Les variations Littell
1Depuis Les Bienveillantes1, qui signèrent l’entrée fracassante de Jonathan Littell dans la littérature, on n’a plus cessé de rencontrer cet auteur là où on l’attendait le moins. Le Sec et l’humide2(2008) se présentait comme une sorte d’analyse littéraire croisée de Léon Degrelle et de Klaus Theweleit. Sont ensuite venus les récits courts, énigmatiques et hallucinés, que sont Études (2007), Récit sur rien (2009), En pièces en 20103 (« une sorte de récit », selon les mots de l’auteur4). À propos du second de ces textes, j’avais émis l’hypothèse de considérer l’énigme comme un élément constitutif de l’art de J. Littell5. Le texte Tchéchénie, An III6 (2009) se donnait quant à lui à lire comme une « sorte » (à nouveau ce terme) de documentaire autobiographique ou autofictionnel, dans lequel il était question de l’expérience humanitaire de l’auteur et du motif du bourreau. Dans Triptyque, trois études sur Francis Bacon, J. Littell nous fait découvrir un nouvel aspect de son art, puisque ce texte constitue bien un « essai sur Francis Bacon » (p. 102).
Entre peinture et musique, de l’étude à la variation.
2Si l’ouvrage s’avère déroutant, l’on pourrait alors se poser la question suivante : qu’attend‑t‑on réellement de J. Littell ? Il serait sans doute possible de répondre, assez naïvement : un second grand roman dans la lignée des Bienveillantes. N’entre‑t‑il pas alors une part de jeu dans l’application que met l’auteur à nous livrer ces courts textes, qui nous éloignent toujours plus de ce « deuxième roman » ? Peut‑être faudrait‑il alors déchiffrer cet ouvrage comme « une variation », au sens musical du terme, au sein de la partition thématique, onirique et psychique que joue J. Littell. Il est d’ailleurs question dans cet essai des variations de Glenn Gould : « En 1988, Bacon décida de refaire ses Trois études de 1944 : comme Glenn Gould réenregistrant en 1981 ses Variations Goldberg de 1955 » (p. 60). On pourrait aussi parler d’une « étude », toujours selon une acception musicale, participant de cet « ensemble » formé par les écrits de J. Littell, très difficiles à classer dans un genre prédéfini. Le mot « étude » apparaît trois fois dans les productions de J. Littell, et c’est le nom que ce dernier donne à ses essais sur Bacon. C’est également ainsi que Bacon a nommé la plupart de ses toiles, signalant que son œuvre ne pouvait s’appréhender que dans son évolution, ses permanents renouvellements et son inachèvement :
Il nommait presque tout ce qu’il faisait Étude, s’il avait jamais signé une toile, il aurait pu le faire comme les meilleurs peintres de l’Antiquité, qui, comme nous le dit Pline, ‘mettaient même à des œuvres achevées une inscription suspensive. (p. 83)
3C’est enfin le titre d’une fiction de J. Littell, où plutôt de fragments de fictions, le livre Études étant lui‑même divisé en quatre courtes parties. L’ouvrage En pièces, outre qu’il met en scène un personnage circulant parmi les pièces d’une maison, est aussi un récit fragmenté, fait de « pièces » tantôt assemblées tantôt disloquées, qui apparaissent encore comme autant de variations. Il y aurait assurément beaucoup à écrire sur les titres des livres de J. Littell. Ajoutons que les suites et les exercices musicaux (que désigne aussi bien le terme d’« étude » que celui de « pièce »), s’ils n’ont pas encore fait l’objet d’un livre, sont présents dans Les Bienveillantes, à travers les titres donnés aux chapitres : « Menuet », « Sarabande », « Gigue », etc.
Une érudition nonchalante
4Cet opus génère des sentiments contradictoires. Le premier est un sentiment de surprise, en découvrant combien l’auteur aime et connaît la peinture (et pas seulement celle de Bacon) et en le voyant s’exercer au genre de « l’écrit sur l’art », genre où, encore une fois, on ne pensait pas le trouver. Il pratique ce nouveau genre dans une forme hybride mais connue, qui mêle l’analyse picturale et l’écrit sur soi. Le narrateur essayiste visite le Musée du Prado dans le premier texte, et se trouve au Metropolitan Museum of Art dans le troisième. Humour, autodérision ou distanciation par rapport à cette posture savante ? Toujours est‑il que c’est en allant aux W.‑C. du musée que J. Littell découvre le rapprochement qu’il va développer entre Bacon et l’art égyptien :
Sans les W.‑C. du Metropolitan Museum of Art, situés, assez curieusement, au milieu du département des Antiquités égyptiennes, je n’aurais peut-être jamais eu l’idée d’envisager la peinture de Francis Bacon à la lumière de la pratique byzantine des images. (p. 89)
5Les textes sont traversés de références intertextuelles qui renvoient à d’autres artistes (Velázquez, Goya, Rothko, notamment) et à d’autres écrits sur l’art (les essais de Deleuze7 ou de Leiris8 sur Bacon, les analyses de Manuela Mena sur les versions successives des Ménines), et l’on a assurément affaire à une analyse précise, un document savant, allant jusqu’à l’érudition, par exemple lorsque J. Littell fait référence à la peinture des premiers temps du christianisme. Parallèlement, et assez abruptement, le texte affiche aussi sa nonchalance et sa totale liberté par rapport à l’exercice érudit, en livrant des sources anonymes et non scientifiques : une « amie » par exemple (« ce que m’écrit une amie au sujet de la controverse iconoclaste », p. 102), un « livre » dont on ne connaît ni le titre ni l’auteur (« J’ai lu un livre et j’ai compris certaines choses », p. 89). Parmi ces phénomènes générant la surprise, signalons enfin que J. Littell a choisi d’écrire cet opus en anglais, et qu’il nous en livre ici la traduction.
Le lecteur en terrain connu
6L’autre sentiment que génère ce texte, pour qui a lu les précédents ouvrages de J. Littell, est celui d’une certaine impression de familiarité. On reconnaît des thèmes chers à l’auteur. À commencer par celui de la violence, une violence extrême qui est à la fois celle de la peinture de Bacon et celle que cette peinture prend pour sujet. J. Littell parle ainsi des « nombreux dispositifs qu’il [Bacon] testait au fur et à mesure afin de saisir la chose qu’il ne cessait de viser : la violence du réel, incarnée en peinture. La violence de la peinture. » (p. 24). Cette violence se trouve figurée dans les toiles de Bacon par des corps ensanglantés, encornés dans l’un des Triptyques (on retrouve la corrida qui traversait aussi Récit sur rien), vidés de leur sang et démembrés, tel le corps de George Dyer, qui se tua dans la salle de bain d’une chambre d’hôtel après une violente dispute avec Bacon. La relation entre les deux hommes, ou plutôt celle que Bacon va construire et dessiner au fil de ses toiles, forme une sorte de récit enchâssé à l’intérieur des trois études. La peinture de Bacon exprime un désespoir incommensurable et presque organique, formulé de façon magistrale par J. Littell :
La peinture était une façon de donner une forme matérielle à l’immense absence de sens infectant la vie, une absence de sens qui sans cette activité quotidienne aurait fini par le submerger et le noyer. (p. 45)
7Et de poursuivre ainsi :
Dans ses œuvres il déversa tout ce qu’il avait en lui : la peine sans fin que lui causait la vie, son amour de la peau et de la chair et de la couleur, ses fêlures et ses désirs et sa culpabilité, sa rage et ses pulsions contradictoires. Les gens les trouvaient horrifiantes, mais lui répétait qu’il ne cherchait jamais l’horreur : ‘On ne peut pas être plus horrible que la vie elle‑même’, affirmait‑t‑il. (p. 46)
8Cette dernière phrase fait écho à Céline répondant à une jeune femme qui lui avait reproché d’être triste et déprimant qu’il « ne le serait jamais autant que le reste du monde9 ». Le texte paraît ainsi habité par des obsessions ou fascinations déjà rencontrées dans plusieurs récits de J. Littell : celle de l’hermaphrodisme par exemple, et d’une gémellité bisexuée, données à découvrir dans de complexes jeux de miroirs.
De l’écrit d’art à l’art poétique
9Ce texte développe également des éléments relevant de que l’on a coutume d’appeler l’art poétique d’un auteur. Comme le suggère le titre du livre, qui reprend en miroir des titres de toiles de Bacon, J. Littell s’exerce à l’autoportrait à travers la figure du peintre, et nous livre des informations sur sa pratique et sa vision de la littérature. Les métaphores rhétoriques utilisées dans la seconde étude, appelée « Grammaire de Bacon », invitent à ce rapprochement. Les réflexions que mène l’auteur sur la question du réalisme dans les arts mimétiques, ses questionnements sur le réel et la vérité en peinture s’appliquent aussi à la littérature. Pour J. Littell, la peinture est par essence associée à l’énigme, ce qui est aussi, à notre avis, au cœur même de l’art poétique de l’auteur :
Que les images de Bacon constituent toujours des énigmes me paraît inévitable. Hans Belting, formulant son anthropologie des images, l’explique ainsi : l’image, réponse à l’énigme de la mort, fait découvrir à l’homme une nouvelle énigme dans l’image. Confronter les différentes énigmes, comme je l’ai suggéré, ouvre des pistes. (p. 60)
10J. Littell amorce aussi une réflexion sur la « vraie image » (terme et notion qu’il emprunte à Hans Belting10), et parcourt l’histoire de la peinture, depuis les icônes byzantines jusqu’au cinéma, en passant par les discours tenus sur l’abstraction. Il regrette, avec Malraux, que seules les métaphores religieuses aient été en mesure de définir cette réalité plus « profonde » ou « plus haute » qu’a offerte l’art abstrait par rapport à l’art figuratif. Cette réflexion semble également pertinente pour déchiffrer les récits courts de J. Littell, dans lesquels la frontière entre le « réel » et le fantasme se dessine très difficilement, et où l’on quitte très clairement l’écriture « figurative » pour entrer dans des catégories relevant davantage de l’hallucination, du rêve ou du fantasme. Sous d’autres modalités, cette question a également été discutée autour des Bienveillantes : pouvait‑on, par les artifices de la fiction, faire comme si les mémoires de Maximilien Aue étaient « vraies », ou, sous une autre forme, pouvait‑on inventer les mémoires d’un homme plongé dans un épisode historique si dramatiquement « vrai » ? J. Littell propose une façon de concevoir le fonctionnement de la peinture qui vaut aussi pour ses récits, lorsqu’il affirme que la peinture n’a rien d’autre à dire d’elle‑même que ce qui est peint, ce qui semble être la grande leçon de Bacon à ses yeux. Comme le peintre le dit lui‑même : « Cela me paraît très difficile de parler… de la peinture… C’est un monde en soi, la peinture, et il se suffit à lui-même. » (p. 43.) Par ailleurs, J. Littell évoque plusieurs fois Blanchot dans ce livre, ce qu’il avait déjà fait dans un texte donné à la NRF en 2009 (n°588). Ce texte, que nous citerons ici, propose l’équivalent littéraire de l’idée qui consiste à : « laisser la peinture penser par elle‑même. » :
[…] L’écriture littéraire n’explique pas, n’enseigne pas : elle offre juste la présence de son propre mystère, de sa propre expérience, dans son absence d’explication. […] L’écrivain, l’artiste ne communique pas avec le lecteur ou le spectateur, il communique avec la mort ; celle des autres (Foucault) ou bien la sienne propre, toujours à venir mais au‑delà de laquelle il se situe nécessairement pour écrire. L’écrivain : celui qui est déjà mort. Le lecteur, lui, au contraire, vit, et grâce à lui le livre, “allégé de tout auteur”, vit aussi11.
11Concernant Bacon, mais aussi Rothko ou les icônes byzantines, l’auteur insiste à plusieurs reprises sur l’idée d’une peinture qui regarde le spectateur plus qu’elle n’est regardée, idée qui se trouve narrativisée dans son dernier récit, En pièces. Alors que le personnage principal visite un musée, il connaît une curieuse expérience devant un tableau : « Je tombai enfin en arrêt devant une grande toile presque carrée, légèrement plus grande que moi, un fond rouge sur lequel était peint un rectangle noir, puis en dessous un autre rectangle plus étroit, rouge aussi mais d’un ton plus sombre que le fond, et plus irrégulier. […] Cette peinture étonnante agissait comme si c’était elle qui me regardait, elle était un visage, souriant avec sérieux et bonté, qui me regardait le regarder, sans me lâcher du regard » (p. 39-40).
12J. Littell s’est très peu exprimé sur ses lectures et ses influences. Paradoxalement, s’il s’y exerce un tant soit peu c’est dans cet essai sur la peinture, qui lui donne l’occasion de nous transmettre sa profonde admiration pour Faulkner. A ceux qui ont reproché à Rothko de maîtriser imparfaitement le dessin, il oppose le parallèle suivant : « Faulkner, dont la prose, même si elle peut parfois atteindre des hauteurs hypnotiques, demeure souvent laborieuse et maladroite, a réussi à forger son outil imparfait pour en faire une chose si impérieuse qu’elle enfonce le visage du lecteur dans un marécage et l’y maintient jusqu'à ce qu’il étouffe, le retirant juste à temps pour l’y replonger tout de suite après, ne lui laissant, à la fin, même plus la force de pleurer. Deleuze pose bien l’idée maîtresse de Bacon : “ En art… il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces.” » (p. 125-126).