Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Avril 2025 (volume 26, numéro 04)
titre article
Sonia Gavory

Un réquisitoire contre la figure de l’intellectuel engagé

An indictment of the committed intellectual
Cécile Vaissié, Sartre et l’URSS. Le Joueur et les survivants, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2023, 416 p., EAN 9782753592780.

1En France, Jean-Paul Sartre est considéré comme l’un des grands philosophes de la liberté et incarne la figure de l’intellectuel engagé. En Europe centrale et orientale, il s’agit au contraire d’une personnalité peu appréciée, voire rejetée, en raison des relations jugées complaisantes qu’il a pu entretenir avec l’URSS et ses représentants officiels. Cette opposition est le point de départ de l’étude de Cécile Vaissié. Sartre et l’URSS cerne les raisons de cette divergence de vues en confrontant les actes et les positionnements de l’écrivain avec l’histoire soviétique, et plus particulièrement, avec celle de ses intellectuels qui en ont éprouvé les rouages politiques. Plus généralement, à travers les échanges et les voyages du philosophe qui s’étendent de 1952 à 1968, la chercheuse réalise le portrait des relations culturelles entre l’URSS et la France sur cette période et met au jour les stratégies d’influence soviétiques en se concentrant sur ses acteurs littéraires.

Le procès de Sartre

2Une partie du réquisitoire que Cécile Vaissié dresse contre Sartre, mais aussi contre Simone de Beauvoir, n’est pas tout à fait nouveau en France. En dépit de sa brillante renommée, le philosophe a régulièrement été accusé d’avoir prononcé des jugements peu pertinents dans le contexte de la Guerre froide, en prenant parfois aveuglément parti pour la Russie et en soutenant pendant plusieurs années la validité de son régime, y compris dans ses racines staliniennes. Il ne s’est pourtant jamais décidé à franchir le pas de l’adhésion et s’est tout au plus contenté de se déclarer « compagnon de route » des communistes, restant en cela fidèle à son idée selon laquelle la liberté s’accommode mal des engagements partisans. L’essai revient sur ses déclarations, parfois changeantes au gré de ses interlocuteurs, et les met face à ce que l’Histoire pouvait, déjà à l’époque, lui apprendre sur les mécanismes du régime soviétique — car l’écrivain, comme beaucoup d’autres, n’a pas toujours su voir ou voulu voir la réalité. Par incursions, il revient aussi sur l’attitude de Sartre pendant la Seconde guerre mondiale, dressant l’image d’un philosophe confortablement attablé au café de Flore, théorisant l’engagement sans jamais prendre le risque d’initiatives plus concrètes. Le jugement est implacable et vise à déconstruire par le menu cette figure de l’intellectuel engagé.

Un intellectuel sous influence

3L’apport majeur de Cécile Vaissié repose sur sa double casquette de docteure en sciences politiques et de professeure en études russes et soviétiques. La question des ingérences politiques avait déjà été abordée depuis la Russie contemporaine dans Les Réseaux du Kremlin en France, publié en 2016. Dans son nouvel essai, les relations de Sartre avec l’URSS sont systématiquement et minutieusement replacées dans le contexte des relations que les autorités soviétiques déploient avec des intellectuels à l’étranger, et notamment en France, afin de pouvoir y exercer une influence idéologique. Avant les années 50, Sartre est d’abord peu apprécié en URSS car l’existentialisme est jugé incompatible avec la pensée marxiste telle qu’elle est définie par les Soviétiques. Sa pièce Les Mains sales (1948) est quant à elle considérée comme anticommuniste et n’y sera pas traduite. Néanmoins, la situation évolue en 1952, au moment où le général américain Ridgway est accusé d’avoir utilisé une arme bactériologique en Asie. Sartre prend alors fait et cause pour l’URSS dans le conflit qui l’oppose aux États-Unis. Considéré comme un philosophe bénéficiant d’une aura importante dans son pays et plus généralement, en Europe, il est progressivement approché par des personnalités soviétiques, souvent issues du monde littéraire. L’occasion lui est rapidement offerte de se rendre en URSS, ce qu’il accepte. Cécile Vaissié rappelle les différentes séductions qui étaient alors mises en œuvre pour attirer ces visiteurs prestigieux venus de l’étranger : promesses de traduction de leurs œuvres, nombreux avantages en nature, rémunération en roubles qui ne pouvaient être dépensés que sur place, et qui les encourageaient donc en général à revenir. D’après elle, le philosophe ne se montre pas indifférent à ces signes de considération, même si ses œuvres tarderont à être traduites. Dans les années 60, la relation qu’il a entretenue avec son interprète, Lena Zonina, a également pu motiver son désir de programmer régulièrement des voyages en URSS. La chercheuse revient sur les rapports que l’écrivaine et traductrice était systématiquement chargée de rédiger sur Sartre. Elle montre comment ces rapports n’ont pas seulement joué le rôle d’une surveillance exercée à son égard, mais ont également pu être utilisés comme un moyen d’infléchir l’attitude des autorités soviétiques lorsqu’elle transmettait habilement les volontés personnelles et parfois, plus politiques, de Sartre. Ce double usage permet d’entrevoir de manière plus complexe la position de l’écrivain. De son côté, il joue alors le rôle que l’on attend de lui en échange, sans que l’on ait besoin de le lui expliciter. Dans la presse et dans les congrès auxquels il participe, Sartre prend le parti de l’URSS en s’appuyant sur les arguments du mouvement de la paix qui identifie les États-Unis comme la menace principale. Cette idée que le camp soviétique vaut toujours mieux que celui de l’impérialisme américain est restée une constante. C’est elle qui l’amène à renouer avec l’URSS après avoir dans un premier temps exprimé son indignation face à l’écrasement du « socialisme à visage humain » à Budapest en 1956, et ce jusqu’à la rupture en 1968, lors du Printemps de Prague.

Le poids des survivants

4Pour Cécile Vaissié, Sartre joue. Il se plait à prendre fait et cause pour les Soviétiques dans la Guerre froide, de la même façon qu’il s’engage provisoirement contre la guerre d’Algérie ou celle du Vietnam avant de passer à un autre combat. À ce portrait de l’intellectuel en joueur, elle oppose systématiquement ceux des survivants, c’est-à-dire des intellectuels et des écrivains croisés sur son chemin, rescapés de la grande machine stalinienne. L’intention est double. Il s’agit tout d’abord de dresser la liste des acteurs qui ont pris part à cette politique d’influence sur l’étranger à travers les cadres officiels où ils ont pu l’exercer, ou plus indirectement, en étant chargés d’accompagner des invités comme Sartre et Beauvoir lors de leurs voyages et d’entretenir des liens avec eux. Chaque rencontre de l’écrivain avec l’un de ses confrères soviétiques est l’occasion d’une fiche biographique qui récapitule son parcours intellectuel et littéraire, la manière dont il a été considéré par le régime, ainsi que ses éventuelles stratégies d’adaptation face à l’évolution de la situation politique, voire certaines tentatives de témoigner et de faire avancer la déstalinisation sous le Dégel. Ces exposés aboutissent chaque fois ou presque à la même conclusion : toutes ces personnalités qui ont été amenées à un moment ou à un autre à se compromettre dans leurs actes et leurs discours ont vécu dans la peur. Bien après la mort de Staline, l’angoisse de voir surgir de nouvelles purges est restée ancrée dans leur conscience. Ces rappels biographiques ont pour fonction de condamner la légèreté de Sartre dans son rapport à l’URSS et finalement, son manque d’engagement au regard des prises de risque du côté de certains intellectuels soviétiques. L’ouvrage réserve une place particulière à Elya Ehrenbourg, protégé par Staline, qui a longtemps vécu dans la peur d’être arrêté parce qu’il était juif. À plusieurs reprises, Cécile Vaissié revient sur la trajectoire d’Ehrenbourg pour en montrer la complexité. L’auteur du Dégel (1955) a été l’une des principales figures du champ littéraire chargée de diffuser la propagande soviétique à l’étranger. L’auteure évoque ainsi ses discours anti-américanistes, associant les États-Unis et la bourgeoisie française au nazisme, fidèles en cela à l’argumentaire du mouvement de la paix. Cependant, elle considère que « quand il a pu le faire sans risques sérieux pour lui, il a aussi essayé de transmettre ce qu’il avait vécu » (p. 197). Au contraire, elle reproche à Sartre de ne pas avoir pris position à l’intérieur du camp socialiste lorsqu’il aurait pu le faire, notamment au sujet des démocraties populaires après 1956 : « Sartre pourrait jouer un rôle important pour soutenir, dans le bloc de l’Est, ceux qui s’opposent à Moscou et au regel qui s’opère en URSS ? Il ne le fera pas. » (p. 192). De la même façon, elle estime qu’il n’a pas cherché à jouer un rôle substantiel dans l’inflexion du Mouvement de la paix en faveur du retrait des forces soviétiques en Hongrie.

Les limites d’un traitement individuel

5La limite de ce parti pris, qui consiste à placer Sartre face aux destins complexes des intellectuels soviétiques, est de faire apparaître le sien comme un cas particulier, là où les parcours des « survivants » sont justement ressaisis dans une perspective d’ensemble. Il n’était pas nécessaire de revenir dans les détails sur l’évolution, en France, des positions des intellectuels communistes et des compagnons de route, car cet aspect de la question est mieux connu, mais certains parallèles ou remises en contexte auraient pu être établis afin de considérer davantage l’inscription de Sartre dans un ensemble plus vaste que sa trajectoire personnelle. D’une certaine façon, en déconstruisant le mythe de l’écrivain engagé, le livre façonne un autre récit qui perd de vue les dynamiques propres à la sphère culturelle et intellectuelle à laquelle a appartenu le philosophe. Il ne s’agit pas d’excuser une cécité que Sartre a bien voulu entretenir, mais de remettre les choses en perspective, là aussi.

Regards sur les sources

6Du côté soviétique, la documentation est très riche. Au-delà de l’appui de nombreuses sources primaires et secondaires, Cécile Vaissié est allée enquêter à Moscou dans les Archives d’État de la littérature et de l’art (RGALI), d’histoire socio-politique (RGASPI) et d’histoire contemporaine (RGANI). Elle a lu les rapports que les personnes qui étaient chargées d’accueillir Sartre en URSS ont écrit sur lui, et elle a également suivi les traces de certains voyages que le couple a effectués, par exemple en Lituanie et en Ukraine, lorsque des informations manquaient sur ces séjours. Enfin, elle a pu s’entretenir avec Lena Zonina à Paris. Les écrits de Sartre, au-delà des déclarations publiques, manquent davantage, mais le fonds d’archives conservé à la BNF n’est que partiellement consultable. Il est donc difficile de reprocher à la chercheuse de s’être surtout concentrée sur les contradictions qui affleurent entre les déclarations publiques de l’écrivain et les récits que Beauvoir, par exemple, livre des voyages en URSS dans ses mémoires, ou sur la manière dont elle commente leurs positions politiques a posteriori. Cette démarche est loin d’être inintéressante et sert le propos, mais des questions demeurent sur la façon dont Sartre a pu éprouver et penser certaines choses, y compris ses propres ambiguïtés. Cependant, prenant au mot le philosophe selon qui l’homme « n’est […] rien d’autre que l’ensemble de ses actes1 », Cécile Vaissié a fait le choix d’évaluer les limites de l’engagement de Sartre à l’aune de celles et ceux qui ont su prendre davantage de risques aux moments opportuns.