Le devenir de la peinture
1La réflexion d’Albert Lichten, présentée dans Le signe et le tableau, vise à rendre compte de quelques impérialismes conceptuels qui tendent à réduire les peintures contemporaines à des images et des messages plus ou moins lisibles et pertinents aux yeux d’un large public. Suite au constat amer d’une sémiotisation prégnante et sclérosante, voire académique, de la peinture contemporaine, l’auteur s’interroge sur la relation entre peinture et signe : « La peinture peut-elle entretenir une relation ouverte avec le signe ? » (p. 40). Outre le fait qu’on ne peut manquer d’être charmé par les fines analyses de quelques tableaux ainsi que par le cheminement théorique proposé au regard de diverses tendances de la peinture, on retiendra ici la pensée du philosophe, esthéticien et peintre, riche et convaincante en ce qu’elle est la synthèse d’expériences professionnelles distinctes. Cette pensée réhabilite la plastique non seulement dans le processus de production d’un tableau mais aussi dans son « processus de circulation » (p. 7).
2Dans son introduction, A. Lichten commence par présenter les « présupposés de l’art contemporain » qui limitent la définition de la peinture à une « perception stéréotypée » (p. 16). Il précise bien que son propos « est de chercher à déceler – approximativement, [il] y insiste – les causes structurales d’un état de fait : la disparition d’une certaine idée de la peinture, dans le public et dans la critique. Afin de ménager à la peinture une chance de survie. » (p. 17)
3A travers la figure d’un premier quadrilatère, l’auteur met l’accent sur les pôles dominants qui font de la peinture contemporaine le « parent pauvre des arts et techniques du spectacle de masse » (p. 11). L’image et le message, éléments fondamentaux du paradigme culturel contemporain, contribuent à gommer le référent au profit d’un réalisme optique qui veut tendre à la perfection et d’un méta-discours qui vise à expliciter (et orienter) le plaisir du récepteur. Face à cette obsession de l’image en tant que substitut presque parfait de la réalité, les peintures contemporaines ont répondu par un surplus de message : la manipulation des images dans la peinture moderne est ainsi présentée comme un second regard, comme une « réaction » critique à l’égard du monde visible saturé d’images. Enfin, dernier versant du quadrilatère initial, le bricolage désigne cette tendance à l’hybridité, au mélange et, pour Albert Lichten, « cela s’appelle : faire n’importe quoi » (p. 17). Ainsi ne parle-t-on plus de peintre, ultime coup de grâce portée à la pratique picturale, mais d’artiste, terme qui désigne tout et rien.
4Dans un second schéma quadrilatéral, l’auteur montre l’impact du réalisme optique dans le champ de la perception. Puis un troisième tour du schéma lui permet d’interroger les concepts ou théories qui cautionnent l’exigence du message au détriment de l’exigence plastique. D’où vient ce fétichisme du message ? D’une part, d’un mauvais héritage du surréalisme lui-même fortement influencé par les thèses de Freud. D’autre part, d’un parti pris dans la lecture des thèses de Lévi-Strauss. Dernier tour : le message, ainsi sacralisé, aura alors d’autant plus d’efficacité qu’il sera manipulé en vue d’un encodage de la jouissance. Cette « tentation d’allier la puissance manipulatoire de la science à l’hédonisme ambiant » (p. 35) fait disparaître le corps et le référent derrière un substitut, l’image. Contrairement à cette tendance, A. Lichten affirme que « le peintre doit opérer un retour au corps sentant et percevant. » (p. 35)
5La première partie, plutôt succincte, est une étape fondamentale dans la réflexion de l’auteur dans la mesure où elle présente une redéfinition des notions de signe et de signifiant dans le champ de la peinture. A l’inverse de l’idéologie linguistique, selon laquelle l’existence indépendante des choses est un pur fantasme, A. Lichten affirme que « la parole est signifiante et référentielle [qu’]elle a un contenu et un référent. Mais son rapport aux choses, son référent, est indirect, et c’est pourquoi il passe souvent inaperçu des spécialistes. » (p. 48). Ainsi, considère-t-il le signifiant comme le point de départ du peintre en ce qu’il est non représentatif et qu’il appelle un procès de signifiance, c’est-à-dire une opération entre l’œil et la main, entre la réception et l’expression. De même que la réception suppose une vision, l’expression suppose une voyance, définie comme le champ où « s’élance, ce qui pour le peintre, est trace » (p. 67). L’acte poétique pictural donne donc à voir la rencontre d’un désir et d’un référent du monde perçu. Il ouvre sur du sens, ou mieux de la signifiance. Barthes et Derrida peuvent bien rendre la notion de présence caduque, A. Lichten, lui, soutient que l’épaisseur du signe et sa matérialité se font nécessairement l’expression de tout un ensemble de mouvements corporels qui participent au travail de l’imagination.
6Dans une deuxième partie, « La querelle de l’image », le signe plastique est replacé dans le champ de l’imaginaire. En comparant les réflexions du cubiste Albert Gleizes, de Lacan et de Merleau-Ponty, l’auteur insiste sur le mouvement, la simultanéité, la frontalité du support-surface et l’ouverture à de l’Autre. L’imaginaire n’est donc pas à entendre dans le sens d’une réserve d’images statiques de portée universelle et encore moins d’images-miroirs. L’intervention du peintre sur ce qu’il voit est mue par des « invites » du monde visible ainsi que par un désir de « porter le visible à la jouissance » (p. 122). Loin de restituer une cohérence du réel, le peintre donne à voir la « manière dont il tourne autour du réel », c’est-à-dire son propre « maniement de l’imaginaire ». Il doit cependant tenir compte des exigences du plan. Sa vision prend naissance sur le plan : elle est « saisie intuitive de la totalité du plan », ce que A. Lichten appelle « simultanéité » (p. 120). En dernière analyse, l’auteur propose une comparaison, d’une part, avec les peintures de la Renaissance et, d’autre part, avec la peinture tridentine, pour montrer l’évolution du rôle de l’image dans la peinture.
7Dans une Troisième partie, « Référentiel et contenu ». Si A. Lichten préfère parler de signe plutôt que d’image c’est notamment parce que le signe suppose un référent et non un modèle. De même, le motif sera préféré au référent, terme annexé et indexé par la sémiotique. « Le motif, c’est le réel qualifié, rencontré ici et maintenant » (p. 160). L’opération du peintre consiste à convertir le motif en signifiant sans pour autant que le motif ne disparaisse. Ainsi transformer et restituer sont deux actes qui pour A. Lichten ne s’opposent pas. Ils se conjuguent. Et la peinture dite « abstraite » est référentielle dans la mesure où elle restitue nécessairement la rencontre du peintre avec un motif. L’essentiel, dans la peinture, n’est pas le signe mais le signifiant qui restitue cette rencontre.
8Quant au contenu, il est « la réponse du peintre à ce qui là, dans le visible, s’indique comme un appel, comme une invite. » (p. 185) En retraçant quelques grandes étapes de l’histoire de la peinture et de l’esthétique, A. Lichten montre que la notion de contenu est étroitement liée aux questions du langage et de la vérité. Mais, il y a là quelques impasses dangereuses pour la peinture et notamment celle d’une déconsidération vis-à-vis de son statut plastique. Pour finir, A. Lichten ajoute un troisième élément, distinct du motif et du contenu : le sujet et en dénonce l’effacement dans le champ de la peinture.
9Enfin, « Métaphore et temporalité » définissent le processus même de l’acte pictural tel que A. Lichten, en qualité de peintre, a pu l’observer. Si, d’un point de vue étymologique, la métaphore signifie le « transport du sens propre au sens figuré » (p. 234), alors tout tableau figuratif est bien une métaphore. A. Lichten insiste ici sur le mouvement du devenir qui doit rester ouvert à de l’Autre. « Nous devons, écrit-il, nous fier à l’intuition en acte, car si nous voulons ouvrir le visible, nous devons reconnaître qu’il n’est pas imitable » (p. 244).
10En référence aux écrits de Gleizes, de Matisse, de Picasso et de Klee, il juge nécessaire d’« introduire la temporalité dans la figuration » (p. 251). A priori paradoxale, cette exigence plastique advient lors d’un travail répété sur le motif et le tableau. Cela revient, et c’est là le peintre qui parle, à « restituer la manière dont nous sommes immergés dans le réel » (p. 255). Ainsi le peintre donne à voir, par le mouvement de son corps, sa propre « intériorisation du successif », la simultanéité de sa présence en plusieurs endroits sur un seul plan.
11Voici réaffirmée l’autonomie de la peinture vis-à-vis de l’image et du mot. En somme, l’auteur propose de penser la peinture contemporaine comme un modèle intuitif où l’information, au sens philosophique, renverrait au mouvement qui donne forme à (et partant qui donne à voir simultanément) un sentir. Ainsi la peinture porte en elle-même un regard qui est saveur avant d’être savoir.