Esthétisme bigarré : un hellénisme à l’anglaise ?
1Alors que la belle exposition Désirs et Volupté à l’époque victorienne (Musée Jacquemart André, 15 septembre 2013-20 janvier 2014) qui offrait un aperçu de la remarquable collection Pérez-Simon a fermé ses portes depuis quelques mois, quoi de plus réjouissant que de découvrir une lecture éclairante qui permette non seulement de ne pas s’en tenir aux clichés ou au catalogue d’exposition1 mais de mieux comprendre ce que l’on a sous les yeux. Ainsi, le premier mérite de l’ouvrage de Charlotte Ribeyrol est tout d’abord de faire saillir un relief, un paysage aux contours indistincts et aux pics parfois accidentés : celui de l’esthétisme anglais.
2Le défi était de taille : comme l’atteste le cahier d’illustrations qui ouvre le livre, l’impression qui se dégage souvent des œuvres picturales de Simeon Solomon et d’artistes contemporains tels Albert Moore ou Lawrence Alma-Tadema, c’est que l’art de cet époque est souvent bien loin — surtout en reproduction — des expérimentations colorées des préraphaélites et des impressionnistes : on semble assister là à une forme de décadence mièvre ou molle. Or, en étudiant conjointement l’hellénisme de trois Esthètes phares de cette période, Walter Pater, Algernon Swinburne et John Addington Symonds, l’auteur nous révèle une Angleterre décadente à la fois haute en couleur et érudite, romantique et révolutionnaire. Au cœur de cette étude, la Grèce apparaît comme dans un miroir, démultipliée en de nombreuses facettes aussi séduisante les unes que les autres. Tantôt, c’est la Grèce ancienne, classique dont on perçoit le modèle ou l’influence ; tantôt, c’est une Grèce rêvée, colorée par des artistes avides de nouveaux désirs ou assoiffés de nouvelles sensations. Dans tous les cas, c’est une Grèce fantasmée, ou comme le dit élégamment Ch. Ribeyrol,
une Grèce autre en gésine dans les écrits des premiers anthropologues anglais qui s’intéressent à l’Hellade oubliée des historiens : une Grèce des origines inavouées, archaïque, mystique et chtonienne. (p. 19)
3Afin de nous conduire au plus près de cette Grèce irisée, dans ce qu’elle nomme une périégièse tout à fait exaltante, l’auteur adopte une démarche dynamique et comme tout bon éclaireur commence par repérer les lieux (première partie) avant de nous amener à en rencontrer les protagonistes.
Paysages chimériques
4Selon Ch. Ribeyrol, le premier constat que l’on peut faire concernant la cartographie de la Grèce telle que la dressent et la reconstituent Symonds, Pater et Swinburne, c’est qu’elle s’inspire largement de modèles antiques connus : c’est la Grèce décrite par l’explorateur Pausanias dans son célèbre Périégète (115‑180 de notre ère) mais aussi celle d’Homère. Néanmoins, qu’il s’agisse du littoral ou de l’espace marin lui‑même, la topographie hellénique se trouve toujours déplacée et anglicisée par le regard de trois auteurs qui apparaissent constamment dépaysés dans cet espace fondamentalement étranger. L’utopie fait ici place à une forme d’hétérotopie qui engage et met à mal l’identité même de l’artiste ou du poète convaincu d’être né trop tard. Ce décalage spatio-temporel, que l’on retrouve chez la plupart des artistes de cette période leur vaut cependant de s’élever au-dessus de leurs contemporains et de pouvoir voyager à travers le temps. Ainsi, « [l]e poète est, tel le prophète ou le devin, capable de traverser les âges, de retourner dans le passé antique dont il chante les hauts faits glorieux » (p. 46). S’affranchir du temps historique permet aux trois auteurs discutés de revenir à une temporalité cyclique, mythique que l’on trouve par exemple illustrée dans les rondeaux de Swinburne ou dans les poèmes de Symonds.
5Ainsi, comme le montre bien Ch. Ribeyrol, les figures spectrales qui peuplent leur imaginaire sont loin d’appartenir au passé et les emprunts à l’antiquité n’empêchent pas l’accès à une modernité revendiquée. L’hellénisme tel qu’il se présente chez Swinburne, Symonds et Pater est selon l’auteur un « hellénisme palimpsestuel » (p. 59) où le paganisme grec côtoie le christianisme médiéval. Au prisme de l’esthétisme, un savoureux mélange d’époques et d’aires culturelles voit le jour, où chaque auteur n’hésite pas à oser des parallèles audacieux entre figures sacrées et figures païennes, par exemple entre Vénus et la Vierge Marie. C’est ainsi que Pater, Whistler et même Albert Moore finissent par évoquer ensemble l’hellénisme et le japonisme. Cet « exotisme ekphrastique » (p. 66) que l’on trouvait déjà présent dans les tableaux de Dante Gabriel Rossetti et de la seconde génération des Préraphaélites est ainsi repris et largement amplifié dans les toiles des Esthètes où le beau côtoie le bizarre.
Figures & espaces intermédiaires
6Dans la deuxième partie de son ouvrage, Ch. Ribeyrol explore plus avant les espaces liminaires que l’on trouve chez les trois auteurs étudiés et montre comment, en matière de lieu comme de figures, c’est l’indifférencié qui préside ; aux heures du crépuscule où il est difficile de distinguer les formes correspond une ambiguïté des corps grandissante :
Relégué dans les marges qui échappent à la norme, et révélé à la tombée de la nuit comme la rosée […], l’hermaphrodite, comme l’androgyne, est une figure trouble, insaisissable, qui échappe à toute tentative de définition, de délimitation. La mythopoïétique des Esthètes rejoue les transitions des mythes grecs de la métamorphose et de l’hybridité, spatialise et met en scène l’entre-deux du passage défini comme espace de créativité. (p. 77)
7L’auteur consacre deux chapitres à ces figures du désir que sont l’hermaphrodite et l’androgyne, proposant de lumineuses remarques stylistiques sur la facture même des poèmes.
8Transposés en termes poétiques, le double lié à l’hermaphrodisme devient anaphore tandis que l’interdit qui lui est associé apparaît dans les poèmes de Swinburne, par exemple, sous forme de suffixes négatifs. Pour rendre compte de l’ambiguïté de l’hermaphrodisme, la langue poétique a recours à des métaphores florales qui désignent également la beauté androgyne d’« adolescents en fleurs » (p. 84). Dans cet univers codé où le mot « étrange » renvoie à une sexualité autre, l’on assiste à une multiplication de références aux auteurs et à la mythologie grecs. À celles‑ci s’ajoutent des spéculations d’ordre médical autour des récentes théories physiologiques sur le développement de l’embryon faisant peu à peu émerger une nouvelle esthétique hybride :
Les écrits de Symonds et d’Ulrichs semblent ainsi marqués par une esthétique hybride qui correspond aussi bien à la nature double et insaisissable de leur objet — l’homosexuel hermaphrodite — qu’à leur double tentation d’une écriture hybride, mêlant le mythique au médical, avec d’un côté un pôle féminin qui serait celui du poétique, du métaphorique, et de l’autre un pôle masculin scientifique, multipliant les classifications. (p. 95)
9Cette bipolarité qu’identifie Ch. Ribeyrol l’amène à analyser de façon pertinente la figure de l’artiste comme hermaphrodite intellectuel (chapitre VI) en revenant tout d’abord sur l’emploi très courant à l’époque du terme de « perversion ». Ici, l’auteur montre comment le renversement (des codes moraux mais aussi des codes esthétiques) caractérise à la fois la conduite personnelle des auteurs étudiés et leurs innovations artistiques. Dans cette nouvelle logique de déviance par rapport à la norme, le travestissement est ainsi à la fois social, politique et poétique. Comme l’auteur le montre ensuite au sujet de Méduse et de l’esthétique grotesque, ce qui caractérise la façon dont les Esthètes investissent et réinventent le passé (en s’inspirant des modèles antiques mais aussi des modèles médiévaux), c’est qu’elle implique toujours un mouvement, une ondulation, ou même une torsion. Dans les toiles de Solomon ou les poèmes de Swinburne comme dans les écrits de Walter Pater, la forme privilégiée est ainsi la courbe. Cette dynamique de décentrement qui caractérise l’esthétisme permet donc d’échapper aux dichotomies de l’époque victorienne (entre masculin et féminin, noir et blanc) et de proposer des « variations chromatiques » (p. 111) que l’auteur s’emploie à explorer dans la quatrième partie de son ouvrage.
Synesthésies
10Dans cette partie, la plus enlevée du livre, Ch. Ribeyrol commence par resituer les débats historiques ayant eu lieu à l’époque victorienne autour de la question de la polychromie dans la statuaire grecque. Elle rappelle ici la « tradition esthétique et essentiellement philologique qui associe sculpture grecque et blancheur immaculée » (p. 119) et montre comment les Esthètes se tournent peu à peu vers la couleur qui semble irriguer leur imaginaire tout comme le sang anime progressivement les veines de Galatée dans le mythe de Pygmalion. La tension entre la pâleur mortuaire du marbre et la couleur dorée d’Apollon est grande et traduit bien les multiples influences que subit l’esthétique des trois auteurs citées, une tension par ailleurs déjà présente dans les expériences picturales des préraphaélites et dans les écrits sur l’art de John Ruskin. Le pourpre, autrefois associé aux fastes de la religion, se trouve ainsi repris et intimement lié à l’incarnat par des auteurs qui n’hésitent pas à revisiter les mythes classiques et à en exposer « les profondeurs chtoniennes, dionysiaques » (p. 141).
11Ainsi l’auteur peut‑elle conclure :
Le « combat des contraires », de l’apollinien contre le dionysiaque, que Nietzsche décrit dans La Naissance de la tragédie, trouve donc un écho dans l’œuvre poétique des Esthètes. (p. 143)
12Tel Swinburne que l’auteur décrit face aux tableaux de Simeon Solomon comme « ouvr[ant] l’épiderme apollinien pour atteindre des profondeurs chtoniennes, dionysiaques (p. 142) », Ch. Ribeyrol n’hésite pas dans cette partie de son ouvrage à trancher dans le vif des textes : s’attachant à des passages bien choisis, elle en fait jaillir la charge érotique et la rythmique bacchanale. La débauche de couleur et de mouvement qu’elle décrit l’amène ensuite tout naturellement à se plonger dans les effets perceptifs et à proposer une analyse aussi juste que convaincante de la synesthésie dans la poésie de Swinburne. Reproduisant dans le corps du texte l’écriture sinueuse du poète, l’auteur nous amène ici au plus près du texte et nous donne autant à voir qu’à caresser l’effet qu’elle pointe. Tel un orfèvre, Ch. Ribeyrol taille dans la matière poétique, analyse, et sertit son texte de mots grecs précieux qu’elle illumine par des commentaires à la fois clairs et érudits.
Un artisanat artistique
13Sans surprise, la quatrième et dernière partie de l’ouvrage se referme sur une forme de synthèse qui conclut sur les paradoxes de l’entreprise poétique des Esthètes et de leur posture :
Ils rêvent de l’œuvre totale sur le modèle wagnérien où convergent tous les arts, tout en éprouvant un plaisir tout romantique à la contemplation de fragments antiques qui traduisent l’impossibilité de la totalité. (p. 176)
14De ces paradoxes ressortent néanmoins plusieurs traits qui distinguent l’entreprise des Esthètes de celles de leurs prédécesseurs : contrairement à Alma-Tadema qui, d’après Ch. Ribeyrol, utilise la référence antique pour asseoir une peinture académique et mondaine, les Esthètes nouent un dialogue fantasmatique avec les artistes antiques par le truchement des objets d’art qu’ils ont produits :
Les Esthètes s’inventent ainsi de nouvelles figures de créateurs à leur image, dont ils revendiquent l’héritage fragmentaire dans le cadre d’une mythopoïétique réflexive qui met en scène l’Art en train de se faire. (p. 181)
15Tout comme les artistes du mouvement Arts and Craft, les Esthètes n’hésitent pas à idéaliser la figure de l’artisan grec et à élever le statut de l’artisan à celui d’artiste, abolissant ainsi les frontières entre art et technè. Ce glissement sémantique, visible dans la métaphore récurrente de l’artiste comme « workman » ou « craftsman », se trouve illustré dans la Great Exhibition de 1851 qui atteste un tournant de l’art vers l’ère industrielle. La synthèse des arts, autrefois résumée par la formule horacienne de l’ut pictura poesis se trouve ici étendue à tous les arts et de nouvelles harmonies se font entendre.
16Partant de la célèbre expression d’Homère désignant le langage humain comme « mots ailés », Ch. Ribeyrol s’attache ici à rendre les effets de l’écriture des trois auteurs étudiés, faisant ici entendre les assonances, là visualiser les effets picturaux. Dans cette partie (chapitre XII), l’éclat de la poésie ciselée de Swinburne est évoqué et analysé avec brio et l’on plonge volontiers dans le corps/corpus d’une œuvre que l’on sent encore ardente, comme tout juste sortie de la forge d’Héphaïstos. Cette analyse se poursuit par un ultime questionnement sur le modèle et la figure d’Aphrodite, « déesse tutélaire de la poïétique érotique de Swinburne, Pater et Symonds qui prônent une esthétique où l’art signifie amour des formes belles, où l’eidos (comme forme-idée) se confond avec la morphé (forme physique, contour) » (p. 215).
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17Au terme de ce passionnant parcours, Charlotte Ribeyrol parvient non seulement à faire résonner la Grèce dans les écrits des Esthètes mais également à esquisser comment ce courant essentiellement masculin outrepasse les catégories sexuelles, génériques et esthétiques et annonce une écriture féminine résolument moderne dont on espère qu’elle en poursuivra l’exploration.