Quand le traducteur se rebiffe
« On ne devrait jamais passer sous silence la question de la langue dans laquelle se pose la question de la langue et se traduit un discours de la traduction. »
Jacques Derrida, Des tours de Babel.
1« Il y a quelque chose de pourri au royaume de Traduktmark »1 : c’est sur ce virulent constat de décrépitude et de soupçon jeté sur l’activité traductrice que reposent deux ouvrages parus à quelques mois d’intervalles, Le Clavier cannibale et Vengeance du traducteur, écrits par deux traducteurs et éditeurs français parmi les plus renommés de la littérature anglo-saxonne contemporaine2. En dépit de leur commune reconnaissance institutionnelle et publique, la révolte gronde. Si la question de se faire un nom ne se pose plus vraiment pour Claro et Brice Matthieussent, ils entendent néanmoins « donner de la voix » et amener à la lumière un certain nombre de problèmes liés à la légitimité de la traduction, à la complexité de sa définition, à ses contingences économiques et éditoriales, à l’étrangeté irréductible dont elle dote une langue nationale en même temps qu’à la patrimonialisation littéraire qu’elle institue :
La traduction change un texte étranger en texte familier. Le livre traduit fait alors partie de notre tradition de lecture. On lit Madame Bovary un jour, et le lendemain Moby Dick, tous les deux en français, et ces expériences de lectures se stratifient et fermentent, demeurant égales en intensité, réussissant le vrai pari qui est de faire passer la littérature, coûte que coûte, en force.3
2Habituellement en retrait, idéalement invisible, parfois méprisé, souvent oublié, le traducteur se rebiffe et s’affirme ici avec verve, pertinence, chaleur, « moult jubilation et distance »4. Mais à chacun ses armes. Les deux livres ne relèvent pas du même registre et n’emploient pas tout à fait les mêmes procédés pour mener le combat. Le Clavier cannibale est un recueil d’essais, de conférences et d’articles, préalablement publiés par Claro dans diverses revues (Les Épisodes, Topo, Le Sofa, L’Imprononçable, R de Réel, Inculte, Technikart) et réagencés en fonction de trois grandes problématiques : « I. Figures et fréquences », « II. Faire et défaire », « III. Fabrique ». Seule la deuxième partie du recueil est explicitement consacrée à la traduction et entame bille en tête les hostilités avec un texte magistral, ironiquement intitulé « De la traduction considérée comme un désastre » (pp. 161-184). Une fois envoyés ces premiers coups et exposées les conditions de la lutte (« Panoplie du toton baragouineur — cours d’éducation textuelle à l’usage des acheteurs précoces »5), le chapitre laisse place à des considérations en apparence plus classiques sur deux grands topoï de la traductologie (« Traduire : du drame au pari » (pp. 205-213) et « L’intraduisible : mythe ou réalité » (pp. 215-228)) ainsi qu’à l’évocation d’exemples très précis tirés de l’activité prolifique de Claro : « Traduire Agape Agape : d’une béance l’autre » (pp. 185-203) témoigne avec beaucoup de générosité de l’expérience déstabilisante que fut la traduction de cette œuvre de William Gaddis — notamment liée aux obsessions de l’auteur pour les « puissances du faux » et la vertigineuse reproductibilité de toute chose ; tandis que « Vers la grâce » (pp. 231-247) livre au lecteur quelques unes des extraordinaires « contorsions mentales », « noyades » et « pépites »6 auxquelles s’est trouvé confronté le traducteur du dernier roman de Thomas Pynchon, Contre-Jour (2008).
3Le ton de Claro est vif, ouvertement militant, le style de ses analyses on ne peut plus tranchant, et Le Clavier cannibale — que prolonge également une version numérique : Le Clavier cannibale II7 — forge un genre d’essai tout à fait singulier. Le métadiscours critique y est en effet constamment débordé et enrichi (au sens rabelaisien du terme) par une formidable expérimentation de la langue. Bien qu’il soit, des deux ouvrages étudiés ici, celui qui emprunte le plus sa forme à une réflexion théorique sur la traduction8, Le Clavier cannibale participe amplement du mouvement deleuzien de « déterritorialisation » qui fait peu à peu pousser le discours du traducteur au beau milieu de la fiction.
4Vengeance du traducteur lui emboîte plus radicalement le pas, comme en témoignent le sous-titre « Roman » ainsi que la maison d’édition elle-même (P.O.L). Imaginé il y a près d’une quinzaine d’années, cet ouvrage met en scène le délicat passage de frontière du domaine de la traduction à celui de la fiction en se focalisant sur la rébellion d’un traducteur contre son auteur, le fantasmatique « père du texte ». Bavard et déchaîné, « Zorro masqué » voué corps et âme à la reconnaissance de son statut, le personnage principal du livre de Brice Matthieussent est un traducteur français travaillant sur un roman américain dont la situation est symétrique de la sienne. Ce texte dans le texte, intitulé Translator’s Revenge, relate les mésaventures de David Grey, lui-même attelé à traduction de (N.d.T.), le roman d’un tyrannique auteur français judicieusement nommé Abel Prote. Aux innombrables contraintes de transposition que ce dernier impose sans vergogne à David Grey (l’auteur exige que soient notamment « délocalisées » à New York toutes les composantes de cette fiction typiquement parisienne9), le narrateur de Vengeance du traducteur répond par le sabotage minutieux, le « caviardage systématique et unilatéral » du texte original, dont nous ne saurons finalement que les entours et interstices, rassemblés en marge sous l’infâmante « ligne de flottaison » qui sépare hiérarchiquement la sphère auctoriale de son appareil de notes. Depuis sa sombre tanière, le traducteur « hérétique » de Translator’s Revenge prend à témoin le lecteur et se livre avec exultation à tous les actes de vandalisme littéraire habituellement proscrits : suppression rageuse des adjectifs et des adverbes, sabrage intensif des indications scéniques et des métaphores, ajout intempestif de passages de son cru et surenchère de commentaires dépréciatifs sur le style de l’auteur :
* L’estimé lecteur aura remarqué que depuis le début du présent chapitre aucun adjectif ne vient plus encombrer la prose pataude de mon auteur. Il ne s’agit pas d’une décision de ce dernier, mais […] d’une sorte d’oukase décrété par moi seul. Je sais bien que pareilles suppressions sont peu défendables du point de vue déontologique (quel vilain mot !), mais, cher lecteur, reconnais qu’après ce robuste élagage, sa prose gagne en élégance et en fluidité. Finies ces lourdeurs insupportables, ces agglutinations d’adjectifs dont on ne voyait pas la fin ! Quelle légèreté ! Il devient presque bon, le bougre. Comme il parle à peine français, il n’y verra que du feu […]. Et si maintenant je sucrais les adverbes ? (Nuisance du Taraudeur)10
5Ces interventions frénétiques vident progressivement Translator’s Revenge de toute substance, tandis que s’enflent démesurément les notes de bas de page et que la parole contestataire du traducteur contamine tout le roman :
Voici donc — enfin ? — un traducteur tenté de tuer son auteur : un hidebehind tout prêt à passer à l’acte. Quant à ma propre vengeance, elle n’implique aucune arme de poing, d’estoc ni de taille, mais une croissance régulière, obstinée, singulièrement à l’abri de toute poursuite judiciaire, une lente montée — non pas des eaux, ni de l’adrénaline, ni du désir, mais des seules lignes — une invasion discrète qui provoquera forcément la fureur de l’écrivain lésé, expulsé hors de son espace vital (Noirceur du Zigouilleur).
Le ver est dans le fruit. Le virus dans la machine, rongeur. Z 11 |
6La dramaturgie agonistique de Vengeance du traducteur est soulignée par le titre de quelques chapitres (« Où le traducteur entre en scène » ; « Entracte ») mais elle est surtout rendue sensible sur le terrain même du livre : les pages sont typographiquement investies de manière à figurer visuellement la lutte acharnée du traducteur renégat en vue de conquérir l’espace noble du texte, les hauteurs illuminées de la parole auctoriale — coup de force qu’il parvient à opérer dans la seconde partie du livre, à partir du chapitre 12 « Le vol » :
D’habitude je ne reçois personne, je reste invisible et muet, assigné à résidence exiguë, relégué sous terre. Là-haut, à l’air libre, au-dessus de cette barre, de ce couvercle étanche pour moi infranchissable, je suis certes partout présent, mais sur un mode que je ne comprends pas très bien moi-même, sous une forme bizarre, ectoplasmique et contrainte. J’évolue incognito, désincarné, fantôme obéissant et fidèle comme l’ombre demeure rivée au corps, coulé depuis toujours dans le moule de l’autre, de ce voisin bruyant qui s’exhibe en pleine lumière […].
* C’est fait. À dix mille mètres au-dessus de la houle atlantique, profitant de la boule de cristal ou de ce primitif écran radar où nage la nuée d’astérisques pâles lentement sillonnée par un couple d’étoiles clignotantes vert et rouge, grâce au bol divinatoire où se croisent deux trajectoires opposée sous les yeux incrédules de David, je fais le pas et franchis la barre pour m’envoler à mon tour […]. J’abandonne derrière moi l’astérisque inférieur à son triste sort, pour bondir sans regret vers son double supérieur.12
7Dans ce grand roman virtuose, « anti-livre » qui rappelle aussi bien les commentaires à tiroirs de Charles Kinbote dans Feu pâle, les jeux de miroirs borgésiens (« Tlön Uqbar Orbis Tertius », « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », « L’approche d’Almotasim »), l’étonnante Déconfite gigantale du sérieux d’Arno Bertina13 que les célèbres textes de Barthes et de Foucault sur la « mort de l’auteur » ou les travaux historiographiques d’Anthony Grafton sur l’érudition14, Br. Matthieussent déploie jusqu’au vertige l’interminable querelle d’autorité qui se joue entre le texte et son paratexte, le créateur et son glosateur, l’écrivain et son hypothétique « lecteur absolu »15.
8Varius, multiplex, multiformis : la série d’épithètes dont Anne Rolet se sert pour qualifier la figure mythologique de Protée17 conviendrait également au changeant traducteur dépeint par Le Clavier cannibale et Vengeance du traducteur. En effet, celui-ci n’y apparaît jamais « tel qu’en lui-même » et la difficulté à saisir le propre de son activité se donne à lire dans l’inquiétante prolifération des comparaisons et des métaphores, auxquelles s’ajoutent la mise en abyme et les effets de renversements, ainsi que le poids toujours plus envahissant de références illustres (Chateaubriand, Baudelaire, Benjamin, Nabokov, Beckett, Maurice-Edgar Coindreau, Antoine Berman, Claude Riehl, Paul Ricœur, etc.)
9Les ouvrages de Claro et de Br. Matthieussent convergent ainsi en un point aussi aporétique qu’exaltant : comment nommer la traduction autrement qu’en la traduisant elle-même, c’est-à-dire autrement qu’en la comparant à d’autres opérations de la pensée qui consistent à la fois à rapprocher des choses hétérogènes et à en saisir les secrètes correspondances — ce que Benjamin appelait des « ressemblances non sensibles » (unsinnliche Ähnlichkeiten)18 ? Dans Vengeance du traducteur — plus encore que dans Le Clavier cannibale —, non seulement le nom de « traduction » ne semble plus suffire à en circonscrire la nature, mais la systématique mise en équivalence de la traduction avec d’innombrables « autres » (version, transposition, translation, transfert, passage, etc.), censée pallier l’écueil de la définition, se retrouve elle-même vouée à la confusion et au débordement. Comparer et métaphoriser à outrance la traduction, lui donner mille noms et mille visages, devient alors autant un obstacle à sa saisie — toujours différée, toujours compliquée de nouvelles images — que sa dynamique la plus prometteuse… Comme le souligne Claro, l’« archéologie de la traduction » réactive nécessairement le mythe babélien de la pluralité des langues et restitue ainsi le traduire à l’inachèvement constitutif de la pensée :
Vacarme, pataquès, risée : le texte s’avancerait nu au milieu de l’arène pailleté de sciure, maculé de honte grasse, le nez rougi par la confusion, son sexe bifide tout rabougri sous les lumières crues de la lecture. Le rideau ne cesserait de tomber, comme un couperet, une inepte wasserfall, le volet d’un obturateur capricieux. L’entreprise exigerait de nombreux volumes, et chaque volume ressemblerait à une poche de chair explosée. On n’en sortirait pas. Non, vraiment, on n’en sortirait pas.19
10« Comment s’en sortir sans sortir ? »20 (Ghérasim Luca), comment poser la question de la traduction dans la langue même, forcément humaine, disparate et infiniment variable, de la traduction ? À l’instar de l’activité comparatiste qui implique une perpétuelle mobilité du langage, Claro et Br. Matthieussent nous rappellent que la tâche de la traduction est elle aussi virtuellement interminable et indéfiniment héritable, infiniment « reprisable ». Faux-pas ludiques, irrégularités concertées, variations homonymiques et néologismes intarissables : c’est donc en tordant la langue française et en provoquant le trébuchement généralisé du sens que les deux auteurs témoignent le mieux de leur pratique. En ouverture de son texte sur le « désastre » de la traduction, Claro déchaîne les puissances de la métaphore et de la périphrase pour nous livrer un anti-portrait cocasse de la problématique figure du « TRADUCTEUR » :
Celui qui a décidé de complaire à la création tel le savetier de Platon à l’entité souliéresque, celui qui, ombre parmi les ombres, a plié sa langue aux diktats de l’étrangère clameur, homme seul, et qui par sa solitude atteint à des sommets d’abnégation créatrice : vassal amène, porteur furtif […], loyal translateur des bagous, aumônier de la pentecôte, rôtisseur des innombrables palabres incendiaires qui chatouillent les apôtres du dire […]. Traductor Ier — l’éternel mal-aimé, le rémunéré au signe […], le doubleur, le sous-titreur, l’amer ventriloque dont le nom écrit à l’encre pathétique s’efface comme empreinte sur le sable de toutes les couvertures de tous les livres que recouvre la mariée éditoriale. LE TRADUCTEUR ! Oui, le plaignant, le gémisseur […], l’écrivain incompris (ahah), le créateur insoupçonné (?), le baroque banalisé, l’interprète court-circuité, le bègue irréductible […].21
11Outre ses accents nervaliens, cette fatrasie d’équivalences a pour Claro un but bien précis : il s’agit, par anaphore et accumulation, de dynamiter la métaphore traditionnelle du « passeur »22, au profit de la roublardise du « contrebandier » voire du fieffé « faussaire » :
Ce Narcisse à la démarche bancale, ce Virgile bafouilleur, ce Charon nanti des lettres de recommandation les plus louches, ce taxilinguiste qu’on ne voit presque jamais, qu’on entend rarement, mais dont la plaiiiiiiiinte, toujours sourd d’entre les tombes des damnés spoliés, cette « victime de la littérature », cet incompris des grands prix, ce paria des médias, ce sous-payé, ce lumpen-écrivant, n’est, allons, disons-le, malgré son imminente sanctification et possible martyrium, non pas un subtil passeur mésestimé (tel qu’il voudrait se faire « passer » justement) mais, très souvent et plus que jamais, un FUCKING ***FAUSSAIRE*** : oui ! un sacré arnaqueur, un gai branleur (quoique souvent sinistre), un énergumène escamoteur.23
12Chez Br. Matthieussent, faire du traducteur un vengeur masqué ouvre également la voie à une critique en règle de l’alternative simpliste selon laquelle la traduction serait soit une abominable « trahison » soit un respectueux « passage ». Artisanat, esclavage, censure, fouille archéologique, exploitation minière, frappes chirurgicales, violente intrusion, cambriolage, voyage semé d’embûches, maladroit import-export…24 (ce ne sont là que quelques exemples, tant la liste se renouvelle à chaque page du roman, de même que les variations dadaïstes de Br. Matthieussent sur le fameux N.d.T.25) : la démultiplication des métaphores et des comparaisons atteint une telle profusion qu’elle en vient à frapper d’ineptie la volonté de figer « une fois pour toutes » l’identité (ou pire : « l’essence ») de la traduction, relançant au contraire à l’infini la possibilité même de la traduction des œuvres.
13Dans cette défense du caractère multiple du traduire, Claro va peut-être encore plus loin : tout en dénonçant les problèmes économiques et géopolitiques26 posés par la non-reconnaissance du traducteur, il s’en prend au douteux fantasme de « transparence » (également connu sous le nom plus perfide d’« IdD » : « Impératif de discrétion ») qui conduit certains éditeurs à refuser de prendre en compte la langue « dans sa matérialité, c’est-à-dire comme production du corps, et non comme valeur d’échange »27 :
L’éditeur lui parle de langue au niveau contractuel. Et nous dit : la langue est là, elle ne disparaît pas (jamais ! même chez les cons, les aphasiques et les lauréats), elle subit une légère opération esthétique, c’est tout […] !
Alors qu’en fait elle
est
défigurée de
part
en
part
par le traducteur, qui lui substitue une autre langue […]. C’est justement par sa maîtrise des puissances du faux qu’il parvient à réécrire dans une autre langue. On dit souvent que tel traducteur a bien su rendre les « nuances » et « subtilités » de la langue d’origine. Mais ces faramineuses nuances et subtilités n’existent que dans le fantasme qu’on certains d’une langue vive.
Tout n’est que langue langue langue.
Et derrière : corps corps corps28
14Car, pour les lecteurs autant que pour les auteurs de Le Clavier cannibale et de Vengeance du traducteur, il s’agit avant tout de se confronter à la matière organique du verbe, de s’immerger dans sa plasticité29. Processus de mise en déséquilibre, bégaiement dans sa propre langue, dévoration même de la langue, la traduction est, comme toute écriture, un « risque tendu au corps »30. Si le « polymorphisme » du traducteur illustre ainsi à merveille « la tâche nécessaire et impossible de la traduction, sa nécessité comme impossibilité »31, il fait surtout écho à la thèse bien connue de Benjamin concernant la « survie » des œuvres littéraires au moyen de la traduction. Rejetant toute conception imitative du langage, Benjamin exige du traducteur qu’il transforme l’original afin d’assurer sa transmission et de rendre justice à son « intention ». Seule l’épreuve matérielle de l’étrangement, de l’écart linguistique et de la dissemblance formelle permettent ainsi d’ouvrir l’œuvre au « renouveau du vivant » :
[…] on peut prouver qu’aucune traduction ne serait possible si son essence ultime était de vouloir ressembler à l’original. Car dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie. Même les mots bien définis continuent à mûrir. Ce qui, du temps d’un auteur, a pu être une tendance de son langage littéraire peut être épuisé par la suite ; des tendances immanentes peuvent surgir à neuf de la forme créée.32
15Comme le rappelle Claro (qui a toujours mené en parallèle une activité d’écriture33), « traduire une certaine littérature américaine — c’est avant tout traduire ce qui manque à notre langue, et triturer cette dernière pour qu’elle dise, aussi, ce qu’elle ne dit pas quand ses lèvres s’ouvrent un peu trop ‘‘mécaniquement’’34. » On se souvient qu’en conclusion de son essai sur la Nouvelle Critique, Barthes faisait appel au « changement de désir » que se devait d’accomplir le lecteur devenu critique35. Au-delà des simples « mystères » de l’opération traductrice, Claro et Brice Matthieussent mettent ainsi l’accent sur la nature profondément désirante de leur travail et nous offrent avec Le Clavier cannibale et Vengeance du traducteur deux vibrants témoignages du « devenir-écrivain » de chaque traducteur à chaque nouvelle traduction.