La musique en partage ? Opinions partagées
1Dans l’une des dernières scènes du film Django Unchained de Quentin Tarantino, l’audition de la « Lettre à Élise » de Beethoven déclenche chez le personnage secondaire, un dentiste allemand reconverti en chasseur de primes dans le Sud‑américain esclavagiste, la réminiscence de la scène atroce à laquelle il a assisté le matin même : un esclave blessé a été jeté aux chiens par les maîtres, en punition de sa tentative de fuite. Cette scène synthétise la réflexion menée tout au long du film sur l’articulation entre culture et sauvagerie, et, par le jeu de la superposition rapide des images, place sur le même plan la plus cruelle barbarie et un morceau symbolique de la culture européenne du xixe siècle — la « Lettre à Élise », exécutée ici à la harpe —, au même titre que la vaisselle ouvragée et l’ornementation de la conversation, dans le même salon, qui ne sont là que pour révéler, par un jeu de contraste, la sauvagerie des mœurs. Se trouve ainsi transposée dans le contexte de l’esclavage la déclaration d’Adorno sur l’impossibilité de l’art — et principalement de l’art européen des xviiie et xixe siècles — à survivre à Auschwitz.
2Ce numéro de Littératures consacré à la « Mélophobie littéraire » s’interroge également sur ces représentations, intimes ou sociales, de la musique. Il rassemble des études denses, dont le fil conducteur semble être le lien entre musique et violence dans la littérature, et les compromissions possibles d’une musique qui justifierait, en les camouflant parfois, la cruauté ou le totalitarisme.
Dialectiques de la mélophobie
3L’ouvrage s’inscrit dans l’actualité de la recherche par le pendant qu’il propose à La Haine de la musique, un numéro récent de Recherches et travaux dirigé par Claude Coste et Bertrand Vibert1. Le choix des titres importe ici, et celui qui nous occupe dénote peut‑être une volonté de se défaire de la référence à Pascal Quignard, dont le recueil La Haine de la musique2 informe les discours sur la mélophobie littéraire de ces dernières années. De fait, le présent recueil tente non seulement de multiplier les questionnements possibles autour du « méloscepticisme », mais aussi de creuser les raisons, parfois quasi-psychanalytiques, de ce rejet qui peut prendre les formes de la peur, du dégoût, de la colère, mais rarement du désintérêt.
4Dès l’introduction, Frédéric Sounac affirme la non‑existence de la pure « mélophobie », ou tout du moins sa nature double qui fait d’elle une « -philie » inversée. Son avant‑propos constitue une contextualisation très éclairante sur les différentes thèses anti‑musicales. Il en propose une typologie en cinq temps : la mélophobie « viscérale », qui est un « rejet global » (p. 21) de l’art des sons ; la mélophobie « morale » (p. 22), qui refuse l’appel à la sensualité contenu dans la musique ; la mélophobie « philosophique » (p. 23), représentée par Kant, Hegel et Nietzsche ; la mélophobie que l’on pourrait qualifier de « sociale », qui est une « contestation des us et coutumes de la classe dominante » (p. 26) ; enfin, la mélophobie « historico-politique », qui regroupe les discours d’obédience adornienne sur les compromissions de la musique avec les totalitarismes. Fr. Sounac propose de lire la mélophobie comme une angoisse de la passivité, qui est aussi une angoisse de la dévirilisation. Cette réflexion « genrée » trouve par la suite un écho certain dans de nombreuses communications, même si elle n’en constitue pas un angle d’attaque privilégié.
5Le premier article ouvre de façon frontale la discussion sur la valeur littéraire de la mélophobie, analysée par Christophe Imperiali comme arme critique dans le débat autour de la poésie symboliste. Chr. Imperiali prend comme domaine d’étude l’ensemble des réactions contre l’hégémonie de la musique prônée par les symbolistes : il montre bien que ces réactions, fondées sur le rejet de la musique au profit de l'image, se retrouvent jusque dans des études récentes comme celle de Laurent Jenny, dont il interroge la théorie de la « spatialité » irréductible des symbolistes3. Cet article introductif permet de mettre immédiatement en question certaines dialectiques propres aux discours musico-littéraires et d’ouvrir le débat.
La mélophobie comme marqueur d’angoisses intimes
6Le caractère profondément intime de l’expérience musicale est ce qui motive, chez beaucoup d’écrivains, les discours sur — et contre — la musique. Le titre d’Aude Locatelli — « “Se boucher les oreilles pour ne pas entendre” : réflexions sur différents cas de surdité musicale » — pose d’emblée la question, qui sera plus loin développée par Fr. Sounac, de la passivité supposée de l’expérience musicale, perçue par beaucoup d’écrivains comme une pénétration non maîtrisée, et parfois non voulue. A. Locatelli propose un parcours érudit à travers des exemples de « fous » de musique, à la frontière entre la mélomanie extrême et la mélophobie, parcours dont on aurait peut-être aimé qu’il s’arrête plus longuement sur la définition de la « surdité » musicale.
7Marie-Françoise Hamard montre également, avec l’exemple de Rilke, la profondeur des malaises identitaires liés à la musique. Chez le poète, il semble que la mélophobie provienne d’une méconnaissance, qui fait de l’écoute une expérience déstabilisante. Fr. Sounac, dans son article sur Hegel, propose de lire cette déstabilisation comme la manifestation d’une incapacité, ou d’un refus, du lâcher-prise. Pour Hegel, la musique — surtout instrumentale — constitue une « force anti-philosophique » (p. 102) car en favorisant la rêverie, elle détourne l’homme de la vérité et de l’objectivité philosophiques. S’appuyant sur l’ouvrage de Marie-Louise Mallet, La Musique en respect4, Fr. Sounac montre que la mélophobie comme « logocentrisme » n’est pas seulement un positionnement philosophique (donner à la musique sa « juste place », qui ne doit pas concurrencer la philosophie), mais cache aussi un « fond informulé de machisme » (p. 105) :
[É]couter la musique prend du temps, [et] correspond littéralement à une perte de temps (et de contrôle) qui n’est pas créditée du prestige lié à l’action. Action liée à la virtus du vir, que l’on devine masculine : au surplus d’être nocturne, la musique est pensée comme féminine, rétive aux valeurs de rationalité et d’action qui sont appariés, dans notre culture, à la sphère virile. (ibid.)
8Cette hypothèse misogyne — ou gynophobe —, si convaincante qu’elle soit, ouvre néanmoins la porte à un autre questionnement : que faire des « mélomanes misogynes » comme Suarès, Rolland, Gide ? L’analyse de Fr. Sounac permet également de rappeler le problème de l’articulation entre logos et musique : chez Hegel comme chez nombre d’autres philosophes « mélophobes », la musique se trouve rejetée du côté sinon de l’indicible, tout au moins de l’obscur, tandis que la philosophie serait du côté de la lumière. Encore une fois, la musique apparaît comme une menace pour le philosophe, comme une force susceptible de réduire l’autorité de son discours, soit qu’elle motive une sortie du rationnel, soit qu’elle propose des réponses alternatives.
9Cette irrationalité supposée de la musique est ce qui semble, dans toutes les contributions, faire le lien entre les divers arguments mélophobes ou mélosceptiques. Elle nourrit en effet des angoisses à la fois intimes et collectives, donnant tout son sens au titre du recueil.
Valeurs & représentations de la musique
10Les articles de Timothée Picard, sur la « jazzophobie » dans les années 1920-1930, et de Thierry Santurenne, sur Muray, permettent de lier l’intime et le social. Ils montrent en effet comment le discours idéologique est travaillé par l’expression du sentiment, sentiment de haine dans le cas de Muray, hantise de la décadence et racisme sous-jacent dans la critique jazz du début du siècle, y compris dans celle qui se montre la plus favorable à cette nouvelle musique. Dans les deux contributions, la musique apparaît comme un révélateur des maux de la société. Les critiques de jazz, unanimes à constater la défaillance de la civilisation européenne, font de la nouvelle musique soit un symptôme de cette défaillance, soit l’une de ses causes opérantes, soit enfin une force potentiellement régénératrice. De la même façon, pour Muray, la musique techno révèle les aspects les plus inquiétants de la modernité, notamment le passage dans une ère de « civilisation hyperfestive » (p. 130). Le caractère inclusif de cette musique motive un pan important de sa mélophobie, semblant donner raison à l’hypothèse de Fr. Sounac, confirmée par les images utilisées par Muray : images de viol, mythe du Léviathan, etc.
11Cependant, ces deux articles mettent également en évidence le paradoxe récurrent, dans les discours mélophobes, d’une « mélophilie » contrariée, soit par le mésusage ou la dévaluation de la musique aimée, soit par son éviction par un nouveau type de musique. D’un bout à l’autre du xxe siècle, les textes étudiés expriment le désir de retrouver une musique plus vraie, plus humaine. Ainsi, pour Muray, « détester [la musique], c’était exécrer l’usage qu’en font ses contemporains » (p. 128). Il ne s’agirait donc pas d’une détestation de principe, mais d’usage, contrairement à ce que l’on a pu constater chez Hegel. Comme chez Mallarmé, il semble y avoir chez Muray une volonté de « reprendre à la musique son bien », par la littérature.
Des discours du malaise social
12Les quatre derniers articles se consacrent plus complètement à la question sociale, voire politique, de la « haine de la musique » et mettent de l’avant la complexité de ces discours sur une société en déroute, dont la musique est le symptôme du malaise.
13Marik Froidefond montre par exemple que la mélophobie de Prévert est l’expression d’un engagement politique. Se moquer de la musique classique et de la musique d’église, c’est en réalité s’attaquer à l’ordre bourgeois dans une « haine de principe, voire [une] haine de classe » (p. 64).
14Chez Milan Kundera s’exprime aussi une haine de principe, mais sa critique sociale de la musique est moins politique qu’historico-philosophique. Pour l’écrivain, dont Brigitte Fontille retrace la pensée, la musique, par sa nature même, est coupable d’avoir facilité la naissance de l’homo sentimentalis, « cet homme qui vénère ses sentiments jusqu’à les transformer en valeurs. » (p. 142) Comme Hegel, M. Kundera considère que la musique hypertrophie l’âme au détriment des fonctions critiques de l’esprit. Ce dualisme extrême ne semble alors pas laisser de place à l’émotion musicale. Le discours se concentre en revanche sur une dialectique complexe entre l’individu et le groupe, entre « deux attitudes ontologiques fondamentales » (p. 143) : le mélomane, centré sur lui‑même de par son narcissisme lyrique, aspire pourtant à se fondre dans le groupe, pour atteindre une autre forme d’extase, par exemple dans les concerts de rock. C’est cette nature lyrique et sentimentale de la musique, affirme M. Kundera, qui la rend si facile à utiliser par les régimes totalitaires, même si cette utilisation est un détournement, une falsification :
La politique utilise la musique de façon aliénante et trompeuse en tirant parti de son potentiel lyrique. […] Si la musique a pu, dans l’histoire politique, prendre la place qui a été la sienne, c’est en raison de sa nature même qui véhicule l’affectivité présente dans la haine, la vengeance et l’enthousiasme des victoires sanglantes dévoilant une superstructure asservie à la barbarie. (p. 144‑145)
15Tout comme Muray, M. Kundera déplore la dévaluation de la musique par son utilisation à outrance, notamment dans la publicité, qui en fait une « eau sale » polluant le quotidien. C’est ce qui amène Br. Fontille à dire que la mélophobie de Kundera, comme celle de beaucoup d’autres, est en réalité un « amour opiniâtre » (p. 152) qui ne supporte aucune concession. L’écrivain propose ainsi de « sauver » la musique par le roman, selon lui le lieu par excellence de l’anti-romantisme, le seul permettant un regard lucide et désabusé sur le monde.
Un constat d’échec
16L’article de Nathalie Vincent-Arnaud, qui clôt le volume, apporte un contrepoint passionnant à la critique de M. Kundera, qui est aussi celle de Hegel, Tolstoï, Quignard et plusieurs autres. N. Vincent-Arnaud montre en effet que chez Bret Easton Ellis, c’est au contraire le manque d’émotion musicale qui est vecteur d’inhumanité et de cruauté. L’écrivain américain, comme M. Kundera ou Muray, semble déplorer la dévaluation de la musique dans son utilisation commerciale et quotidienne ; mais, chez lui, c’est l’a-musicalité ainsi créée qui est le « symptôme de la déroute » d’une « humanité anesthésiée et asservie », d’un « monde voué à la répétition et à la dilution des individualités » (p. 191). Loin de voir dans la musique une exaltation dangereuse des sentiments, il déplore au contraire leur absence, explique N. Vincent-Arnaud dans sa conclusion, dans le grand « désenchantement » moderne :
Désenchanter, c’est, à l’émotion susceptible d’être libérée par la musique, apporter une fin de non-recevoir, refuser tout exutoire par le rêve et l’essor individuel. (p. 193)
17La dialectique de l’échec est également à l’œuvre dans l’article qui précède. Nathalie Avignon y propose la lecture croisée de trois romans contemporains mettant en scène la figure d’Orphée. Selon elle, le mythe d’Orphée symbolise, entre autres, l’échec de la musique comme idéal : idéal d’atemporalité, idéal de fuite hors du temps humain. Le parallèle très bien mené entre les trois romans que sont Porporino de Dominique Fernandez, Melodien de Helmut Krausser et The Time Of Our Singing de Richard Powers, met en évidence les questionnements complexes des trois auteurs sur le rôle social de la musique et son pouvoir de fascination. Cette fascination peut aller jusqu’à l’aveuglement et au meurtre, chez D. Fernandez et H. Krausser, et les trois utopies — ou contre-utopies — « atemporelles » (p. 183) qu’ils constituent mettent en garde le lecteur « contre la prétention de la musique à se soustraire aux réalités sociales et politiques, au prix d’un élitisme discutable et d’une irresponsabilité morale dangereuse » (p. 183). Malgré tout, l’échec que rencontrent les trois figures d’Orphée, dans ces romans, n’est pas définitif puisque par exemple chez R. Powers, nous dit N. Avignon, « il n’est d’espoir qu’esthétique, malgré les déceptions et les risques encourus » (p. 182). Ainsi ces écrivains consacrent-il, en même temps qu’ils la critiquent, l’envoûtement de la musique et sa capacité à se situer hors du temps.
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18Le présent volume nous propose donc un parcours riche et complexe à travers les méandres de la mélophobie littéraire, qui cache ou ignore souvent ses motifs d’action. Aux discours pamphlétaires de M. Kundera ou Muray, dont la critique, principalement éthique, vise le caractère sensoriel et potentiellement violent de la musique, répondent des constructions romanesques ou poétiques qui mettent en scène cette violence, ainsi que l’échec, quasi‑généralisé, des idéaux romantiques d’une musique « pure » ou « absolue ». Le fil rouge de l’ouvrage reste la critique du rôle social de la musique et de son utilisation politique, qui est tantôt perçue comme un rapt, un dévoiement (la mélophobie est alors une mélophilie inversée), tantôt nourrit le soupçon d’une nature profondément dangereuse de la musique elle-même. La question de l’émotion musicale est aussi au centre de tous les discours, même de ceux qui semblent la contourner : cette émotion est, elle aussi, presque toujours perçue comme dangereuse, qu’elle soit hypertrophiée et annihile les facultés de jugement, ou qu’elle soit au contraire atrophiée par l’abondance et la dévaluation de la musique, menant alors à l’inhumanité. La « bonne musique », d’un point de vue esthétique et éthique, serait‑elle alors à chercher dans un entre‑deux de l’émotion ? Les contributions de ce volume, par la diversité des discours extrêmes et passionnés auxquels elles s’attachent, semblent consacrer l’impossibilité de cet « état moyen » de l’émotion musicale.