre, en est moins une que le passage du volumen au codex, ou celui du livre à l’écran ; les paragraphes sur le mode de lecture et l’épaisseur du livre sont à ce titre éclairants :

on compare plus volontiers l’écran plan des ordinateurs ou des tablettes avec le rouleau en raison d’une lecture qui, sur ces appareils de la modernité, s’est faite d’abord exclusivement en déroulé. Par ailleurs, si le codex une fois ouvert se présente immédiatement comme une double surface plate, il se caractérise aussi par son épaisseur, celle de ses cahiers cumulés (p. 101).

4À cette étape du parcours, le lecteur reconsidère déjà l’objet qu’il tient entre les mains : La Magie du codex apparaît, lui aussi, comme un exemplaire de cette longue histoire des supports de l’écrit. Mais l’autrice ne s’arrête pas en si bon chemin…

De la merveille du livre quotidien

5Dépassant le simple exposé, Sylvie Lefèvre réussit à faire (re)découvrir au lecteur la merveille de l’objet qu’il a sous les yeux. La révélation passe d’abord par le vocabulaire : si feuille et page sont aujourd’hui interchangeables, la première désigne initialement « la matière sur laquelle l’écriture s’inscrit » et la seconde une colonne de texte (p. 10) ; plus poétique, pagina appartient aussi à la famille de pangere, « planter, ficher en terre », si bien que, suivant une analogie agricole, les lignes sont alors tendues entre deux supports comme les rameaux de la vigne le sont sur des pieux (p. 46-47). Les verbes ouvrir et fermer, que l’on utilise comme nom de commande sur les ordinateurs (on ouvre une fenêtre, on ferme un onglet), relèvent quant à eux « du glissement de sens, du propre au figuré, et par commodité pour un public qui était habitué à l’outil livresque » (p. 32-33). De même, les noms onglet et index (ainsi que son dérivé indexer), liés aux doigts de la main, ont migré vers le vocabulaire de l’informatique (p. 164-165).

6Saisir un livre, l’ouvrir à la première page, tourner les suivantes ; le lire, tout naturellement… Ou justement, pas si naturellement que cela. Il est vrai que certains gestes semblent immuables comme le montrent plusieurs peintures émouvantes où l’on voit, comme on le ferait aujourd’hui, le détail d’un doigt glissé entre deux pages pour garder sous la main, le temps d’une courte pause, le passage que l’on était occupé à lire (p. 167). L’évocation des « cornes » ou des « oreilles » faites aux livres, c’est-à-dire « lorsque les feuillets d’un Livres sont repliés par le coin d’en haut ou d’en bas » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694 à 1835) est tout aussi touchante : par ces détails, l’autrice nous fait prendre conscience des gestes que partage l’immémoriale communauté des lecteurs. D’autres gestes, au contraire, n’ont plus rien d’évident : on ne peut désormais plus écrire, comme Théophile Gautier dans sa préface ironique des Jeunes-France en 1833, que « le seul plaisir qu’un livre [nous] procure encore, c’est le frisson du couteau d’ivoire dans ses pages non coupées : c’est une virginité comme une autre, et cela est toujours agréable à prendre » (p. 107). De même qu’on ne coupe plus les pages d’un ouvrage neuf, on ne lit pas le codex de la même manière à travers le temps, comme le suggère la belle expression « lire » ou « chanter à livre ouvert », « c’est-à-dire sans préparation ou étude préalable » ; cette capacité de déchiffrement instantanée mentionnée dans la langue du xviisiècle rappelle que le caractère impromptu de la lecture n’a rien de spontané (p. 30-32). De l’ouvrage émerge l’idée que la lecture comme le livre du xxie siècle impliquent des gestes qui, simultanément, nous rapprochent de manière saisissante des lecteurs antérieurs, tout en nous en séparant fermement. C’est aussi là que se trouve la magie du codex.

7Dans cette entreprise de révélation, le médiéviste n’est pas en reste. L’autrice rappelle à juste titre une mauvaise habitude que l’on a longtemps eue dans les études médiévales, celle de considérer la page, et non la double page, comme l’unité du codex. Bien que les travaux modernes tendent à rectifier leur approche4, ce regard porté sur le manuscrit perdure encore du fait des reproductions et numérisations qui n’en proposent habituellement qu’une visualisation par page. Plusieurs images célèbres de la médiévistique sont par ailleurs mises en lumière : les habituels frontispices au décor à l’antique que l’on retrouve jusque dans les années 1630 sont judicieusement reliés aux ouvertures de manuscrits plus anciens, au seuil desquels le titre ou l’incipit de l’œuvre étaient « mis en valeur à l’intérieur d’une architecture plus sommaire, celle du portique » (p. 94) ; bien connue, la représentation de Jean Miélot au travail est quant à elle revisitée en attirant l’attention sur un détail signifiant : la page sur laquelle l’auteur écrit, comme le livre qu’il recopie, est retenue grâce à un poids (p. 154; Figure 2). C’est alors toute la matérialité quotidienne des supports de l’écrit médiéval qui nous est rappelée : Jean Miélot, comme chacun, subissait des pages qui se refermaient d’elles-mêmes.

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Figure 2 : Paris, Bibliothèque nationale de France Français 9298, f. 19r ; Jean Miélot, Miracles de Notre-Dame, v. 1456.
Source : Gallica.

8On lit également avec plaisir le passage sur les manuscrits cordiformes de la fin du Moyen Âge : le Chansonnier de Jean de Montchenu (Paris, BnF, Rotschild 2973) et le Livre d’heures à l’usage d’Amiens (Paris, BnF, Latin 10536). Selon l’autrice, la forme de ces deux ouvrages est certes similaire, mais leur lecture diffère : le Chansonnier révèle plutôt, à l’ouverture, deux cœurs accolés, et donc la désunion possible entre les amants (ce que confirment les peintures), tandis que le Livre d’heures prend au contraire tout son sens — et sa forme de cœur complet — seulement quand il est ouvert : « ouvrir ce livre-cœur est un appel à la disponibilité intérieure du lecteur, à sa capacité d’introspection » (p. 237).

La promenade comme démarche heuristique

9L’émerveillement que fait naître La Magie du codex découle de la forme qu’il adopte, celle de la balade. Alors que, dans les études médiévales, le material turn a donné naissance à de nombreuses théories, méthodologies et controverses de part et d’autre de l’Atlantique — la filologia materiale italienne, la New Philology d’abord mise en avant par Bernard Cerquiglini et Stephen G. Nichols, la New Codicology développée par Keith Busby5 — il est plaisant de se frotter paisiblement à la question de la matérialité, en l’abordant non pas à travers un système mais grâce à des volumes valorisés dans leur singularité. Contrairement aux approches nord-américaines, le livre n’est pas non plus pensé dans sa dimension culturelle et sociale ; l’approche est d’abord poétique (on s’intéresse à sa fabrication et à sa composition), sans négliger sa dimension esthétique et ludique. On s’émerveille alors devant l’ingénieuse petite roulette qui permet de « marquer très précisément la colonne de texte et la ligne à laquelle un lecteur ou un copiste entend revenir » (p. 50) ; on s’étonne en regardant les livres magiques du xixsiècle dans lesquels, « selon que l’on feuillette le livre en utilisant une encoche ou l’autre [découpée dans la tranche des pages], on voit défiler des séries complètement différentes de gravures » (p. 76). Et que dire des manuscrits médiévaux dont les plats de reliure ont été creusés pour ranger des lunettes ou accueillir deux portraits dissimulés sous une glissière (p. 103) !

10Une telle juxtaposition de codices permet de mettre en parallèle des objets issus de contextes très variés, mais entre lesquels émergent des liens signifiants. Les pages sur les portes et fenêtres dont certaines ouvrent sur l’intériorité du lecteur (p. 78-88), les vrais et faux trous qui font l’objet d’une inventivité certaine à travers le temps (p. 118-124) ou encore le passage sur le pli qui scinde une image unique en deux pour l’animer (p. 210-211), sont à ce titre d’une grande finesse. On aurait alors été heureux de lire quelques mots sur le rapport plus personnel de l’autrice avec les livres — on l’aperçoit d’ailleurs, ici ou là, tenir un livre de littérature jeunesse pour le photographier, ou en arrière-plan des mots d’un dialogue qui ne se révèle que devant une caméra d’ordinateur. Car il se dégage aussi du volume une affection passionnée pour le livre, une bibliophilie qui procède sans aucun doute de la magie du codex.