Isaac Casaubon, aux origines de la philologie
1Cette étude, précise son auteur, a pris naissance lors d’une conférence sur la transmission des textes grecs prononcée par Philippe Hoffmann à l’automne 1990. En détaillant par des remerciements circonstanciés toutes les dettes contractées lors de son élaboration, Hélène Parenty, dès les premières pages de ce livre, trace une riche généalogie scientifique (une famille intellectuelle, une école, une chaîne d’influences), englobant « le monde des hellénistes de la Renaissance » (p. 9). L’histoire du grec en France reste à écrire (p. 11), souligne-t-elle, même s’il existe des études partielles et que depuis le début des années 1990 une évolution est amorcée.
2L’histoire de la renaissance du grec en France commence dans le dernier quart du XVe siècle, c’est-à-dire presque un siècle après l’Italie. Le succès de la greffe du grec (selon l’expression de J.-Ch. Saladin) tient à trois facteurs : la circulation des textes grecs, la présence d’enseignants compétents et l’existence d’une volonté politique la favorisant ; l’événement fondateur est l’arrivée à Paris en 1476 de Georges Hermonyme de Sparte. Les premiers écrits grecs imprimés en France datent des premières années du XVIe siècle. H. Parenty évoque des faits connus mais appelant toujours réexamen, car les origines de cette histoire s’enrichissent constamment d’éléments nouveaux. La geste héroïque de la renaissance du grec s’arrête là, et nombre de travaux ne s’aventurent guère au-delà du premier tiers du XVIe siècle. Après les années 1530, l’histoire du grec ne se lit plus qu’en pointillés. On sait très peu de choses par exemple sur l’enseignement du grec dans les collèges ; l’exemple de Joseph Scaliger qui à la fin des années 1550 apprend le grec en autodidacte à l’aide d’un Homère bilingue pour mieux suivre les cours de Turnèbe semble ne pas être un cas isolé. À partir des guerres de religion, l’historiographie est quasi muette : peu de travaux sont consacrés à Denis Lambin, lecteur royal de 1561 jusqu’à sa mort en 1572. Comme le suggère l’analyse des praelectiones, dans les années 1560 l’implantation du grec en France est un acquis fragile et après sa mort l’institution des lecteurs royaux ne joue plus un rôle moteur dans la diffusion de l’hellénisme.
3Les travaux relatifs à cette période se concentrent sur quelques grands hellénistes contraints à l’exil pour cause de protestantisme : c’est le cas d’Henri Estienne. Les études sur la deuxième moitié du XVIe siècle sont rares parce que les seiziémistes ont longtemps privilégié l’exploration des seuls commencements. Le grec est un objet de recherche plus complexe qu’il n’y paraît : jouissant d’un statut épistémologique complexe, il occupe un rang peu élevé dans la classification institutionnelle des savoirs, parce qu’il relève de la grammaire, le plus bas degré du trivium ; il fait l’objet aussi de discours laudateurs et d’efforts de valorisation : si l’helléniste n’est qu’un grammaticus, il possède néanmoins une compétence qui force l’admiration.
4L’étude d’Hélène Parenty est une contribution à l’histoire des hommes ayant choisi de s’engager d’une manière en quelque sorte militante dans la transmission du grec, et ce à travers la figure singulière d’Isaac Casaubon. L’auteur aborde le sujet sous des angles variés : la perception de l’helléniste par lui-même, la justification de sa fonction, son statut problématique dans l’enseignement et la société, la classification des disciplines en cours de réorganisation, les questions de rôle et de statut, la valeur attribuée par un chrétien aux lettres profanes. Si la fonction sociale du professionnel des lettres, a fortiori grecques, est à inventer, la construction de ce métier intellectuel entraîne un réaménagement complet de l’édifice des savoirs, assorti d’un discours de justification-définition de leur finalité : les hellénistes déploient leur activité dans cette ambiguïté statutaire, tantôt portés aux nues comme de grands savants, tantôt regardés de haut comme de simples grammatici. Pour étudier ces ambiguïtés de l’hellénisme en France au XVIe siècle, le choix de Casaubon s’est imposé d’emblée, confie H. Parenty ; souvent présenté comme le dernier représentant de la tradition humaniste, il illustre bien la situation inconfortable de l’helléniste au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Unanimement salué comme l’un des grands humanistes du XVIe siècle, il est pourtant le moins bien connu de nos jours. Cette lacune est due notamment à la situation ambiguë de l’histoire de l’érudition en France et à quelques autres raisons (textes en latin jamais traduits), au nombre desquelles le fait que les choix éditoriaux de l’humaniste paraissent déroutants : les Grecs de Casaubon n’étant pas les nôtres, il est difficile aujourd’hui d’entrer dans ces écrits qui contiennent fort peu de textes autonomes s’écartant de la forme du commentaire linéaire.
5Le chapitre premier (« Le plus grand homme que nous ayons en grec », selon la formule de J. Scaliger) de la Première partie (« Textes ») décrit Isaac Casaubon comme l’équivalent de Henri Estienne à la génération précédente. Divers éléments de sa trajectoire se trouvent ici détaillés : son statut de « tard-instruit » ; l’absence de légende personnelle ; sa grande aisance en latin ; son activité de pédagogue (Genève) ; le contenu et la méthode de son enseignement ; ses publications (éditions et notes : avant 1594, des travaux se limitant presque exclusivement aux textes grecs ; les premières éditions grecques (1587-1592) ; après 1594, une alternance d’éditions grecques et latines ; la préférence donnée aux textes antiques). Les éditions grecques (avec traductions et index) de Casaubon, toutes de grande qualité, visent aussi bien les spécialistes qu’un public large de lettrés et font autorité jusque vers 1800. Ce parcours bio-bibliographique met en évidence l’apport de Casaubon aux études grecques à travers ses travaux philologiques et leur postérité.
6Dans le chapitre II (« La valeur des textes grecs »), le tableau déroulant les œuvres étudiées par l’humaniste révèle un choix fort éloigné du canon des grands auteurs, par la proportion importante d’ouvrages non littéraires (lexiques, grammaires, médecine, astronomie, art militaire ou compilation). L’Antiquité grecque est pour lui une entité géographique et culturelle ; l’inexistence de l’archéologie le rapproche de Juste-Lipse, pour lequel la Grèce n’a rien de comparable avec Rome, la seule histoire digne de ce nom. Sa vision du grec porte l’héritage des générations précédentes, celle des érudits italiens du XVe siècle, de Francesco Barbaro à Lorenzo Valla, auxquels la langue latine sert d’étalon. En France le rapport est étroit entre grec et idéologie. Pour Casaubon, qui compose dans l’idiome hellénique, le grec comparé au latin est une langue intrinsèquement valorisante : par sa richesse et sa beauté elle confère de la précision à l’expression et, en tant qu’idiome proche des choses, donc propice au dialogue avec Dieu, elle introduit un effet d’ornatus par intercalation dans le latin. Les œuvres pour lesquelles l’humaniste exprime une prédilection dans ses écrits familiers (correspondance, Éphémérides) dessinent sa bibliothèque imaginaire et trahissent sa représentation de la civilisation grecque.
7La Deuxième partie (« Discours ») examine la valeur attribuée aux textes grecs en fonction de leur usage. Les écrits préfaciels des éditions et commentaires fondent un discours d’apparat soumis à d’importantes contraintes génériques. Centrée sur les genres historique et philosophique, la prose encomiastique de Casaubon trahit une intimité traversée par une tension permanente entre lettres chrétiennes et lettres profanes. La rédaction des Éphémérides pratiquée comme exercice spirituel est la composante essentielle d’un projet visant à se réformer soi-même sur la base des modèles antiques (de la mémorisation et de la méditation notamment).
8Le portrait de Casaubon au travail dans son cabinet (« museum ») est l’occasion, dans une Troisième partie (« Lectures »), de reconstituer l’intervention de l’humaniste sur les textes qu’il lit, étudie et contribue à transmettre, d’analyser le vocabulaire du travail intellectuel, d’ouvrir une parenthèse sur la notion d’encyclopédisme chez Guillaume Budé et de dégager le lien entre encyclopédie et philologie. À cette occasion H. Parenty présente un De Philologia inédit (ms. Casaubon 29, Bodleian Library).
9Au début du siècle, le De studio (1532) est un moment d’équilibre périlleux où par la notion d’encyclopédie Guillaume Budé concilie des approches diverses du statut attribué aux textes anciens. L’étude des lettres y est tout à la fois un parcours personnel à accomplir en embrassant tous les aspects du savoir, un moyen de se préparer à la vraie sagesse identifiée à la contemplation de Dieu et une formation permettant de réaliser pleinement son humanité. Soixante-quinze ans plus tard, l’édifice fragile s’est depuis longtemps écroulé, et Casaubon ne construit rien d’équivalent : à la fin du siècle l’encyclopédie est devenue une idée reçue ; l’humaniste français emploie la locution ta enkuklia au sens de formation initiale conduite dans un esprit profane. En privilégiant le mot philologia, Casaubon redonne toute sa force à l’étymon grec logos. La connaissance approfondie des sources grecques est primordiale, non seulement parce qu’elles enrichissent les textes latins, mais aussi parce que l’abondance du vocabulaire donne accès à une réalité plus riche. La philologie n’est pas une fin en soi mais une instruction préparatoire susceptible d’acheminer le disciple vers les trois facultés supérieures. H. Parenty analyse le quotidien d’un helléniste, étudie ses notes de lecture et en tire des conclusions sur le philologue au travail, le lien unissant philologie et savoir, le rapport entre philologie et constitution du savoir. Au moment où Casaubon entre dans la carrière, la philologie se caractérise essentiellement par son manque de constance : le primat de l’individu se révèle une contrepartie de l’absence d’esprit de système ; en tant que vestige du passé, le texte ancien se trouve soumis au crible d’une conscience singulière. L’activité de philologue et de collectionneur de l’humaniste est observée ici à travers Athénée et les Adversaria (fiches de notes, collection de papiers disparates). La discipline philologique est pour Casaubon la clef d’un savoir éclaté, qu’il lui appartient de reconstituer dans sa globalité ; telle qu’il la pratique, elle épouse le mouvement même de l’épistémè de la Renaissance.
10La conclusion pose que le grec semble avoir atteint dès lors une phase de normalisation : si la connaissance s’en est répandue, l’helléniste professionnel possède toujours un statut ambigu. Les textes grecs sont bien la pierre de touche de la lecture philologique.
11Le livre se clôt enfin par une Annexe (Plan de l’épître dédicatoire de Polybe) et une Bibliographie raisonnée.
12Le travail d’Hélène Parenty nous rappelle opportunément l’importance de la chronologie : le « XVIe siècle » n’est pas un bloc uniforme à prendre comme un tout immuable et insécable. Fondée sur une répartition harmonieuse du texte principal et des notes de bas de page, son étude fait un usage déférent et précis des sources et des travaux d’autrui. S’il manque un peu de nerf et d’élan, le style néanmoins est simple et doux, humble et délicat, et, en tant que tel, infiniment séduisant. Fruit d’une enquête de longue haleine et d’intense labeur, l’ouvrage porte par endroits les traces de cette longueur-lenteur un peu scolaire (celle d’une thèse : des analogies sont perceptibles avec d’autres livres parus dans la même collection, Jean-Eudes Girot et Anne-Pascale Pouey-Mounou par exemple) : digressif par moments, paratactique dans le style et la pensée, trop découpé ou morcelé, le livre laisse voir les coutures de la démonstration, en donnant un peu l’impression d’un collage de fiches parfois éloignées du sujet, lequel finalement ne semble pas tout à fait traité au mieux de sa cohérence organique. Par sa richesse et sa nouveauté en tout cas, l’ensemble offre l’abondance d’un matériau d’indiscutable qualité et la pertinence de questions plus ou moins résolues.