Le souvenir fantomatique
1L’Histoire désastreuse du xxe siècle hante les récits de ces trente dernières années. Face à la prolifération des spectres dans les récits contemporains, Jutta Fortin et Jean-Bernard Vray ont décidé d’interroger pourquoi la littérature narrative ne cesse, selon eux, de déployer un véritable imaginaire spectral. Le présent ouvrage est le fruit d’un colloque organisé à Saint‑Étienne en 2008 par le Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Expression Contemporaine. L’illustration de couverture donne le ton : visages floutés, démultipliés, présences blanches sur fond noir, le dispositif À la recherche de Stella réalisé par Alain Fleisher provoque la sensation inquiétante d’une présence effacée, dématérialisée, fantomatique et pourtant bien là. Et en effet, loin de la dimension fantastique traditionnellement associée aux fantômes, il s’agit plutôt dans cet ouvrage de cerner l’imaginaire spectral, en tant qu’il interfère avec le réel, d’en montrer les richesses, de l’envisager comme un symptôme actuel, littéraire, sociétal et parfois personnel.
2Le préambule pose l’hypothèse d’une influence de la littérature lazaréenne sur la littérature contemporaine. Caractérisée par un essai fondateur de Jean Cayrol, publié en 1949, Lazare parmi nous1, cette littérature d’après‑guerre serait marquée par la conscience troublante d’avoir survécu à la mort, à l’instar du personnage biblique. Le sentiment de la catastrophe induit alors une écriture tiraillée entre la nécessité de dire et l’impossibilité de le faire. Si, pour Jean-François Louette2, l’influence littéraire de Lazare domine jusqu’aux années soixante, son impact outrepasse néanmoins cette période. C’est l’idée de J. Fortin et J.‑B. Vray, pour qui cette littérature trouve son origine dans l’imaginaire spectral contemporain. À leurs yeux, les camps et la bombe atomique seraient les paradigmes des zones d’ombres de l’Histoire qui taraudent et hantent les écrivains depuis la guerre jusqu’à aujourd’hui. C’est tout l’enjeu de cet ouvrage que de montrer ces zones d’ombres qui induisent un nouveau mode d’inscription de la catastrophe, lequel ne serait ni thématique, ni allégorique, mais plutôt, comme le suggère Pierre Bayard, « fantomatique » (p. 10). Celui‑ci, dans « Les éléphants sont‑ils allégoriques ? » interroge la présence a priori incongrue de pachydermes dans le roman de Romain Gary, les Racines du ciel, dans lesquels il voit de manière fantomatique et allusive, la solution finale. Le critique pose alors l’hypothèse d’un champ littéraire beaucoup plus étendu qu’il n’y paraît, qui fait référence, indirectement, à cette extermination des Juifs. La question se pose alors de cerner « comment les fantômes commencent à apparaître dans les textes en y demandant asile. » (p. 103)
Qu’est-ce qu’un spectre ?
3« Le spectre, c’est quand quelque chose d’amoindri persiste à se manifester et à faire signe, à apparaître de façon intermittente » (p. 247) comme propose de le définir Dominique Rabaté. C’est à ce « quelque chose d’amoindri qui persiste » que s’attèlent les articles de cet ouvrage, répartis en cinq chapitres. Après une partie consacrée aux « revenances de l’histoire », une deuxième interroge les « espaces esthétiques des spectres », en particulier le lien avec la photographie et le cinéma. Ces deux premiers chapitres, substantiels par le nombre de contribution et les enjeux qui s’y trament, font place à deux chapitres plus thématiques qui réunissent des contributions s’intéressant d’une part à la « précarité du spectre », de l’autre, à ses modes de présence, intitulée « apparitions/disparitions ». L’ouvrage s’achève sur une étude concernant la « revenance des formes », autrement dit comment des langues, des œuvres et des formes d’autrefois hantent eux aussi les textes narratifs contemporains. Quelles sont les caractéristiques de cette littérature spectrale ?
4La littérature spectrale se montre d’abord sensible à des motifs : le personnage fantôme chez Marie NDiaye, la nébuleuse chez Anne-Marie Garat ou encore l’ombre chez Pierre Michon. Ces fantômes sont, à chaque fois, une manière décentrée d’évoquer les grandes catastrophes de notre siècle, comme en attestent les œuvres de Jean-Christophe Bailly, Didier Daeninckx, Alain Fleisher, Patrick Modiano ou Yves Ravey, étudiés dans plusieurs articles. Michaël Sheringham s’intéresse ainsi au Grand incendie de Londres écrit par Jacques Roubaud après la mort de sa jeune épouse et montre comment s’entremêle présence fantomatique de l’être cher et souvenirs plus anciens, tout aussi traumatiques. Reste ainsi gravé en lui par exemple ce jour de mai 1945 — Roubaud avait alors 12 ans — où son père l’a emmené voir, à l’hôtel Lutetia, les premiers déportés survivants qui étaient de retour. Les spectres, ce sont donc aussi ceux de l’histoire familiale qui croisent l’Histoire, comme la perte d’un grand-père subitement disparu après-guerre, chez Emmanuel Carrère et qu’il évoque dans Un Roman russe. Pour Roubaud comme pour Carrère, le fantôme personnel catalyse l’écriture, qui en retour, offre un tombeau au fantôme, charriant avec elle un pan de l’Histoire collective.
L’impossible souvenir
5Les travaux rappellent également l’incapacité de l’écrivain contemporain à envisager frontalement le paysage apocalyptique que l’histoire lui a laissé. C’est ce que résume la formule d’Yves Ravey : « Interdiction du paysage. Impossible de regarder le souvenir en face » (p. 60). Pour cette « littérature empêchée de dire et hantée par ce qu’elle tait » (p. 39), que Dominique Viart désigne par « fictions post-apocalyptiques », l’enjeu consiste à trouver un nouveau point de vue, moins directement frontal, impossiblement réaliste, pour dire la catastrophe. Le critique en dresse une typologie déclinée en quatre modalités : allusion, dissociation, imprégnation et compensation. L’écrivain peut procéder à une hantise par allusion, comme le fait Claude Simon qui ne parle jamais de la déportation mais dont l’ombre est toujours présente. La hantise par dissociation consiste à distinguer deux récits au sein d’une même œuvre, cette structuration narrative faisant signe vers un tiers exclu de manière implicite. W ou le souvenir d’enfance en est le meilleur exemple. Une alternative se trouve dans la hantise par imprégnation, où l’allusion au passé se fonde sur des réminiscences plus ou moins conscientes de l’auteur ou du lecteur/spectateur, des assimilations liées par exemple aux images des rails, des baraquements, ou aux effets de listes dans les récits. D. Viart propose enfin une forme de hantise par condensation, où il s’agit pour les auteurs — comme Antoine Volodine — de désancrer l’évènement historique de son contexte pour l’inscrire dans un autre temps, voire sous une autre forme. La poétique de la spectralité se construit ainsi dans un rapport particulier à l’Histoire, plus oblique, où le changement de point de vue permet de capter la catastrophe qui n’avait pas été dite. Cette zone d’ombre encore non exploitée par la narration, jusque là reléguée au silence, c’est ce qu’Alain Fleisher appelle « l’angle mort » (p. 90) du réel qui se fait sentir dans les textes narratifs contemporains.
6En termes freudiens, la littérature spectrale est alors perçue comme l’effet d’un refoulement littéraire trop longtemps contenu. C’est là une troisième caractéristique de cette littérature. Dans cette perspective psychanalytique, nombre d’articles explorent le sentiment d’inquiétante étrangeté, l’effet d’unheimlich, devenant même selon Wolfgang Asholt, un projet romanesque dans l’œuvre d’Yves Ravey. Évoquer un univers banal et quotidien fait saillir dans les textes de cet écrivain, les hantises de la Seconde Guerre mondiale : univers concentrationnaire, exterminations, bombe atomique que ses textes n’abordent pas toujours de manière frontale. La prose de l’écrivain contemporain peut ainsi être hantée par cette histoire du xxe siècle sans que le premier intéressé — l’écrivain lui‑même — ne s’en rende compte.
Le devenir du spectre
7Reste à savoir si cet imaginaire spectral est une spécificité française. Lionel Ruffel en doute, dans son étude de Don De Lillo et de Toni Morrisson ; il montre en effet que la préoccupation pour le spectre peut s’élargir à d’autres pays, se présentant comme un symptôme contemporain occidental. Ce que confirme D. Rabaté lorsqu’il constate un intérêt croissant pour le spectre dans la littérature, conséquence d’une attirance que l’homme contemporain ressent envers tout ce qui permet d’échapper au contrôle social permanent. Le fantôme serait ainsi le fantasme d’une échappatoire. C’est ainsi la piste qu’il explore à travers la lecture d’Un temps de saison de Marie NDiaye. La littérature spectrale peut donc aussi, en dehors du poids de la catastrophe historique, par delà la Seconde Guerre mondiale, être la manifestation d’enjeux sociétaux. L’imaginaire spectral traduirait, pour M. Sheringham, « ce fléchissement des assises identitaires si caractéristique de notre époque, où le sujet se voit doté d’un statut liquide, précaire… » (p. 171).
8Ces travaux renouvellent ainsi l’approche de la figure du spectre. Si Hamlet hante les articles, c’est souvent pour servir de contrepoint à la vision contemporaine du fantôme. Les figures tutélaires convoquées ici n’ont pas de nom, tout au plus, s’apparentent‑elles à la figure quasi‑tutélaire de Dora Bruder. C’est que le spectre vaut aujourd’hui plus par ce qu’on projette sur lui que comme entité propre. Sa plasticité lui permet d’incarner ce qu’on veut bien y mettre. Ainsi, écrit Stéphane Chaudier, aujourd’hui « le spectre n’est plus une créature ni méchante ni agressive ; il est devenu aimable » (p. 214), quelqu’un dont on cherche la compagnie, en écho au titre d’un roman de Lydie Salvayre, et que confirme A. Fleischer qui évoque son plaisir à se trouver parmi les momies des catacombes de Palerme (p. 88). Ainsi, contrairement à Sophie de Lespinasse qui déclarait en son temps :
Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur
9À lire les contributions de ce recueil, les écrivains d’aujourd’hui auraient plutôt pour devise de croire aux spectres et de les accueillir dans l’écriture, exploitant toute la palette interprétative que leur permet le spectre, devenu un véritable espace de création.
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10Les articles rassemblés mêlent littérature et sciences humaines, croisent, approches photographiques et cinématographiques, explorant, dans la continuité de Barthes, « cette chose terrible qu’il y a en toute photographie : le retour du mort4 », déployant l’expression derridienne selon laquelle « l’expérience cinématographique est une expérience de la spectralité5 ». Danièle Méaux étudie ainsi les différentes manières dont la photographie féconde la littérature narrative. Des clichés familiaux destinés à un usage biographique aux images futiles, décevantes pour Perec, qui incitent à trouver d’autres biais pour écrire, des photographies qui permettent l’articulation de l’individuel et du collectif pour Annie Ernaux ou François Bon, à celles qui traduisent l’aspiration d’une reconstitution du passé comme pour Pierre Michon ou Pierre Bergounioux, l’écrivain, selon l’expression de Georges Didi-Huberman (p. 116), est un véritable « chiffonnier de la mémoire ». La photographie dans la littérature narrative est porteuse, selon D. Méaux, d’un sentiment éminemment nostalgique : l’auteur part des traces d’un passé pour constater qu’il n’est plus, conscient de tout ce qui sans doute n’a pas laissé de traces.
11Illustrations en couleur de travaux réalisés par Jean Le Gac et entretiens d’Yves Ravey, d’Alain Fleischer et de Jean-Christophe Bailly, lequel revient avec érudition sur son récit-essai, L’Instant et son Ombre, sont autant de respirations dans cet ensemble de réflexions très dense sur l’imaginaire spectral.