Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Avril 2025 (volume 26, numéro 04)
titre article
Gabriel Meshkinfam

Revisiter Sartrébeauvoir : symptomatologie d’un couple d’exception

Revisiting Sartrébeauvoir: symptomatology of a special couple
Esther Demoulin, Beauvoir et Sartre. Écrire côte à côte, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 2024, 312 p., EAN : 9782390701620.

1Issu d’une complète refonte d’une thèse de doctorat soutenue en novembre 2021 à la Sorbonne, l’essai d’Esther Demoulin déplace significativement le cadre traditionnel — d’orientation plutôt biographique, philologique, philosophique ou plus strictement littéraire — des approches du couple Sartre-Beauvoir1. Il est possible d’envisager l’origine, la poussée dynamique de ce travail de recherche à partir d’une perspective dialectique, c’est-à-dire à la fois comme la négation, sinon d’une tradition, au moins d’une tendance des études sartriennes/beauvoiriennes (un travail de refus), et comme l’affirmation d’une véritable productivité du nouveau point de vue proposé (un travail de proposition). Ou, pour le dire autrement, Beauvoir et Sartre. Écrire côte à côte se conçoit, au moins partiellement, à la fois comme une rupture méthodologique avec la doxa critique et comme le point de départ d’un travail à venir — une étude d’ampleur sur la notion de couple littéraire.

Une aventure dialectique

2En ce qui concerne le travail de refus, et comme le rappelle Esther Demoulin dès son introduction, il s’agit avant tout de s’inscrire en porte-à-faux vis-à-vis de toute étude centrée sur l’influence2. En effet, cette notion, qu’elle se déploie selon une focale rapprochée (reprises intertextuelles) ou à partir d’une distance surplombante (héritages intellectuels), se résume souvent à la recherche à jamais insatisfaite d’une archè ; d’autant plus insatisfaisante dans le cas de Beauvoir et Sartre que la plupart de leurs conversations n’ont pas été consignées par écrit et que, par conséquent, les questions de « propriété intellectuelle » restent « aporétiques » (p. 5). On pourrait ajouter à cet argument pratique deux autres arguments qu’Esther Demoulin ne développe pas, mais qu’on retrouve en sourdine dans la suite de sa démarche. Le premier est que la question trop large de l’influence a tendance à gommer la complexité du problème axiologique que pose tout phénomène de reprise3 : s’agit-il d’une reprise irrévérencieuse ? d’une reprise stratégique ? etc. Découle de là un second argument, à savoir que, dans le couple, ce sont moins des relations d’influence que des rapports d’interdépendance, des logiques d’entraide mais aussi de domination qui sont en jeu ; dynamiques qui se déploient par exemple dans un rapport très problématique avec la promotion beauvoirienne du mythe de gémellité. Comme le dit bien Esther Demoulin, « Sartre et Beauvoir, tout en offrant à la jeunesse d’après-guerre un modèle de relation libre, ne sont pas toujours parvenus à renverser les normes de genre » (p. 6). À ce refus de l’influence vient s’adjoindre un deuxième refus d’importance, implicite celui-ci (évité adroitement ?) : Esther Demoulin décline toute participation à l’entreprise — refus salutaire par moments, moins à d’autres — de délégitimation et de discrédit des deux écrivains à partir d’une critique des mœurs, critique justement fondée sur les rapports entre « amour nécessaire » et « amours contingents » qui définissent le cadre du couple4. L’autrice entend ici dépasser l’anecdote, la circonstance, pour interroger de manière structurelle l’institution sociale. À ce titre, elle interroge avec beaucoup de pertinence et de nuance les mécanismes (politiques, genrés) qui font du couple un rapport de force au sein d’une société (littéraire) encore largement dominée par la structure patriarcale5.

3Cette nouvelle voie — que nous avons volontairement placé du côté d’une agonistique que Beauvoir et Sartre. Écrire côte à côte ne présente jamais vraiment telle quelle, mais qui nous paraît bien rendre compte de sa situation dans le champ des études sur la question — ne rend cependant pas justice à la grande proposition de l’ouvrage. Cette proposition est d’ordre méthodologique et consiste en un jeu d’échelle, lui-même soutenu par un va-et-vient disciplinaire qui donne toute sa force à l’argumentation proposée. Esther Demoulin développe en effet une articulation savamment équilibrée entre le travail précis de la philologue attachée aux apports de la génétique textuelle6 et la distance bienvenue de la sociologue-historienne. On perçoit d’ailleurs très bien la marque de ce va-et-vient constant, aussi bien dans le détail de l’argumentation de l’ouvrage que dans sa composition générale : les premiers chapitres (I à IV) concernent avant tout les aspects pratiques de la relation Beauvoir-Sartre (relevé des lectures communes et des références biographiques, étude des modalités de relecture et des logiques de connivence…), tandis que les derniers (V à VII) se concentrent sur la relation de couple en tant qu’elle soulève des interrogations d’ordre sociologique, politique et éthique (stratégies de légitimation et de promotion, ambivalence du rapport de Sartre au féminisme de Beauvoir…).

Se lire, se dire, s’écrire

4Dans la première partie de son ouvrage, Esther Demoulin tente donc de rendre compte le plus clairement possible des caractéristiques (et donc de la spécificité) de cette entité qu’est « Sartrébeauvoir7 ». Cette spécificité tient à plusieurs facteurs. Certains, comme la longévité du couple (un demi-siècle), la grande productivité de ses membres ou la signature d’un « pacte » (l’amour nécessaire de Sartre et Beauvoir laisse aussi une grande place aux amours contingentes), n’ont pas besoin d’être rappelés. Tout aussi connue, mais rarement mentionnée, fut l’absence d’un travail à quatre mains que l’on aurait pu attendre d’un couple d’écrivains. Aussitôt apparaît donc la première difficulté à surmonter : si l’on entend dépasser le simple travail biographique, si l’on décide de ne pas aborder la question sous l’angle rigoureusement comparatiste (thèmes ou styles communs), et s’il n’existe pas matériellement de traces d’un travail en duo à proprement parler, que reste-t-il à analyser dans la relation Beauvoir-Sartre ? C’est justement là tout l’enjeu des premiers chapitres de Beauvoir et Sartre. Écrire côte à côte, à savoir de se procurer ou de revitaliser un certain nombre de sources précises à partir desquelles formuler les hypothèses générales.

5Ainsi, dans son premier chapitre, Esther Demoulin revitalise l’importance du « pacte amoureux » en tant qu’il se fait conjointement à un « pacte d’entre-lecture » (p. 18) : les deux écrivains se considèrent non seulement comme des lecteurs privilégiés l’un de l’autre, mais comme des lecteurs nécessaires. Ils dispensent donc, à l’oral bien souvent (et malheureusement pour nous), des commentaires avec une grande transparence et reprennent leurs manuscrits en conséquence. Comme en témoignent les « feuillets Vignes », dès octobre 1929 Sartre proposait des remarques détaillées sur la première tentative de roman de Beauvoir (Départ). Une entrelecture qui se poursuivra avec des modalités changeantes dont on nous rappelle les principales étapes : une première forme de rupture (éphémère) s’opère avec la mobilisation de Sartre qui éloigne les amants et les oblige à communiquer par écrit au début de la guerre ; les années 1950 voient s’instaurer un changement important puisque désormais ce sont des manuscrits « finis » qui sont relus par le ou la partenaire, et non plus des manuscrits « en cours » comme précédemment ; enfin la perte de vue de Sartre au début des années 1970 impose un nouveau mode de communication et une prise en charge très importante du processus d’écriture (dictée) par Beauvoir. Cette importance de la relation privilégiée de l’entre-lecture nous est d’ailleurs rappelée par ce constat sans appel (même si discutable) : « Est-ce un hasard si, après la perte de la vue de Sartre et du vivant de ce dernier, Beauvoir n’écrit aucune œuvre philosophique, mémoriale ou fictionnelle, mais se consacre à d’autres modes d’expression […] ? Sans œuvre, pas de relecture critique, mais sans relecture critique, pas d’œuvre » (p. 45).

6Le second chapitre prolonge la réflexion sur la lecture partagée mais se concentre exclusivement sur les lectures communes des deux écrivains, qu’elles aient eu lieu avant ou après leur rencontre. Ce travail méticuleux, qu’Esther Demoulin avait déjà entrepris partiellement dans un numéro d’Études sartriennes8 — et dans la continuation du très important relevé des emprunts du jeune Sartre à la bibliothèque de l’École Normale9 —, a surtout le mérite de mettre en avant le travail de traductrice de Beauvoir. Il est en effet nécessaire de rappeler que c’est grâce à Beauvoir et ses traductions que Sartre non seulement se familiarisa avec Faulkner et Dos Passos, mais qu’il put faire référence à certaines de leurs œuvres non traduites dans deux articles très importants pour sa reconnaissance au sein de la critique littéraire10. Ainsi, par un travail semblable à celui de Triolet pour Aragon (la traduction des poètes russes), Beauvoir participa très largement, même si dans l’ombre, au « processus de distinction » (p. 67) de son compagnon dans le champ de la critique d’après-guerre. Outre ces phénomènes de (re)lecture, Esther Demoulin s’appuie sur des phénomènes de langage et d’écriture. En effet, le troisième chapitre, à travers un ensemble de petites études spécifiques, s’attache à prendre à bras le corps les phénomènes d’appropriation « idiolectales » ou biographiques, quels qu’ils soient. Ainsi, une analyse assez précise du personnage « beauvoirien » de Lucien dans « L’Enfance d’un chef » ainsi que de cette Beauvoir revisitée qu’est Marcelle dans L’Âge de raison permettent à Esther Demoulin de nous signifier cette grande connivence entre les deux écrivains. On peut donc en inférer qu’ils partagent leur vie selon trois acceptions du terme. La première est celle, bien sûr, de leur fréquentation — bien que la cohabitation ne s’installe jamais dans leurs habitudes : pour le dire rapidement, Beauvoir et Sartre font bon ménage. La deuxième est celle de l’échange très libre de réflexions intellectuelles, de lectures mais également de « tranches de vie » qui viendront alimenter les fictions du conjoint. La troisième, enfin, est celle qu’Esther Demoulin développe dans son quatrième chapitre consacré au principe de co-écriture. En effet, si les deux écrivains ne se sont pas essayés à l’écriture à quatre mains (quelques rares tentatives furent avortées), c’est parce qu’ils répondaient à une double logique du couple en tant qu’institution sociale : l’entraide et la répartition des tâches. Ou, pour transférer cela dans le champ (de la reconnaissance) littéraire, une « logique de contre-don » (p. 133) et un « principe d’optimisation des chances » (p. 134). La première dynamique expliquerait alors que certains textes (d’importance relative) signés Sartre aient été en fait écrits par Beauvoir — ce qu’Esther Demoulin nomme la « co-écriture anonyme » : l’autrice rend service à son compagnon qui a participé à sa légitimation. Cette hypothèse est tout à fait convaincante d’un point de vue individuel (et compte tenu du rapport qu’entretiennent les deux écrivains), mais on peut regretter qu’elle se place un peu trop à la marge du débat, ô combien important, « qui opposa Sylvie de Beauvoir, qui jugeait anodine cette anonymisation au vu du caractère circonstanciel du texte, et Ursula Tidd, qui interprétait ce geste dans une histoire littéraire délégitimant systématiquement la parole des femmes » (p. 132). La seconde dynamique, appelée « co-écriture par relais », justifie quant à elle le fait que les deux écrivains ne soient jamais vraiment rentrés en concurrence en ce qui concerne les thèmes ou les approches de leurs textes11.

Socio-histoire du couple d’écrivains

7La boucle semble ainsi bouclée : le pacte d’entre-lecture et les logiques complexes de la co-écriture présentent des catégories solides qui permettent d’envisager l’ensemble des déploiements matériels et clairement identifiables de ce côte-à-côte. Mais comme nous l’identifiions plus haut, ce travail pharaonique sur les sources techniques n’est qu’une marche de la grande pyramide qu’est l’entreprise d’Esther Demoulin. Avant d’entrer au cœur de l’ouvrage, le seuil est tracé à partir d’une étude sur les différentes épigraphes et dédicaces des deux écrivains — que l’autrice a jugé, à raison, parfaitement symptomatiques du rapport Sartre-Beauvoir avant la fin des années 1960. La conclusion est en effet sans appel : Beauvoir fait bien plus ostensiblement référence à Sartre que l’inverse. La réflexion qui en découle mérite d’être citée dans son intégralité, parce qu’elle dit bien ce qui se développe au sein d’un couple hétérosexuel12 constitué de célébrités (ou du moins d’individus dont le métier exige une certaine reconnaissance) :

Apparaît donc une certaine forme d’asymétrie […] qui peut être doublement justifiée en prenant en compte la question du genre. Beauvoir a stratégiquement plus intérêt que Sartre à afficher matériellement cette relation aux yeux du public, car les institutions de la vie littéraire lui sont plus facilement accessibles via la médiation sartrienne. Outre cette dimension stratégique, il convient de prendre en considération les socialisations de genre différentes de Beauvoir et de Sartre : les hommes sont moins encouragés à verbaliser leur vie intérieure (p. 149).

8À cela, il faudrait ajouter un fait sur lequel Esther Demoulin n’insiste pas outre mesure, à savoir que la médiation sartrienne n’est pas seulement une médiation par voie de reconnaissance (Sartre accède à la célébrité avant Beauvoir), mais une médiation par voie de genre, car, de fait, le monde médiatique est encore très largement dominé par les logiques patriarcales.

9Voilà en somme, pour Esther Demoulin, le cœur de l’affaire Sartrébeauvoir : l’articulation entre le couple et le genre au sein du champ littéraire. En ce qui concerne Beauvoir et Sartre, les problèmes sont néanmoins multiples. En premier lieu, il faut prendre en compte le fait que Sartre obtient en premier la consécration littéraire (et philosophique), ce qui implique des conséquences et des réactions ambivalentes pour Beauvoir : elle bénéficie ainsi très largement de son aura dans sa quête personnelle de reconnaissance, mais se voit un peu trop cantonnée au rôle de « femme de ». Cette ambivalence est au centre de tout processus de distinction, puisqu’il s’agit à la fois d’obtenir la notoriété dans le champ foisonnant de la littérature d’après-guerre et de se différencier d’un homme dont l’influence phagocyte la singularité de ses proches. C’est à partir de cette deuxième logique que l’on peut lire, dans la fin des années 1960, l’émancipation de Beauvoir vis-à-vis du mythe de la gémellité, et notamment son inscription active dans le mouvement féministe — qui présuppose cette émancipation. À cette dialectique philosophique (égalité humaniste/émancipation féministe) correspond alors une dialectique sociale du couple littéraire : le « fantasme d’unification » se voit contrebalancé par l’impératif du champ littéraire qui, par la promotion de la figure du « célibataire de l’art », a justement la « phobie de la fusion » (p. 14)13. C’est donc à partir de cette articulation entre contradictions internes et contradictions externes que doit naviguer le couple pour maintenir une forme d’équilibre.

10Une fois ces principes généraux posés, l’ouvrage va revenir sur les logiques de promotion et de légitimation mises en place par le couple (chapitre V). Sont alors étudiés dans le détail le cadre de ces logiques : interviews, entretiens et, plus intéressant, les droits de réponse aux accusations faites à l’encontre de l’un des membres du couple. On y apprend ainsi que Sartre défend Beauvoir dans un cadre privé (lettres aux journalistes par exemple), afin de conserver son statut de célibataire de l’art et anticiper les accusations de népotisme, tandis que Beauvoir défend Sartre publiquement afin d’asseoir sa légitimité dans le champ intellectuel. On y retrouve donc de nouveaux arguments pour étayer l’hypothèse d’une dialectique dynamique au sein des logiques du couple. C’est également l’occasion pour Esther Demoulin de revenir sur le projet autobiographique de Beauvoir que Sartre « avait jugé avec réticence » (p. 171), projet au sein duquel La Cérémonie des adieux (1981) joue peut-être ce rôle d’écriture à quatre mains. Mais le plus important reste que le chapitre met en évidence le renversement historique qui s’opère dans les rapports du couple à partir du féminisme affirmé de Beauvoir : alors que celle-ci prend ses distances et affiche de plus en plus ouvertement le machisme (la phallocratie) de son compagnon, Sartre va revenir avec plus d’insistance que précédemment sur l’importance du travail de Beauvoir dans ce qui se révèle alors comme une « tentative de rééquilibrage » (p. 206).

11Il apparaît donc évident que les années 1960 viennent mettre en danger l’homéostasie habituelle de Sartrébeauvoir et que la question féministe est le nœud à partir duquel penser diachroniquement cette instabilité. Dans son sixième chapitre, Esther Demoulin propose alors de relire le Deuxième Sexe et, plus pertinent encore, « La femme et les mythes » (paru en 1948 dans Les Temps modernes) dans leur dialogue (agonistique) avec la pensée sartrienne. Mais ce dialogue philosophique ne doit pas masquer la question plus terre-à-terre des conséquences de la participation de Beauvoir au Mouvement de libération des femmes. Esther Demoulin conclut à une « triple rupture, politique, épistémologique et littéraire » (p. 207) du couple Sartre-Beauvoir : la rupture politique — consommée avec l’exclusion des hommes du MLF —, la rupture épistémologique — l’intellectuel engagé ne peut plus être perçu comme « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » selon l’adage sartrien —, et enfin la rupture littéraire — Beauvoir affirme, en contradiction avec Sartre, le privilège des femmes dans la création des personnages féminins. Pour terminer son étude sur la question épineuse du féminisme, le chapitre VII s’intéresse aux mécanismes de partage (du couple) par rapport au pré carré beauvoirien : « pour pallier ce risque d’empiètement, deux solutions existent : l’effacement ou l’obliquité » (p. 222). Nous ne reprendrons pas ici l’argumentation serrée qu’Esther Demoulin propose du théâtre sartrien vis-à-vis de cette double modalité, mais force est de constater qu’il s’agit-là du chapitre le plus réussi. Ce chapitre sera d’autant plus utile aux chercheurs plus intéressés par les questions littéraires ou textuelles que par la dimension englobante de la socio-histoire, puisqu’il propose une lecture très fine du rapport ambigu, entre « mystification » et « démystification » (p. 264), que Sartre entretient avec… ses personnages féminins.

*

12La force de l’ouvrage d’Esther Demoulin, à laquelle nous espérons avoir rendu justice, réside dans des choix tranchés qui, de ce fait, laissent encore quelques espaces dont la critique pourra s’emparer par la suite. En réalité, tout découle d’un choix méthodologique, qui n’est jamais vraiment abordé comme tel, et qui concerne l’approche sociologico-historique. Ce choix, dans le cadre des études littéraires, n’est plus vraiment un choix controversé (au moins depuis Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu), mais il ne jouit pas pour autant des prérogatives de l’évidence apodictique. Si l’absence d’un travail de commentaire serré (herméneutique, plus strictement littéraire) se comprend à partir de l’hypothèse de départ de l’ouvrage, à partir de la littérature déjà publiée sur le sujet et à partir du chapitre final qui contient de très belles pages sur le Kean et le Nekrassov de Sartre, d’autres perspectives me semblent davantage sujettes à discussion. En premier lieu, mis à part la courte étude comparatiste avec le couple Triolet-Aragon, les hypothèses sociologiques générales formulées par Esther Demoulin ne sont basées que sur l’étude d’un seul cas. Il est donc difficile d’en inférer la part symptomatique et la part exceptionnelle ; l’ensemble des hypothèses formulées dans cet ouvrage devra passer l’épreuve du nombre — entreprise dans laquelle Esther Demoulin s’est déjà lancée14. En outre, cette méthode inductive concernant le couple Beauvoir-Sartre laisse d’autant plus songeur lorsque l’on part du principe que, dans sa vision du monde, ce couple-ci s’oppose assez fermement à tout déterminisme sociologique de type bourdieusien. Non pas que cela empêche d’en inférer des principes sociologiques, mais au moins s’agit-il d’un problème à interroger plus largement que la simple opposition entre individualisme existentialiste (célibataire de l’art) et institution sociale (couple).

13Cet « évitement » du « problème » posé par l’approche sociologique quant au couple Sartre-Beauvoir se révèle d’autant plus surprenant que l’autrice fait preuve de beaucoup de déférence à l’égard du couple qu’elle étudie. Cette déférence apparaît de deux manières. D’abord, et nous l’avons dit en préambule, parce que Beauvoir et Sartre. Écrire côte à côte refuse de traiter la question éthique liée au couple et à ses logiques de prédation (qui s’inscrivent à la fois dans l’étude sociologique de l’institution-couple et des logiques de genre), ne serait-ce que pour en réfuter la pertinence, arguments à l’appui. Mais surtout, dans cette recherche de causes socio-historiques, on oublie peut-être un peu vite les perspectives psychologiques : les décisions des deux écrivains ne sont pas toujours logiques ou stratégiques, et elles répondent parfois à des principes tout à fait banals mais sans doute moins séduisants. Ainsi, on peut regretter que Sartre ait souvent le beau rôle et que l’insistance sur son travail pour faire accepter la cause féministe aux maos (travail important) masque les quelques lignes consacrées à sa réaction machiste typique (« Moi ça ne me touche guère, ce que vous me racontez là [la peur des femmes d’être agressées dans la rue], puisque moi je n’ai jamais agressé les femmes », p. 215). De même, la justification de la position problématique de Sartre vis-à-vis de ses personnages féminins dans ses romans se fait à partir de la notion de cliché, certes intéressante, mais qui passe peut-être un peu vite sur les travaux de Suzanne Lilar et Gianluca Vagnareli15, dont les hypothèses sont rapidement balayées16

14Il n’en reste pas moins que le travail d’Esther Demoulin parvient à réaliser deux choses importantes. D’abord, il permet de « vulgariser », ou du moins de présenter à un public non-spécialiste, les tenants et aboutissants de cette relation littéraire trop souvent mythifiée pour qu’on en perçoive les articulations complexes. Ce choix honorable, qui tient aussi beaucoup des logiques éditoriales des Impressions Nouvelles, condamne certes à la disparition d’un chapitre consacré à la réception du couple Sartre-Beauvoir ainsi qu’à l’épuration du formidable (mais complexe) travail génétique qui étaient présents dans le travail de thèse — mais qu’à cela ne tienne ! les lecteurs et lectrices insatisfaits pourront s’y référer directement. L’autre grande victoire de cet ouvrage est qu’il permet de repenser le couple comme institution au sein de cette situation inédite qu’est le couple (hétérosexuel) d’écrivains et laisse augurer un développement important dans ce domaine pour les années à venir. L’entreprise d’Esther Demoulin se donne d’ailleurs les moyens de son ambition : l’ouvrage alterne entre la philologie et la socio-histoire, entre la synchronie nécessaire à la formulation de concepts structurants et une diachronie indépassable17. Le couple d’écrivains n’est donc ni une « aventure », ni une « apparition », mais une « histoire » — qui reste encore très largement à écrire.