Un phénomène, la « rumeur », & une figure, Salomé
Duplicité de la notion de rumeur
1Telle une flèche décochée, la figure de la danseuse coupable du meurtre de Jean Baptiste part de la Bible pour traverser de nombreux espaces et milieux intellectuels qu’elle reconfigure au cours des siècles et file toucher de multiples artistes au cœur même de leur création et du geste créateur. Les dernières études consacrées à Salomé1 légitiment désormais une conception de ce personnage telle que l’avait proposée Mallarmé dans son poème inachevé Hérodiade : celle‑ci apparaît moins en tant qu’emblème de la femme fatale que comme une figure de la beauté moderne de l’art. Partant, l’association du nom de Salomé à la notion de rumeur s’avère être particulièrement heureuse et productive non seulement dans la mesure où elle intéresse — comme le souligne David Hamidović — « un personnage emblématique de la société occidentale [auquel] les milieux intellectuels peuvent […] donner une fonction radicalement différente2 » (p. 16) mais aussi car elle fait écho à l’union entre une notion esthétique et une figure symbolique de l’art. La rumeur renvoie alors au parcours diachronique parcouru par cette figure. Aussi, la notion de rumeur se rattache au nombre important des sources de la renommée de Salomé donnant à sa gloire un caractère à la fois anonyme et profond. En outre, le terme même de rumeur évoque une pluralité de domaines artistiques — de la poésie à la peinture, de l’opéra au cinéma, du ballet à la sculpture — lesquels ont tous décliné, à maintes reprises et selon des modalités très différentes, l’action d’un personnage qui « ne cesse de devenir une figure contemporaine » (p. 17). En outre, si cette figure sortie des Évangiles s’avère être « davantage un symbole, l’emblème d’une époque, d’un courant de pensée ou d’un courant artistique » (p. 19), et si « les psychologues ont observé que la rumeur naît très souvent en contexte de crise, en période de désarroi » (p. 18), la notion de rumeur — dans le sens de « bruit inquiétant qui court3 » — apparaît comme particulièrement pertinente pour aborder un personnage central dans l’histoire de l’art occidental dont les vagues de célébrité correspondent au surgissement de tendances innovatrices dans les milieux artistiques et littéraires.
2En somme, de cette notion il importe surtout de retenir deux orientations sémantiques que celle‑ci connote : d’une part, celle qui la rattache à l’idée d’une clabauderie ou d’un commérage dont Salomé s’avère être un objet privilégié au cours de l’histoire — dans un sens chrétien tout d’abord mais aussi, à l’époque du décadentisme, dans un sens franchement misogyne — et, d’autre part, celle qui fait de la rumeur l’ensemble des voix qui ont commenté ou décrit les actions et l’aspect de la princesse juive et que l’on entend sourdre de manière indistincte comme le bruissement qui provient d’une rue affairée. La première privilégie tout ce qui dans le riche ensemble des œuvres constituant le mythe de Salomé fait de ce personnage une figure de la subversion et de la mise en question provocatrice de toute règle ; la seconde rend compte du bruit déclenché par un épisode qui, s’il pousse chaque témoin au mutisme — qu’il s’agisse du prophète décapité, d’Hérode qui, fasciné par le précurseur du Christ, honore néanmoins et malgré lui la promesse funeste de donner à Salomé tout ce qu’elle demandera, ou bien encore de l’auteur aussi bien que du lecteur ou du spectateur de cette scène largement reproduite dans l’histoire de l’art occidental —, ne cesse cependant de faire parler. Assurément Salomé produit une annihilation, ou une castration, par le truchement de sa danse suivie de sa prétention à avoir comme récompense la tête du saint, mais le bruit qu’elle suscite ne parvient pas malgré tout à être étouffé. Il revient incessant, dépersonnalisé et continuellement renouvelé au cours des siècles, comme si la voix de Jean Baptiste, par les voix des auteurs qui, s’identifiant à ce personnage, en prennent la parole, ne pouvait pas être véritablement réduite au silence le plus complet. La profusion des œuvres inspirées par la belle danseuse, offrant dans la Bible le seul exemple d’une manifestation artistique, en est la preuve la plus éloquente4. Dès lors, la notion de rumeur nous dit quelque chose à propos d’une relation entre deux pulsions entrelacées caractérisant le chemin de l’esthétique occidentale : l’autonomisation de l’art à l’égard des règles propres de la communication le régissant d’une part, et, d’autre part, la nécessité humaine de s’exprimer par la parole, s’inscrivant par conséquent ipso facto dans des codes normatifs inhérents à toute forme de langage.
Renouveaux artistiques & trajectoires d’un bruit
3Loin de se vouloir exhaustif, La Rumeur Salomé survole et examine un large éventail varié et transhistorique des représentations de Salomé, s’attardant sur quelques unes de ces voix et des interprétations qui ont bruies autour de Salomé. Quatorze articles très hétérogènes et plus ou moins savants5 finissent, dans leur ensemble, par reproduire et donner l’idée d’une rumeur concernant à la fois ce personnage biblique et l’univers des représentations qui l’accompagnent. Comme l’avait fermement établi Bertrand Marchal6, Salomé incarne en effet la recherche artistique d’une beauté délivrée de la transmission d’une vérité dogmatique. On peut d’ailleurs entendre cette vérité dans le sens religieux qui fait du message biblique la seule et principale Vérité mais aussi dans un sens élargi qui renverrait à l’idée de n’importe quel principe conventionnel et incontestable. Le meurtrière du dernier des prophètes — de ce Jean Baptiste qui a sensiblement le même âge que le Christ — dont le terrible pouvoir tient en une danse propre à faire perdre métaphoriquement la tête à Hérode, avant de la faire perdre physiquement au saint, incarne d’une manière exemplaire la subversion menée à son comble. Elle apparaît ainsi comme un personnage troublant obtenant tout à la fois, par un simple caprice, la mort d’un juste et, par sa danse envoutante, l’emblème non seulement de la beauté, féminine et artistique, mais aussi d’une pleine émancipation de la Loi, représentée traditionnellement par Jean Baptiste, et partant des règles et des conventions. En d’autres termes, Salomé se prête à devenir l’incarnation de la quête récidive au cours de l’histoire de l’autonomisation de l’art. En outre, si l’anecdote évangélique est brève et laconique, les actes de Salomé demeurent obscurs et bien peu intelligibles dans les récritures. Dès lors, aussi cruelle qu’inexplicable, cette femme sublime et castratrice s’affirme comme une figure longtemps centralisatrice de contenus variables de l’antiquité jusqu’à nos jours.
4Si la source première de Salomé est communément identifiée dans l’Évangile de saint Marc, lequel offre la narration la plus précise et nuancée de la décollation de Jean Baptiste, Charlotte Touati offre sa contribution au recueil en montrant à travers une analyse d’autres sources contemporaines et postérieures au récit de Marc — allant jusqu’au xiie siècle — que ce mythe « est multiforme dès l’origine7 » (p. 21). À vrai dire le mythe de Salomé « n’a pas de source unique, mais forme un halo, au travers duquel le temps agit comme un prisme, projetant çà et là les contours colorés d’une héroïne ». Dès lors, en abordant quelques commentaires patristiques du récit évangélique, Benjamin Bertho montre que « la version biblique est aisément transposable en d’autres contextes et en d’autres époques. Les personnages présents lors du banquet représentent des types (les tyrans, le juste persécuté…) que l’on peut adapter à toute sorte de situations8 » (p. 68). Cécile Voyer revient quant à elle sur les interprétations relatives Salomé à partir du xiiie siècle et sur leur diversité, soulignant que « les images médiévales sont un miroir qui reflète les différents visages de Salomé : danseuse, acrobate, prostituée, pécheresse, criminelle, tentatrice, manipulatrice, séductrice, servile, luxurieuse, désirable, fatale…9 ».
5La fille d’Hérodiade se fixe tout d’abord dans l’imaginaire collectif comme un exemple à ne pas suivre. C’est à la renaissance qu’elle entame par ailleurs son affranchissement de l’interprétation qui s’inscrit dans le message chrétien. Thomas Golsenne attire l’attention sur le fait qu’on doit à la Renaissance, et en particulier à l’univers des images se rattachant à cette période, « le développement d’un regard esthétique et non plus seulement dévotionnel10 » (p. 112) porté sur l’épisode de la décollation de Jean Baptiste. Depuis lors, une approche esthétique du mythe ressurgit et trouve son expression la plus manifeste au xixe siècle quand Salomé s’affirme comme l’une des figures emblématiques de l’esthétique orientalisante et décadente. Concernant cette période, l’apport de Céline Eidenbenz s’avère particulièrement original. Son article s’intéresse à la définition que Huysmans donne de Salomé dans À Rebours comme « déesse de l’immortelle hystérie11 ». Cette formule perçante et symptomatique d’un horizon esthétique bien déterminé — formule qui a fait l’objet d’une fortune artistique considérable — a souvent été étudiée à l’aune de l’atmosphère propre à Gustave Moreau ainsi qu’à celle des sujets prédominants de sa peinture, « à la fois asexuée et lascive, [dans laquelle] s’exprime à merveille l’esprit du décadentisme12 », comme l’a écrit Mario Praz. C. Eidenbenz ne s’en tient pas toutefois à ce constat bien connu et propose une étude bienvenue ; elle interroge en effet la pertinence de ce rapprochement entre le personnage biblique et l’hystérique, dans le sens clinique particulier qu’on a donné à ce terme autour de la fin du xixe siècle, lorsque « la “nouvelle névrose” devient une maladie très populaire, largement véhiculée par la presse illustrée et rendue visible par la théâtralisation médiatique des conférences de Charcot13 ». Par cette association, que l’auteur montre à l’appui de plusieurs exemples tirés de la littérature et de l’art français et allemand, on constate la manière dont « le développement de l’iconographie médicale participe au revival de son mythe archétypal et au renouvellement de ses apparences » (p. 155). Indéniablement, « les nouvelles composantes attribuées au corps et au caractère de ce personnage symbolique témoignent […] non seulement d’une convergence d’intérêts entre les univers artistiques et médicaux, mais aussi d’une tentative d’élucider l’une des plus grandes énigmes de notre histoire culturelle » (ibid.).
6À la même époque, Salomé trouve dans la musique un terrain fertile dont Denis Huneau et Pascal Terrien offrent des aperçus à travers quelques analyses des œuvres de Jules Massenet, Richard Strauss, Antoine Mariotte et Florent Schmitt. La rumeur se colore ainsi de son sens le plus littéraire. Quatre excursus abordent ces interprétations musicales traversant une trentaine d’années et proposant une Salomé violemment traversée par des passions que les Évangiles sont loin de lui associer. Retenons en particulier l’article abordant l’œuvre qui a eu le plus grand retentissement, la Salomé de Strauss. P. Terrien met en évidence non seulement la modernité que l’opéra allemand a apportée à l’aube du xxe siècle sur la scène musicale européenne mais aussi la portée de son message féministe. Salomé revendique son droit à exercer un pouvoir en dehors de toute logique et s’affirme comme la protagoniste indiscutée d’un récit centré à l’origine sur le martyr. Imaginée comme amoureuse du saint, elle ne finit cependant par obtenir qu’une affirmation aussi puissante que déconcertante de sa féminité, ayant sa fin en soi dans la mesure où Salomé par son célèbre baiser nécrophile n’obtient pas l’amour d’un Jean Baptiste devenu à l’époque moderne l’objet de son désir mais seulement une stérile prévarication14. Strauss fait, selon P. Terrien, de Salomé « une femme s’émancipant de toute tutelle masculine ou religieuse15 » (p. 179) ; celui‑ci observe en outre que « cet opéra est le premier où une femme chante sa volonté de liberté, échappant à toute contrainte sociale et à toute convention opératique » (p. 181).
7Liée à l’idée d’un renouveau aussi dans le domaine de la sculpture et successivement du cinéma, Salomé « s’impose [également] comme le témoin incontournable des mutations artistiques et sociologiques de la IIIe République16 » (p. 254) et finit par inspirer au moins quatre adaptations cinématographique17 réalisées par quatre réalisateurs — dont deux sont hollywoodiens, l’un est espagnol et le dernier taïwanais — couvrant une période qui va du milieu du xxe au début du xxie siècle et que Valérie Billaudeau présente et analyse en faisant valoir l’originalité de chacune de ces différentes productions. De princesse lunaire à la manière de Wilde, la blonde Salomé interprétée par Rita Hayworth apparaît comme l’incarnation d’une vedette de Hollywood trouvant l’accueil favorable de la part d’un public bienséant. Elle est encore réinterprétée comme danseuse de flamenco et évoque le dieu Shiva alors qu’elle danse dans la chambre hibernée d’une boucherie d’après les deux mises en abyme complexifiant le mythe de Carlos Saura et Tsaï Ming-Liang.
Cassandre = Salomé + Jean Baptiste
8Les rumeurs circulant autours de Salomé n’occupent pas que l’espace le plus propre de l’art et de la fiction. D’après Pascal Quignard, « la mythologie chrétienne devient le pré-texte à une réflexion désacralisée qui a charge d’éclairer les questionnements les plus profanes de l’auteur (relatifs notamment au langage, à la cruauté ou encore à la sexualité18) ». Salomé revient dans son œuvre, sans doute plus que d’autres figures de la mythologie gréco-romaine et biblique qui émergent de l’écriture érudite de cet écrivain, d’une manière « discrète mais obsédante » (p. 275), en connexion avec la réflexion de Quignard sur le langage. À l’égard du récit du meurtre ayant eu lieu au palais d’Hérode, l’intérêt du romancier ne porte en effet que sur la mise en silence du saint opérée par Salomé, sur le corps de ce martyr mutilé de sa voix. Ainsi, Salomé devient pour Quignard le moyen pour une réflexion sur une pratique obscure de l’expression par la parole entretenue par certains écrivains : elle « révèle à l’auteur les assises d’une réflexion sur la vanité castratrice du langage » (p. 288).
9La figure de Cassandre occupe aussi, dans la réflexion de Quignard, une place capitale. Comme l’observe Mathieu Messager, la prophétesse grecque réunit en elle les deux aspects qui se trouvent présents séparément dans les figures de Salomé et de Jean Baptiste : Cassandre « possède la beauté fascinante de la fille d’Hérodiade mais elle est également châtiée à l’endroit même d’où s’élevaient ses prophéties obscures ; décapitée, elle épouse le même sort que Jean-Baptiste » (p. 279). Cette beauté dont la parole n’est ni comprise ni écoutée apparaît donc chez Quignard comme une créature hybride unissant en elle Salomé et Jean Baptiste, alors que l’auteur ne considère de l’épisode biblique que l’action d’une mise au silence. C’est dès lors justement l’union des deux figures bibliques — perçues traditionnellement dans une profonde opposition entre elles — qui se révèle des plus intéressantes, soulevant une expédiente réflexion sur l’expressivité de l’art.
10Il nous apparaît en effet qu’une telle réflexion, d’une manière plus ou moins délibérée de la part des auteurs qui ont réadapté le récit de la danse de la fille d’Hérodiade, accompagne et caractérise le mythe de Salomé dans toute son évolution. En effet, si l’association de la notion de rumeur à cette figure s’adapte parfaitement pour décrire l’ensemble des œuvres qui ont fait sa renommée, cela ne tient pas qu’au seul fait qu’elle exprime la fortune artistique et littéraire d’un épisode biblique. Cette notion fait aussi — et surtout — référence à l’ensemble anonyme et persistant de toutes les voix des auteurs qui au cours des siècles se sont identifiés au prophète — vox clamantis in deserta19— se trouvant devant une beauté castratrice également féminine et emblématique de la création artistique délivrée de toute logique ou rationalité ; la rumeur est aussi cette voix appelée au silence quand l’agitation est passée et qui décrit ainsi aussi bien la fortune de Jean Baptiste que celle de Salomé. Le mythe de Salomé autorise en somme une méditation sur la capacité du langage à transmettre des vérités, voire du sens. Cette méditation retrace d’ailleurs l’un des chemins de l’esthétique occidentale et les interrogations de l’auteur sur le sens et la nécessité de sa capacité créatrice.