Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Mars 2025 (volume 26, numéro 3)
titre article
Marion Moll

Approcher la fiction par la métaphore

Approaching fiction through metaphor
Lorenzo Soccavo, Terres de fiction. De quel côté du miroir sommes-nous ?, Chaudfontaine : BOZON2X éditions, 2024, 137 p., EAN 9782931067192.

1Chercheur indépendant en littérature rattaché à l’Institut Charles Cros, Lorenzo Soccavo s’est intéressé aux nouvelles pratiques de lecture et au livre numérique1. Il publie avec Terres de fiction un essai atypique et audacieux dans sa forme et ses ambitions, conformément à la ligne de la maison Bozon2x. Promettant de « passer de l’autre côté du miroir2 », traversée qu’il rapproche du concept, employé en théorie de la fiction, de métalepse3, l’auteur propose des expériences de pensée philosophiques sur les seuils entre fiction et réalité. Son point d’attention est la fiction littéraire, mais le propos se positionne généralement dans l’absolu et non dans l’examen de textes spécifiques. La méthode s’appuie sur l’heuristique des métaphores et des hypothèses, partant d’un oubli volontaire des « définitions courantes », car nous serions « formatés par un élevage normatif en batteries dès l’école maternelle » (p. 28). Cette pensée anticonformiste s’affirme comme antirationaliste, ce qui entraîne certaines pétitions de principe, mais sans positionnement philosophique ou idéologique clair. Il faut donc considérer l’ouvrage comme un essai poétique de réflexion subjective sur la lecture de la fiction, qui la représente comme l’exploration d’un espace, sans véritable élément de validation scientifique. Outre l’approche quasi mystique de la fiction, il y manque d’abord une bibliographie normée4, un recul sur la méthode, une mise en perspective historique et une argumentation rigoureuse.

2L’essai se compose de quatorze chapitres, un prologue et un épilogue. La pensée rebondit souvent en coq-à-l’âne, et la structure globale comporte quelques redites.

Quel est le mode d’être des espaces fictionnels ?

3Le point de départ de la démarche de Lorenzo Soccavo est un scepticisme, voire une défiance envers le langage, accusé de limiter nos perspectives5. Omettant de définir précisément ce qu’il entend par « fiction », l’auteur pose une équivalence entre deux processus difficilement superposables, au moins sans explication préalable : l’opération par laquelle le référent mondain devient signe linguistique (la sémiotisation) d’une part, la pulsion fictionnelle de l’espèce humaine d’autre part. L’auteur promeut une déconstruction de nos pratiques habituelles de lecture, qui consisteraient à simplement « envahir » (p. 8) les terres de fiction6. Nous lecteurs pourrions accéder autrement à ces espaces fictionnels. Il suffirait pour cela de nous défaire des chaînes du langage. L’hypothèse Sapir-Whorf de la relativité linguistique (les constructions linguistiques structurent notre pensée et nos perceptions) est examinée dans ses conséquences extrêmes, jusqu’à la promesse d’une métalepse véritable. Mais cette hypothèse n’est pas nommée comme telle et l’auteur ne s’en réfère de toute façon pas aux travaux de linguistes travaillant sur cette question (Lera Boroditsky, pour n’en citer qu’une).

4Les chapitres 1 à 4 se concentrent sur la métaphore de la fiction comme espace pour réfléchir aux seuils entre réalité et fiction7. Lorenzo Soccavo postule que les mondes littéraires peuvent être des mondes en soi (p. 37), ou à tout le moins, déborder l’espace étroit du texte (p. 39), comme Blanchot l’exprimait dans L’Entretien infini au sujet de l’espace virtuel offert dans le livre.

5Ces expériences de pensée sont soutenues par plusieurs dispositifs symboliques que l’auteur explore successivement, recourant à l’imagerie chrétienne, à la Kabbale ou à la mythologie grecque. Le premier dispositif circule entre registres technologique et biblique. C’est l’idée que nous serions à notre insu façonnés par un « code » originel assimilable à un texte subliminal, symbolisé par le Jardin d’Éden (p. 17). Les lecteurs seraient déchus, privés de l’innocence pré-linguistique. Le chapitre 4 revient sur cette idée avec le symbole de la chasse et relit des écrits familiers à l’auteur pour y retrouver l’idée que chaque texte raconterait à sa façon « la première substitution » (p. 48) qui s’est opérée par l’avènement du fait langagier. Se méfiant des signifiants, l’auteur n’hésite pourtant pas à rebondir par paronomase, examinant dans ce même chapitre la « châsse » du livre. En résumé, être parlant signifie faire l’expérience de la limite : « Nous sommes véritablement encerclés par le sur-monde des choses nommées, par le cercle rétréci que nous-mêmes avons tracé avec nos définitions étroites » (p. 24). C’est donc un platonisme à l’envers, qui désavoue absolument les catégories transcendantes8.

6Peut-on en sortir ? L’auteur postule un accès « psychiquement nouv[eau] » aux mondes fictionnels (p. 24). C’est en effet une définition possible de la lecture immersive — sauf que l’auteur s’ingénie à promettre une traversée véritable9. L’auteur avoue ainsi devoir recourir à une dimension spirituelle pour soutenir un propos professant la pluralité des mondes10 :

À l'interrogation de notre sous-titre : « De quel côté du miroir sommes-nous ? », la réponse, d'ores et déjà avancée, est simplement : Oui. Une réponse qui n'a donc pas de sens en soi. […] Une réponse apparemment absurde. Une réponse illogique mais de totale acceptation, et d'un renoncement absolu à la raison. (p. 29)

Heurs et malheurs du fictionaute

7Circulant dans ces terres fictionnelles, l’entité lectrice est baptisée « fictionaute », concept original de l’auteur. Le traitement est là aussi symbolique, le fictionaute étant par exemple assimilé à l’archange Gabriel, « métaphore de la métaphore » (chapitre 1). Entre impression de mobilité et limitation linguistique, l’expérience du lecteur serait marquée par l’ambiguïté. Les métaphores kinétiques (chevauchée, p. 41 ; marche, p. 65) montrent le lecteur lancé à la traque du sens caché dans le texte, recherche qui prend une dimension existentielle en ce que le potentiel herméneutique de tout texte de fiction le rendrait « sacré par essence » (p. 69).

8Le propos est parfois plus pragmatique, mais confine au truisme. Ainsi le chapitre 5 montre que le sentiment d’espace intérieur que la lecture déploie en nous n’a aucun fondement biologique : « Si un autre moi miniaturisé vivait à l’intérieur de mon organisme, il aurait une vie terrible [sic]. » (p. 51). On en conclut que cet espace est « [p]sychique », donc « fictionnel » (ibid.). Jean-Marie Schaeffer tenait quant à lui à bien différencier la virtualité des représentations mentales (par opposition à l’actualité) de la fictionnalité des artéfacts culturels se réclamant de la fiction11.

9La capacité performative de la fiction sur notre esprit est abordée au chapitre 6. Sa puissance serait telle qu’elle aurait même un impact sur l’espace-temps12. L’effet performatif est d’autant plus complexe qu’il serait le produit d’une « autophagie » (p. 105) de la lecture : nous « ingurgitons » le langage qui se nourrit au préalable de nous (p. 104). L’efficace viendrait de ce que la lecture « mime l’activité de l’esprit quand il pense13. » (p. 108). La littérature nous émanciperait ainsi du manichéisme ou du « mécanicisme » (p. 101-102). Plus tôt néanmoins, l’auteur attribue un pouvoir délétère à la fiction performative, rejoignant le Platon de La République : le « code » du texte, producteur de « mirage[s] » dans « l’espace mental » est « un abus de pouvoir » (p. 27). Les implications éthiques sont importantes14. L’acquiescement du lecteur équivaut ainsi à un « syndrome de Stockholm ». L’argument d’autorité est bien celui du « format[age] […] en batterie » (p. 28) sinon, affirme l’auteur,

nous pourrions probablement lire derrière les murs de mots de la réalité, derrière les essais savants et les actualités en flux continu, au-delà les [sic] effets des fictions sur notre psychisme (p. 28).

10Cependant, le fictionaute est aussi un producteur de fictions. Nos capacités imaginatives et le complexe démiurgique de l’espèce nous rendraient en proie à une « frénésie manufacturière » (p. 94). Lorenzo Soccavo lance l’espoir que nous retrouvions l’innocence de l’homo non faber. On regrette que n’aient pas été cités les travaux de nombreux anthropologues ou théoriciens de la fiction qui s’accordent à dire que cette dernière est une compétence évolutive ayant favorisé la survie des sociétés15.

Une fiction de théorie

11La méthode générale de l’ouvrage soulève certaines interrogations théoriques, puisque la prétention à la scientificité du propos n’est pas bien établie. Le parti pris de la pensée purement métaphorique fait en effet hésiter sur le crédit que l’auteur accorde à ses propositions. L’ouvrage multiplie les directions d’étude restant lettre morte et la réflexion se limite souvent à lancer de séduisants « et si… ? ». En accumulant les hypothèses inexplorées, il nous semble Lorenzo Soccavo s’inscrit moins dans la théorie de la fiction, que littéralement dans une fiction de théorie.

12Même à considérer que l’entreprise est avant tout créative et heuristique, il se pose tout de même d’importantes questions. Langage et fiction sont assimilés au mensonge, comme chez Gorgias16. Ce regard axiologique paraît anachronique au regard des théoriciens de la fiction17. Les sciences cognitives permettent aujourd’hui en outre de dépasser l’opposition vérité/simulacre pour comprendre la fiction en termes d’alternatives18. L’auteur ne situe d’ailleurs que très peu sa réflexion dans le paysage de la recherche pourtant très riche sur les questions qu’il aborde. Il propose par exemple de lancer des recherches expérimentales sur la lecture (chapitre 6), en fait déjà engagées par les études cognitives. Quand l’auteur présente le fictionaute comme : « la projection de [la] part subjective [des lecteurs] propulsée par leur pulsion de vie dans l’imaginaire du monde fictionnel. » (p. 61), Freud est cité sans que ses concepts ne soient examinés plus avant.

13Adoptant résolument le prisme occidental, les sources et références convoquées19, quoique passionnantes en elles-mêmes, tendent à faire de tout lecteur un produit de la civilisation judéo-chrétienne. On nous affirme ainsi que toute lecture équivaut à relire la Genèse (p. 65-69). Le recours à la Kabbale, bien que suggestif, ne constitue pas nécessairement un argument métaphysique pleinement convaincant (chapitre 9). Enfin, d’autres traditions ou perspectives auraient pu être intégrées pour offrir une vision plus globale de la lecture et de la fiction.

14Le propos spirituel est quasi littéral dans le chapitre 2. Outre quitter le domaine du savoir, cela nous fait passer à côté des enjeux spécifiques de l’expérience de la fiction. On aboutit à des raccourcis péremptoires et extrêmement discutables : « Nous lisons pour passer le temps. » (p. 33). Partisan de l’idée que les textes sont des mythes figés, l’auteur se révèle nostalgique d’un âge d’or d’inspiration rousseauiste, époque dont l’existence est au bas mot contestable : « Finis les infinies forêts, les murmures du vent et le chœur de la nature reprenant nos chants. Finies l’épopée et l’envolée lyrique. » (p. 34). On déplore enfin le manque d’ancrage littéraire du propos et certains non-sens logiques :

Personne ne peut nier l’existence de grands monuments de la fiction littéraire qui ont agi sur l’histoire de nos sociétés humaines comme de véritables puissances démiurgiques. Prenons l’exemple des mythes de la création. Le fait que nous ayons formulé ces récits après-coup, après les événements qu’ils relatent, pourrait être une marque de leur puissance suggestive et autoréalisatrice. (p. 29)

*

15L’essai lance en définitive des intuitions poétiques intrigantes et sensibles. Il a l’audace d’interroger frontalement l’ineffable de nos expériences de lecture. Il présente cependant des recherches bibliographiques insuffisantes et aurait pu exprimer une pensée moins abstraite par l’analyse d’exemples littéraires. Le plus problématique demeure qu’il se présente comme inattaquable car ses présupposés (ne pas mobiliser les définitions courantes) l’abstraient d’une saisie au pied de la lettre. L’ouvrage est donc glissant. Il frôle le mysticisme et menace sans cesse de passer du régime métaphorique, qui a certes une valeur esthétique en soi, à l’assertion logiquement fausse, ce à quoi il convient en toute prudence de s’abstenir si l’on a une prétention en recherche.