Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Sylvie Lécuyer

Une lecture de l’œuvre de Nerval comme « prose sur l’avenir de la poésie »

Hisashi Mizuno, Gérard de Nerval poète en prose, Paris : Éditions Kimé, 2013, 257 p., EAN 9782841746125.

1« Où est le vers ? dans la mesure, dans la rime — ou dans l’idée ? » Cette citation des Faux Saulniers, que Hisashi Mizuno place très opportunément en tête de son étude, montre bien que Nerval n’a cessé de s’interroger sur la dichotomie traditionnellement admise entre le vers et la prose. Étranger cependant à toute déclaration doctrinale, c’est dans la pratique que s’est forgée chez lui la réflexion qui nourrira la révolution poétique de la deuxième moitié du xixe siècle.

À l’école de la traduction des poètes allemands

Spécificité du vers & de la prose

2Traducteur né (Horace, Moratín, Richter, Uhland, Goethe, Hoffmann, Heine, Kotzebue), Nerval s’est fait connaître à vingt ans comme traducteur du premier Faust de Goethe. Comment se situe‑t‑il dans le vieux dilemme entre fidélité à la lettre et fidélité à l’esprit par rapport à ses prédécesseurs Stapfer et Sainte‑Aulaire ? Stapfer, à qui l’on peut reprocher une trop grande littéralité, a su faire la part entre le récitatif, qu’il restitue en prose, et le lyrique, qu’il restitue en vers. C’est dans cette perspective que s’inscrit la traduction de Nerval, associant vers et prose. Mais on constate qu’entre ses trois traductions (1827, 1835 et 1840) ce choix se modifie. Par exemple, le « Chœur des disciples » est en vers en 1827, en prose en 1835. H. Mizuno analyse la question à partir de deux exemples précis, le « Chœur des anges » et le « Chœur des disciples » du Prologue de Faust. Pour Nerval, le choix du vers ou de la prose n’est pas seulement fonction du contenu dramatique ou lyrique, mais aussi et surtout de la charge émotionnelle du texte à restituer.

Le génie d’une langue

3En faisant le choix de ne traduire que ce qui lui paraissait compréhensible pour un esprit français, Sainte‑Aulaire passait à côté de la spécificité du génie allemand et de son goût pour l’étrange. Ce ne sera pas le choix de Nerval, qui découvre au contraire dans l’étrangeté de certaines scènes de Faust une véritable correspondance avec son propre penchant à la rêverie, que lui confirmeront la lecture de Madame de Staël et surtout la fréquentation de Heine. Traduire les poètes allemands, c’est donc pour Nerval découvrir et cautionner son propre penchant vers la « fantaisie ».

Traduction, imitation, création

4Le germanisme ainsi découvert devient chez Nerval un véritable état fusionnel, source de création poétique où se perd la frontière entre traduction, imitation et création, et où l’identification aux poètes allemands pourrait passer pour de la supercherie littéraire. H. Mizuno le montre très bien à partir de deux odelettes, « Le Soleil et la gloire » (1831), et « La Malade » (1830). La première semble inspirée du poème intitulé « Sonnet », que Nerval avait proposé en 1830 dans ses Poésies allemandes comme une traduction en prose de Bürger, mais qui semble bien être un « faux original ». Même effet d’identification, avec Uhland cette fois : l’odelette qui en 1830 porte le titre de « La Malade », prend celui de « Sérénade » quand elle est reprise dans La Bohême galante, révélant ainsi sa parenté avec « La sérénade » d’Uhland.

5Enfin, dans une analyse très précise sur la parenté des quatrains de « Delfica » avec la chanson de Mignon de Goethe, H. Mizuno montre comment s’est élaborée dans la mystique de Nerval, le thème du retour aux origines dans une conception cyclique du temps, par l’appropriation du modèle allemand à ses propres obsessions : « Nerval transforme le mal du pays de Mignon en un mal du passé » (p. 51).

Regards sur le réel. Poétique du réel & fantaisie

Vérité & illusion, esthétique baroque contre esthétique classique

6C’est dans le domaine théâtral que s’amorce la réflexion de Nerval sur le rapport de l’écriture au vrai. Le Roman tragique, esquisse de roman par lettres publiée en 1844, met en scène le comédien du xviisiècle Brisacier, tenant d’une conception surannée du théâtre à la manière de Scarron, où l’acteur s’identifie totalement au personnage qu’il incarne, au point, quand il joue le rôle de Néron, de vouloir « incendier le théâtre » et de croire que « c’était peut‑être du vrai sang qui allait couler ». Cette conception — qu’Artaud n’aurait pas reniée — lui vaut d’être exclu de la troupe et abandonné par des comédiens devenus classiques, adeptes de la convention de « l’illusion tempérée ». Pour Nerval, la même situation se reproduit en 1844, avec l’échec des Burgraves de Hugo au moment où triomphe la Lucrèce de Ponsard. Sa prise de position est claire : l’art ne saurait être une convention idéale de représentation du réel. Il s’incarne, hic et nunc dans la matérialité de la vie moderne, et tout particulièrement dans les arabesques de ses bizarreries.

Réalisme & fantaisie

7Voilà donc Nerval au cœur de la problématique du réalisme et de la modernité dans leur rapport avec la création artistique, initiée par Le Salon de 1846 de Baudelaire, et exacerbée en 1850 par Un Enterrement à Ornans de Courbet au Salon. À sa manière toujours un peu décalée, Nerval aborde la question en 1852 dans Les Nuits d’octobre à partir de la lecture de Dickens. À la grande époque du daguerréotype, la mission de l’art est‑elle de « daguerréotyper la vérité » comme prétendent le faire les réalistes ? Et l’art a‑t‑il à restituer toute la laideur du réel ? Nerval fait malicieusement le pari que oui et s’en va vérifier l’hypothèse au long d’un vagabondage nocturne dans les rues de Paris, puis dans celles de Meaux. Cependant, comme le montre H. Mizuno, l’enjeu est truqué, puisque Nerval parle ici de vérité et non de réalité. Ce qui va se vérifier en effet, dans cet étrange périple nocturne, c’est la grande sincérité du regard porté par le poète sur la réalité qui s’offre à lui. Est‑ce sa faute si ce regard, comme celui plus tard du Paysan de Paris d’Aragon, n’est sensible qu’au grotesque et à l’étrange ? « En fait, tout se passe à Meaux sous le signe de la duplicité », dit très justement H. Mizuno (p. 95), en donnant bien sûr au mot « duplicité » non le sens de tromperie, mais bien celui de dualité, capacité à restituer la réalité sous ses divers et contradictoires aspects. Dès lors ne se pose plus la question de la positivité du réel, mais de son rapport subjectif au sentiment du vrai, dans ses discontinuités, ses ruptures, ses bizarreries, ressenti par la conscience de l’artiste, et c’est dans cette perspective que la prose ne peut être que poétique. Sterne l’humoriste (et l’étymologie anglaise prend là tout son sens) l’emporte sur Dickens le réaliste, et Nerval assume son rôle de poète « fantaisiste » en reconnaissant que « le vrai est ce qu’il peut ».

La musique & le vers

Wagner, poète & musicien

8En septembre 1852, Nerval consacre plusieurs articles aux fêtes commémoratives de Weimar, et plus particulièrement à la première représentation de Lohengrin qui y fut donnée. Il salue en Wagner, le maître d’œuvre d’un spectacle total, en assumant les fonctions de poète, auteur du texte, de compositeur et de dramaturge, faisant ainsi de la représentation une célébration qui renoue avec la Grèce des origines. Ici encore, le temps semble devoir « ramener l’ordre des anciens jours ».

Les chansons populaires

9Au‑delà de l’émotion personnelle du souvenir d’enfance et loin de l’intention « régionaliste » de promouvoir la richesse culturelle de son Valois, Nerval se passionne en poète pour la chanson populaire, en s’interrogeant sur l’essence de la poésie. Au hasard de rencontres dans les « sociétés chantantes », ou au long des chemins du Valois, Nerval écoute des voix jeunes chanter comme autrefois les chansons traditionnelles. Leur puissance poétique est étrangère à la versification (ni rime, ni forme fixe, ni métrique régulière ici), mais tient à l’alchimie subtile entre la musicalité fondée sur l’assonance, les voix féminines du Valois qui les interprètent (tel est l’enchantement du chant d’Adrienne) et le thème récurrent d’amour et de mort. « J’aimais les peintures idiotes, […] romans de nos aïeules, […] refrains niais, rythmes naïfs […] La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe » dira Rimbaud au seuil de sa propre « saison en enfer ».

La folie

10Nerval n’a pas eu à provoquer le délire poétique par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». La folie lui fut offerte, comme à Antonin Artaud, et si elle l’a désarçonné un moment, il en a très vite saisi l’immense potentialité. H. Mizuno consacre la dernière partie de son étude à la manière dont Nerval a appréhendé sa folie, avant de l’assumer pleinement et d’en faire la matière poétique d’Aurélia. La courte préface des Illuminés constitue la première tentative publique d’explication de sa propension à l’« épanchement du songe dans la vie réelle » : la lecture trop précoce d’auteurs « réprouvés » du xviiie siècle (Mercier, Rétif, Laclos, Cazotte), pour reprendre le témoignage d’Hippolyte Babou, qui aurait reçu les confidences de Nerval sur ce point biographique. Dès 1850, Nerval situe donc sa folie dans la lignée prestigieuse des philosophes illuminés des Lumières. La préface de Lorely. Souvenirs d’Allemagne, en 1852, constitue la deuxième étape. Nerval y répond — tardivement — à l’article assassin de Jules Janin du 1er mars 1841 dans le Journal des débats, consécutif à la première crise de démence avérée de Nerval. Cette fois, la folie est située dans une autre tradition, non moins prestigieuse, celle des « fantaisistes » allemands inspirés par la « fée du Rhin ». Une troisième préface, aux Filles du feu, en janvier 1854, en réponse cette fois à l’article assassin de Dumas dans Le Mousquetaire du 10 décembre 1853, explique la prétendue folie du comportement de Nerval par le processus interne qui le détermine : comme son double Brisacier, Nerval ne vit pas son monde imaginaire comme une « illusion tempérée », mais comme une illusion totale qu’il substitue à la vie réelle, en renversant la hiérarchie des valeurs entre folie et prétendue raison, à la manière de l’Éloge de la folie d’Érasme. Dès lors, la folie n’est plus une tare, mais un privilège, et là encore, Nerval rencontre Rimbaud. Dès lors, comme une réponse au jugement du médecin aliéniste Moreau de Tours qui qualifiait d’aliénation l’univers mental de Nerval, rêves, hallucinations, comportements délirants confondus, ce dernier affirme la validité du seul supernaturalisme à inspirer la plume du poète. Aurélia va en faire la démonstration comme une prose poétique où le narrateur est à la fois sujet et analyste de l’expérience de la folie, sans confusion possible, H. Mizuno le montre bien soulignant la multiplicité dans le texte d’Aurélia des locutions modalisantes, entre  le vécu et sa diégèse.

11Au terme de sa descente aux enfers, Nerval, comme le feront Baudelaire et Rimbaud après lui, voit donc la poésie, non comme un mode codifié d’expression, mais comme une manière d’appréhender le monde. Dès lors, la prose d’Aurélia comme la forme fixe du sonnet des Chimères sont aptes à dire la plongée de la conscience « au fond de l’inconnu ». C’est probablement le sens à donner à la formule de Nerval  dans La Bohême galante : « Il est difficile de devenir un bon prosateur si l’on n’a pas été poète. »