La traductologie à l’aune de la francophonie roumaine
1En paraphrasant les analyses de Jean‑Marie Schaeffer, qui démontre, s’inscrivant dans le droit courant du cognitivisme, que nous apprenons très jeunes à distinguer le réel de la fiction1, nous dirions qu’en tant que traducteurs et lecteurs de traductions, nous sommes capables de distinguer assez aisément une traduction d’une œuvre originale. Il y a des habitudes stylistiques, telles des « tics » de langage qui nous mettent rapidement sur la piste d’une traduction. Au point que certains écrivains audacieux embrassent cette manière pour mieux conforter leur horizon narratif, comme le très jeune détenteur du Prix de l’Académie Française 2012, Joël Dicker, auteur de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert (Éditions de Fallois / Âge d’Homme, 2012) où l’adoption d’une certaine écriture-traduction opère en tant que leurre véritable. Du reste, certains critiques et premiers lecteurs du roman l’ont senti comme tel et l’ont présenté comme le meilleur « roman américain de l’automne » qui était « écrit directement en français... par un auteur suisse » [c’est nous qui soulignons], Bernard Pivot lui-même disant, en substance : ne cherchez pas le traducteur, c’est un récit français ! Dans ce cas, la fiction se dénonce comme feinte. Il est clair que lorsque nous lisons un texte, nous sommes capables de reconnaître son statut et parfois cela influence aussi notre lecture, plus encore si ce texte a été transposé dans une autre langue que celle dans laquelle il a été écrit.
2C’est justement sur la traduction en tant qu’écriture et que réécriture d’une œuvre que nous invite à réfléchir l’ouvrage Pour une critique des traductions de Muguras Constantinescu, universitaire roumaine et francophone d’adoption. Partant de l’idée que le projet bermanien d’une discipline qu’on nommerait « critique des traductions » est encore loin d’être constitué, l’auteure de l’ouvrage se propose d’en enrichir et d’en consolider la réflexion grâce à son « expérience de praticienne et théoricienne de la traduction littéraire, ainsi que celle d’enseignante des théories sur la traduction », comme elle l’avoue dès l’ouverture de son « Argument ». D’emblée, la notion est bien cernée, s’inscrivant dans l’approche d’Antoine Berman (1995)2 tout en proposant un réajustement dans une démarche plus flexible, étayée par l’apport des « pratiques préparatoires ».
La lecture critique des traductions se situe tout près de la critique, la prépare et la précède, se tient dans son entourage, sans avoir sa construction solide et ses ambitions d’autorité. Elle permet aussi le plaisir d’explorer le texte traduit, associé au travail d’identifier les stratégies des traducteurs, leurs tentations, maladresses ou réussites, pouvant aller pour cela loin dans l’histoire de la langue et de la culture ou dans les caves du texte et des politiques éditoriales. (p. 6)
3Pour démontrer la justesse de cette assertion, il nous suffirait, en guise d’argument complémentaire, de rapporter ici la remarque de Cédric Chauvin sur la traduction de l’Odyssée réalisée en 1955 par le poète Philippe Jaccottet qui serait un adieu à Homère tant le traducteur y développe sa propre poétique d’une transparente immédiateté3.
4Les différents exemples et analyses donnés à lire alimentent le consensus de plus en plus clair quant à l’idée que la critique des traductions représente pour les traductions une sorte de miroir biseauté qui les reflète et les réfléchit en assumant, comme dit l’auteure, « une nouvelle et double secondarité : le texte traduit se trouve au service du texte original mais le texte critique se trouve au service d’un texte déjà secondaire » (p. 8).
5Avec une humilité qui, elle, ne semble pas feinte, la traductologue présente un véritable « plaidoyer pour une forme libre et souple d’accueil et des critiques des textes traduits » et propose ensuite comme traductions dans le miroir, des textes extraits d’œuvres de Balzac, Jules Verne, Panait Istrati, Raymond Queneau, Marthe Bibesco, Henri Michaux, Yves Bonnefoy, Dominique Camus, Charles Perrault ; c’est la section la plus riche du livre et la plus enrichissante en termes de pratique de la traduction. Ainsi, s’arrêtant longuement sur plusieurs traductions roumaines faites à partir du Château des Carpathes de J. Verne — œuvre pour de multiples raisons intéressante comme objet d’étude — la traductologue fait remarquer que pour réduire l’opacité du travail traductif un des trois traducteurs aurait dû accompagner sa version roumaine d’une préface ou d’une postface en l’absence desquelles « un sentiment inconfortable d’arbitraire » se crée, « car ni l’étrangeté d’un espace mal connu, ni la familiarité d’un autre bien connu ne s’imposent et l’original est trahi justement par cette hésitation entre deux solutions extrêmes » (p. 100). C’est toujours l’analyse des trois mêmes traductions roumaines qui offre l’occasion à M. Constantinescu d’opérer la distinction nette entre retraduction et nouvelle version :
[…] il y a une différence à faire entre « retraduction » et « nouvelle version » en cela que la première se propose de corriger ou de résoudre un problème que les versions antérieures ont soulevé tandis qu’une nouvelle version n’a pas nécessairement cette ambition. (Ibid.)
6Très pertinentes encore, les mises en regard des poèmes de Queneau et de leurs traductions roumaines4 — parfait exemple de ce que devrait être une lecture critique des traductions.
7À la faveur de l’usage extensif de traduction de la dimension culturelle, l’auteur s’intéresse à la traduction en roumain des Contes populaires de Perrault pour fédérer plusieurs points de vue et aboutir à ces conclusions :
[…] concernant l’intérêt et le respect envers la dimension culturelle du conte des sept versions roumaines : tout d’abord le mélange de contes littéraires et de contes populaires, dans un volume qui comprend majoritairement des contes populaires, sans d’autres renseignements sur les auteurs, en dehors de leurs noms; ensuite une attitude variée mais non pas nécessairement valorisante envers les anthroponymes et les toponymes, qui sont le plus souvent porteurs de couleur culturelle; on retient également de nombreux effacements et omissions de référents et allusions culturelles, la perte de quelques connotations culturellement prégnantes. (p. 131)
8Partant du constat qu’il existe aujourd’hui un regain d’intérêt pour la traductologie (en général), il aurait été peut-être instructif d’ajouter à ces commentaires et réflexions des réactions de lecteurs lambda, autres que les critiques littéraires et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. La démarche générale de M. Constantinescu vise plutôt à suggérer des repères pour une lecture critique des traductions, d’en organiser les « pratiques préparatoires », allant même les chercher dans les dialogues, les entretiens avec d’autres traductologues à la renommée bien assise (Michel Ballard, Jean-René Ladmiral, Christine Raguet) ou dans les hommages appuyés à des traducteurs roumains à la gloire reconnue comme Irina Mavrodin (la traductrice de Proust en roumain), Paul Miclau ou Tudor Ionescu. Dès lors que la pratique s’invite au débat, le défi majeur est de sélectionner les témoignages et d’obtenir un lieu privilégié de réflexion. La réponse de l’universitaire libanais Henri Awaiss a force d’exemple et de proposition sur la manière de dispenser les cours de traductologie :
[…] des cours interactifs qui mélangent théorie et pratique, je me rappelle la traduction du roman de Florence Noiville La Donation où le nombre des chapitres correspondait bien au nombre d’étudiants. La classe entière est devenue écrivain romancier ; aussi a-t-elle écrit un journal de traducteur en guise de d’introduction à l’édition arabe qui a vu le jour dans la collection « Sources-Cibles ». (p. 134)
9Des travaux similaires menés par des étudiants roumains en Master de Traduction littéraire ont abouti à un recueil de nouvelles de Marcel Aymé en roumain dont l’écriture a eu le gage d’unité stylistique par la révision de l’enseignant qui supervisait l’édition5. On touche à ce point à l’idée d’écriture et à la finalité du texte et on est en droit de se dire, avec l’auteure de cet ouvrage, qu’une traduction, tout comme un texte premier, n’est peut-être jamais finie, qu’elle peut toujours être reprise et recommencée, qu’elle n’est que perfectible faute d’être parfaite.
10L’ouvrage de Muguraş Constantinescu s’inscrit, par tous ces aspects, vers une méthode utile et féconde, apte à appréhender le travail traductif, et par analogie, avec d’autres couples de langues en présence, à « contribuer au recentrement de l’attention sur le traducteur » comme dirait Jean Delisle6.