Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Anne Réach‑Ngô

« Inopticité » du Moyen Âge

Le Moyen Âge par le Moyen Âge, même. Réception, relectures et réécritures des textes médiévaux dans la littérature française des XIVe et XVe siècles, études réunies par Laurent Brun & Silvère Menegaldo, avec Anders Bengtsson et Dominique Boutet, Paris : Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès et conférences. Le Moyen Âge », 2012, 328 p., EAN 9782745322869.

« À faire,
[…] Retrouver les papiers sur les couleurs prises dans le sens sources lumineuses colorantes et non pas différenciations dans une lumière uniforme (lumière du soleil, lumière artificielle, etc.)
- Tourner autour de :
Supposant plusieurs couleurs – sources lumineuses (de cet ordre) exposées en même temps le rapport optique de ces différentes sources colorantes n’est plus du même ordre que la comparaison d’une tache rouge et d’une tache bleue dans une lumière solaire. Il y a une certaine inopticité, une certaine considération froide, ce colorant n’affectant que des yeux imaginaires dans cette exposition. (Les couleurs dont on parle.) Un peu comme le passage d’un participe présent à un passé. »1

1C’est au filtre du « Grand Verre » de Marcel Duchamp, plus connu sous le titre de « La mariée mise à nue par ses célibataires, même », que se place, dès son titre, le volume des contributions réunies par Laurent Brun, Silvère Menegaldo, Anders Bengtsson et Dominique Boutet. C’est bien d’une question d’optique qu’il s’agit ici, comme le souligne Jacqueline Cerquiglini‑Toulet en préface de l’ouvrage : les « regards croisés sur le Moyen Âge » attestent que le Moyen Âge lui‑même, en tant qu’objet d’observation et d’analyse, relève d’un « croisement des regards » (p. 10), d’un jeu de colorations, de superposition des transparences et des opacités, pourrait‑on ajouter en suivant Marcel Duchamp. Le jeu des points de vue s’y trouve encouragé par la multiplicité des objets d’étude de chercheurs médiévistes des universités nordiques (Danemark Finlande, Norvège, Suède) et francophones (Belgique, France, Suisse) réunis à l’occasion d’un colloque en Suède en juillet 2009. D’un article à l’autre, il s’agit d’étudier les métamorphoses d’un corpus large, d’une œuvre, d’un thème, d’un motif en examinant les différents procédés de réappropriation que mettent en œuvre les auteurs du Moyen Âge. Que font de cette matière écrite, héritée et retransmise par des voies aussi diverses qu’il y a de manuscrits, les auteurs des xive et xve siècles ?

2L’ouvrage, en ce qu’il rappelle qu’écrire, au Moyen Âge, c’est d’abord traiter une matière héritée, souligne combien la diversité des matériaux est conditionnée par les modalités de leur conservation et de leur transmission. L’un des intérêts du volume consiste ainsi à envisager conjointement les procédés de la traduction, de l’augmentation, de la réduction, du commentaire, de la combinaison, de la reformulation, de la redéfinition métrique comme autant de procédés nourrissant des pratiques d’écriture individuelles qui ne cessent de poser la question de la fidélité et de la distance prise à l’égard du modèle. L’analyse de ces entreprises auctoriales souligne également, s’il était encore besoin de le montrer, la fécondité de la circulation des textes et des processus de fabrication, toujours circonstanciés, des manuscrits à la fin du Moyen Âge.

3Le plan choisi (I. Adaptation et compilation, II. Le texte épique, III. La matière arthurienne, IV. Le texte romanesque, V. Poésie lyrique, poésie allégorique) pourrait paraître contestable à première vue. Pourquoi isoler un premier procédé, celui de l’adaptation corrélé au type de textes le moins bien défini, la compilation, qui désigne également un second procédé présent dans la majorité des corpus étudiés, et classer ensuite les autres contributions suivant des catégories plus ou moins génériques, une place de choix étant accordée à la thématique de la matière arthurienne ? Cette hétérogénéité apparente est en réalité significative des enjeux de la réappropriation qu’engage le recyclage des textes au Moyen Âge : quelle que soit la matière traitée, les procédés d’hybridation générique, de réorientation voire de réinterprétation des textes ne peuvent être envisagés qu’à la lumière d’une perspective téléologique, renseignée par la division en genres qui nourrit désormais notre accès aux textes anciens. C’est également ce que suggère Marcel Duchamp : la coloration que prend un objet dépend — aussi — de la source lumineuse que l’on projette, de l’éclairage de nos interrogations.

4D’autres critères de classement auraient pu accentuer les choix méthodologiques entrepris par les auteurs de ces articles pour prendre la mesure de ces jeux de réception qui ne concernent dès lors pas que les seuls auteurs des xive et xvsiècles à l’égard de la matière héritée, mais qui conditionnent également la manière dont les chercheurs du xxie siècle mettent à la question ces textes : reconstituer la genèse d’une unique œuvre, mettre en regard des héritiers différents d’une même œuvre, s’intéresser à la postérité d’une œuvre suivant les changements qu’opèrent les appartenances à différentes aires géographiques des textes‑cibles, suivre un même motif au sein d’un corpus large, examiner un procédé récurrent de réappropriation, dans ses modalités les plus techniques… Mais là encore, une certaine hybridité des méthodes, des plus heureuses, rend compte de la prise en considération de faisceaux de traitements engagés à l’époque médiévale, dont la perception des singularités ne surgit que par rapprochement et différenciation. En somme, les différentes visées de la récriture que rappelle J. Cerquiglini‑Toulet (« rendre lisible, traduire presque », « rafraîchir ensuite, mettre au goût du jour », et enfin engager des « continuations ») apparaissent comme autant de formes d’actualisations d’une matière toujours adressée à un public identifié, nourri d’une tradition qui se transforme au gré des récritures successives et simultanées.

Adaptation & compilation

5Ouvrant la première section de l’ouvrage, l’étude de Mattia Cavagna et Marion Uhlig, consacrée à « La Légende de Barlaam et Josaphat au miroir de la littérature française médiévale (xiiiexve siècle) », concentre un certain nombre des enjeux propres aux pratiques d’adaptation et de compilation de la fin du Moyen Âge. La diversité des formes que la légende a prises dans le domaine français, des vies de saint au roman sapiential, en passant par la forme théâtrale des mystères ou sa présence dans les ouvrages incontournables que sont la Legenda aurea ou le Speculum historiale, laisse paraître une tendance de la légende hagiographique à s’émanciper de son premier cadre romanesque pour intégrer de nouvelles formes narratives. Ainsi, l’entreprise de traduction, en ce qu’elle relève d’une adaptation à de nouveaux publics et à de nouveaux usages, témoigne des diverses pratiques de mises en prose, d’amplification et de retranchement, mais également de recatégorisation générique. La légende de de Barlaam et Josaphat apparaît comme un « véritable réservoir », un « trésor de sagesse dans lequel les moralistes, les prêcheurs, les romanciers, les fatistes n’ont pas cessé de puiser leur matière » (p. 37).

6Relevant d’une autre forme d’hybridation générique, le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse qu’analyse Dominique Boutet s’attache à reprendre la matière arthurienne pour l’enrichir d’éléments tirés de romans en prose et de textes de la main de Jean d’Outremeuse lui‑même. C’est davantage ici dans le tissage des textes que s’effectue l’acte de réception, rendant compte des zones d’ombre et des contradictions qui existent entre les différents états de la légende arthurienne. L’infléchissement, de nature idéologique, est très net : les déplacements temporels et géographiques, l’accent mis sur les guerres, croisades, intrigues politiques, mais aussi tournois, contribuent à redessiner les contours de l’histoire universelle que rapporte Jean d’Outremeuse en une forme de dramatisation nouvelle, nourrie de contaminations avec la matière épique. La recomposition des textes vient alors témoigner aussi bien de la finalité de l’ouvrage (constituer un aide‑mémoire pour un public féru de littérature arthurienne) que d’une lecture plus personnelle de son auteur, son « obsession » selon D. Boutet (rendre compte d’une hiérarchie des héros qui traduit une redistribution des valeurs). Les modalités de cette transposition se lisent alors comme la recherche de nouveaux codes de lisibilité, au fondement même de l’idée de réécriture.

7Le regard porté par Olivier Bertrand et Silvère Menegaldo sur « Les sources médiévales dans les commentaires de La Cité de Dieu traduite par Raoul de Presles (1371‑1375) » met l’accent, plus spécifiquement, sur le rôle des commentaires qui accompagnent la traduction du célèbre texte augustinien, restituant diverses strates d’écriture et diverses strates de lecture qui se trouvent toutes intégrées au sein du même texte. Les compléments informationnels apportés ont pour fonction de venir élucider l’identification des personnages et des toponymes, ainsi que de clarifier la définition de termes techniques, d’allusions littéraires, historiques et mythologiques, de références bibliques ou encyclopédiques, qui abondent dans La Cité de Dieu. L’étude souligne l’intérêt de bien distinguer la façon dont les sources médiévales s’exposent, comme dans liste d’autorités de l’un des manuscrits conservés à la BnF (BnF, fr. 22912), et la réalité de leur utilisation dans le corps même du texte, témoignant plus précisément des divers modes de connaissances, directs ou indirects, que pouvait en avoir Raoul de Presle, selon la réalité effective de sa bibliothèque : citation plus ou moins exacte, simple renvoi plus ou moins précis, références faites de mémoire, ou parfois vérifiées sur pièces. Quoi qu’il en soit, c’est la perspective didactique qui prévaut dans la réception du texte augustinien : les textes convoqués sont pour l’essentiel des sommes encyclopédiques, historiques ou théologiques, des livres de médecine, de droit ou de philosophie, venant s’entrecroiser pour constituer un commentaire continu de La Cité de Dieu. Aussi les commentaires finissent‑ils par composer une vitrine des références d’une époque et d’un milieu plus que celles d’un individu donné.

Le texte épique

8La deuxième section, consacrée au texte épique, offre deux éclairages complémentaires sur l’évolution du genre d’une part et sur la place accordée aux sources dans le rétablissement de la composition du texte, de l’autre. Mari Bacquin, en posant la question de la définition de la chanson de geste « tardive » en terme de « décadence ou développement du genre ? », fait porter l’analyse sur le cas de Theseus de Cologne, œuvre représentative des mutations de l’esthétique de la chanson de geste dans sa deuxième période. Ce long poème du xive siècle, d’auteur inconnu, proposant un récit d’aventures versifié en deux parties, a connu une longue diffusion, entraînant par la suite la production de versions en vers et en prose, allant de la geste à la chronique, jusqu’au mystère, et ce jusqu’au xviiie siècle. Le défaut que l’on a pu lui reprocher, son caractère répétitif, est en réalité le signe d’une utilisation nouvelle des répétitions, qui ne sont plus lyriques, mais thématiques : la reprise du motif de « la reine faussement accusée » nourrit désormais l’interrogation des règles de fonctionnement de la société, en une temporalité plus réaliste qui dans le même temps parvient à faire du motif le lien d’une exemplification de la nature humaine, en un message didactique qui vient doubler la perspective romanesque du récit. En cela, le traitement de ce topos vient souligner la force de renouvellement des réinterprétations d’un motif justement choisi pour son caractère traditionnel.

9Après la répétition, c’est le procédé de la combinaison qui se trouve examiné dans l’analyse, en vue de l’édition critique de l’Istoire d’Ogier le Redouté (BnF, fr. 1583), que fait Trond Kruke Salberg de l’exploitation des sources qui ont servi au récit de la naissance du héros. Après avoir distingué et illustré, d’une part, les combinaisons internes (qui créent un lien, généralement causal, entre deux épisodes qui, dans une version plus ancienne de l’histoire, n’en avaient pas entre eux, souvent par l’ajout de nouveaux éléments) et, d’autre part, les combinaisons externes (l’inclusion dans une histoire d’un épisode tiré d’une autre histoire, en l’occurrence, dans le cas des versions tardives d’Ogier, un récit du mythographe antique Hygin, par le biais d’autres intermédiaires qui restent inconnus), l’auteur précise que ces deux modes se trouvent associés dans l’épisode de la naissance du personnage éponyme. L’enquête ouvre alors un certain nombre de questions sur la nature des manuscrits consultés du texte étudié, qui selon celui qui sert de référence, ne dessine pas nécessairement le même parcours d’un texte‑source à l’autre. L’enjeu méthodologique est d’importance : il est rappelé que l’accès à la littérature médiévale se fait toujours à travers le prisme — et Duchamp une fois encore n’est pas loin — non seulement des manuscrits qui y donnent accès, mais également de la filiation des textes que les manuscrits conservés permettent, suivant les circonstances, de mettre en dialogue.

La matière arthurienne

10La matière arthurienne se prête tout particulièrement bien à l’examen de ses récritures, que l’on s’intéresse aux enjeux formels, énonciatifs, macrostructuraux ou thématiques. Le premier article de la troisième section attire l’attention sur les questions métriques que posent les opérations de mise en prose romanesque entreprises du xiiie au xve siècle. En poursuivant la distinction apporté par Bernard Cerquigilini aux travaux de Doutrepont qui ne distinguait pas mise en prose et dérimage, Annie Combes s’intéresse à une pratique d’écriture bien particulière, longtemps qualifiée de « prose intermédiaire », suivant une expression qui ne rend pas compte de son degré d’aboutissement : la « prose en déversion », ou « dévers », produite de la fusion de la prose et du vers. C’est à partir de cette notion que l’auteur établit un ensemble de critères (permettant notamment d’examiner le maintien de la rime quand le mètre disparaît, par l’ajout de mots, le déplacement de compléments, l’insertion de propositions, etc.) et en tire une typologie des régimes de mise en prose. Une fois ceux‑ci analysés, l’auteur réenvisage la place du dévers d’un point de vue diachronique et met en perspective ces enjeux à la lumière de la question de la fidélité et de l’émancipation à l’égard des modèles.

11L’article qui suit, de Nathalie Bragantini‑Maillard, porte sur les jeux du narrateur dans Melyador. Interrogeant le statut du narrateur selon une perspective diachronique et transgénérique, l’étude fait porter l’éclairage sur le rôle du repositionnement énonciatif dans l’identité générique de l’œuvre. L’examen des emprunts, des influences, des procédés d’innovation fait apparaître une écriture en trompe‑l’œil par rapport à la tradition et aux attentes qu’elle présuppose. À la fois identifiée comme celle d’un « narrateur romanesque » et d’un « chroniqueur mondain », la position de l’énonciateur contribue à brouiller les frontières entre fiction et réalité, notamment en matière de temporalité, comme si se confondaient le temps des personnages de la diégèse et le temps de la narration. Le lecteur se trouve alors inscrit dans une temporalité hybride propre à la projection de l’imagination qui crée, dans Mélyador, une continuité symbolique entre espace‑temps fictionnel et espace‑temps réel. En prenant en considération la relation du narrateur non seulement aux personnages mais aussi aux narrataires, l’analyse de Nathalie Bragantini‑Maillard met ainsi en valeur l’hybridation générique que provoque le jeu subtil des points de vue énonciatifs dans Mélyador.

12De l’étude d’un unique roman à l’analyse d’un ensemble d’ouvrages, de nouveaux enjeux génériques se manifestent et invitent à réinterroger le genre, notamment à travers la notion de « roman‑somme ». Patrick Moran met en valeur comment ce type de roman, également appelé « roman long » ou « roman‑fleuve », qui se présente comme un tout aux parties dépendantes les unes des autres, se substitue progressivement, à partir de 1250, au « cycle », où des parties autonomes se trouvent assemblées, mais conservent leur indépendance. La réception des cycle se poursuit toutefois aux xive et xve siècles, même si les manuscrits totalisants et les nombreuses compilations qui voient le jour traduisent une volonté d’unification et de reformulation homogénéisante qui contribue à redessiner les modalités de présentation du volume. En témoignent l’évolution des manuscrits du Cycle Vulgate qui réunit l’Estoire del saint Graal, Merlin et sa Suite Vulgate, Lancelot, la Queste del saint Graal et La mort le roi Artu et les mutations en ce qui concerne les ou le titre de cet ensemble, son découpage, la présence éventuelle de titres courants, l’apparition de « branches », la mise en espace du texte global, son ornementation, etc. L’auteur montre que ces transformations matérielles, qui traduisent le passage du cycle à la somme, finissent par générer de nouvelles pratiques de lecture et notamment la possibilité d’une lecture modulaire, par sélection, ou tabulaire, par nouvel ordre, jusqu’à ce que l’apparition des premiers imprimés et la nomenclature clairement établie entre livre, volume et partie, finissent par faire disparaître la forme‑cycle définitivement.

13La partie s’achève par une étude de Sofia Lodén sur le motif du lion d’Yvain : « traduire et adapter Chrétien de Troyes dans les pays nordiques ». L’élargissement du point de vue et la concentration sur une nouvelle aire géographique et linguistique par l’entremise de la traduction remet alors en perspective la portée, éventuellement politique par les jeux d’affiliation qu’elle souligne, de l’importation et de l’exportation qui préside à toute entreprise de récriture. C’est également une manière pour le texte‑cible d’affirmer par différenciation ses valeurs. Ainsi, dans le cas du motif du lion, la version suédoise de Herr Ivan (version suédoise commandée en 1303 par la reine de Norvège Eufemia, d’origine allemande) met l’accent sur les codes comportementaux courtois, ceux du vassal idéal, tandis que la version d’Ívens saga (traduction norroise effectuée autour de 1250 par frère Robert, l’auteur de la version norroise de Tristan) par la férocité du lion qui ne cesse de combattre, s’oriente davantage du côté du roman d’aventures. Le traitement d’un motif lors de sa traduction finit ainsi par avoir une incidence sur l’identité générique des œuvres, tout comme avait pu le faire, d’une manière tout aussi subtile, le traitement du vers qu’analysait le premier article consacré à la matière arthurienne.

Le texte romanesque

14La section suivante est consacrée au « texte romanesque », comme une invitation à relire quatre grands romans de la littérature médiévale à travers le prisme de la réception, de la relecture et de la récriture. La fécondité du changement d’angle encouragé par le volume se trouve suggérée par la reprise, à l’ouverture de la section, de ce même Chevalier au lion analysé précédemment. L’article de Jonna Kjær, qui étudie sa transformation dans le Roman de la Dame a la Lycorne et du biau Chevalier au Lyon, c’est‑à‑dire en un récit qu’on ne peut qualifier d’arthurien, met immédiatement l’accent sur la question du lien entre textes‑sources et (re)catégorisation générique. Défini comme « une texture faite d’allusions à des “hypotextes” intégrés dans notre roman, l’“hypertexte” », l’étude de ce roman en vers permet de rappeler combien les réseaux intertextuels qui nourrissent la production d’une œuvre peuvent varier de l’exploitation d’une source à l’autre, conduisant à des redéfinitions régulières de l’œuvre‑cible. Contrairement à la lecture qu’en a faite le premier éditeur de ce texte, F. Gennrich, en 1908, qui y voit un « roman d’aventures », J. Kjær propose alors, par le recours aux critères traditionnellement retenus (le double sens et sa désignation comme telle, la métaphore continuée et les personnifications) de le considérer comme un roman allégorique, une sorte de « Roman de la Rose contrefait » (p. 208).

15Après la figure de la dame entourée d’un lion et d’une licorne, telle qu’on la rencontre dans les fameuses tapisseries de Cluny, Richard Trachsler se propose pour sa part de revenir sur la figure du garou, par le biais de la mise en prose de Guillaume de Palerne, roman d’aventures du xiiie siècle de facture « classique ». En s’intéressant aux mises en prose des éditions imprimées à l’époque de François Ier, l’auteur analyse la manière dont la lecture de l’histoire varie, notamment la question de sa vraisemblance, en fonction des points de vue adoptés lors de sa publication. La mise en prose de Pierre Durand publiée par Olivier Arnoullet en 1552 procède par exemple, au‑delà de l’éclaircissement de la langue, à l’ajout de sentences morales et à la suppression de certains éléments considérés comme « absurdes et déraisonnables ». Richard Trachsler souligne toutefois que le traitement du motif du loup‑garou, pour finir peu altéré en lui‑même, ne relève que d’une réorganisation des faits sans que l’essentiel de l’intrigue n’en soit supprimé. L’auteur convoque alors un second regard sur l’histoire de Guillaume de Palerne à travers le résumé qu’en propose Littré dans son Histoire littéraire de la France en 1852, où il souligne à son tour d’autres absurdités, bien différentes de celles corrigées dans l’édition d’Arnoullet. Selon R. Trachsler, le lecteur du xxie siècle verrait au contraire dans les incohérences dénoncées par Littré un jeu métatextuel sur les conventions du récit et analyse les « facilités » condamnées comme ce qui ferait de nos jours la « modernité » de Guillaume de Palerne. En cela, l’article illustre une nouvelle fois, en parcourant plus de cinq siècles, l’importance des jeux de reconstruction inévitables qui président à notre accès même à la matière médiévale.

16Vanessa Obry, en posant la question de la filiation textuelle en terme d’héritage, s’attache aussi à suivre une figure médiévale, même si l’empan chronologique est plus resserré. En s’intéressant aux « trios et construction de figures historiques de Ille et Galeron de Gautier d’Arras à Gillion de Trazegnies », l’auteur montre comment le rattachement de l’histoire d’Eliduc à une tradition que le roman du xve siècle recrée, s’en faisant alors « réceptacle », permet d’étudier le réinvestissement de motifs anciens au profit de la construction de nouvelles figures historiques. Le suivi de ces motifs légendaires et littéraires, inscrits dans une revendication historique, offre alors de la figure d’Eliduc une double lecture, provenant à la fois du xiie et du xve siècle, qui rend compte d’une évolution de la vision de l’Histoire projetée dans la fiction : comme le résume Vanessa Obry comparant les deux versions de la légende, « le héros du xiie siècle entre dans le temps, mais sa valeur repose sur sa portée universelle » tandis que « le personnage historique du xve siècle n’est pas un être total, mais il est inscrit dans un ensemble » (p. 238). Une fois encore, de telles analyses attestent la fécondité non seulement du jeu des points de vue mais du souci des déplacements qu’opère la décontextualisation culturelle des œuvres suivant les publics auxquels ils sont destinés.

17Enfin, l’étude d’Outi Mérisalo consacrée à Gui de Warewic, roman en vers qui participe à l’imagerie des grands héros britanniques, met l’accent sur les enjeux politiques, en particulier concernant les textes de généalogie, que peuvent engager la commande de traduction et le don des manuscrit à la fin du Moyen Âge. La remise en perspective du remaniement en prose française datant du xve siècle permet alors d’analyser les différents modes de sa transmission en le replaçant dans son contexte historique et culturel. Sans reprendre dans le détail l’examen des différents manuscrits qui participent de la circulation et de l’évolution du texte à la fin Moyen Âge, on insistera sur la mise en valeur, dans cette étude, des différentes visées que prend l’ouvrage, selon l’appartenance du manuscrit à divers micro‑milieux de production. L’objectif du roman lignager, qui avait d’abord pour fonction de fournir un passé glorieux et une légitimation aux familles anglo‑normandes, devient ainsi, à titre d’exemple, dans le cas du manuscrit BL, Royal 15 E VI, un manuel d’« anglicité » et de « lancastrianité » pour la jeune reine à qui il est offert ainsi que de lieu d’affirmation de la loyauté et de la haute naissance du donateur et de son épouse. L’auteur de l’article conclut sur la richesse narrative, générique et idéologique du texte‑source qui peut expliquer la fortune de Gui de Warewic en différentes langues (français et anglais, mais aussi allemand, catalan, celtique et latin). En cela, les remaniements en prose française, dont on ignore l’identité de l’auteur, ont assuré la survie du roman anglo‑normand et ont assuré le rayonnement de la figure mythique du chevalier‑ascète.

Poésie lyrique, poésie allégorique

18Malgré un titre homogénéisant, la dernière section de l’ouvrage invite plutôt à réfléchir au passage d’une catégorie générique à l’autre. Anne Paupert projette un éclairage intéressant sur la survie des « chansons de femme » dans la poésie lyrique de la fin du Moyen Âge, en suivant les modalités diverses sous lesquelles ces textes apparaissent dans des genres non courtois, du simple « effet de citation » à des « modes de réappropriation plus variés et subtils » chez Guillaume de Machaut et Christine de Pizan (p. 257). L’étude met en lumière la présence plus ou moins manifeste de ce modèle textuel pourtant considéré comme secondaire au sein de la tradition littéraire en partant de la distinction faite par Zumthor, Bec, et poursuivie par Dragonetti, entre le « registre dominant » ou « registre du grand chant courtois », et le registre plus fluctuant ou « popularisant », regroupant globalement les genres « non courtois ». En posant ainsi la question de la hiérarchisation des types de textes dans la pratique de la réecriture et du remploi, l’article souligne la fécondité des jeux d’échos d’un registre à l’autre, que ceux‑ci soient assumés ou plus implicites. Très secondaire chez Machaut, Deschamps et Froissart, la présence des chansons de femme chez Christine de Pizan s’explique à la fois par des raisons idéologiques et personnelles, d’où la diversité des traitements qui en sont proposés.

19En s’intéressant à la distinction entre personnage et personnification à la croisée des genres narratifs et théâtraux des xiiie au xvie siècles, Estelle Doudet repense quant à elle la question du texte allégorique au‑delà des catégories héritées. Son hypothèse de travail consiste à étudier les similitudes et différences entre la personnification narrative au xiiie siècle et la personnification théâtrale, au xive puis au xve et xvie siècles, de manière à interroger la spécificité dramatique de la personnification‑personnage et la validité de ces qualificatifs. Le corpus des « moralités » amène à revenir sur la complexité de leur définition, pensée en tant que « mode de discours dont le dessein est de révéler les valeurs morales nécessaires au salut individuel et collectif, valeurs dissimulées par les apparences et les pièges du monde sensible » (p. 280). Se pose dès lors la question de la dramatisation du narratif qui caractérise le passage de l’ancien au moyen français, la narration allégorique se trouvant progressivement converger vers la dramatisation. On y retrouve la tension qu’accomplit le théâtre de la descriptio vers l’actio. Le parcours élaboré au sein d’un large corpus permet de montrer combien que la moralité dramatique s’avère être une forme qui s’est « déployée au pluriel et dans la diversité, comme l’une des expressions de la culture théâtrale de cette période » (p. 299).

20L’article de Yan Greub qui clôt le volume se place en dernier lieu du point de vue de la modernisation linguistique, suivant une perspective diachronique relevant à la fois de la critique textuelle et de la linguistique historique. La question porte sur la nature des changements que les personnes qui écrivent en français à la fin du Moyen Âge se sentent obligées d’apporter aux textes qu’elles copient. Pour ce faire, l’auteur étudie par sondage quelques centaines de vers de l’Ovide moralisé en s’intéressant plus particulièrement à la nature des changements opérés lors de la copie d’un manuscrit à l’autre, entre leçons, faits linguistiques (en distinguant faits de graphie et de morphologie), et liens, voire systématicité d’une transformation à l’autre. Le questionnement concernant les causes de ces modifications met alors en jeu la place accordée à son ancrage chronologique ou à sa place dans le stemma, ainsi qu’au degré de visibilité des faits corrigés ou non d’un manuscrit à l’autre. Les résultats obtenus soulignent d’abord le peu de cohérence du système construit par chaque manuscrit. Pour l’ecdotique, l’étude des variantes linguistiques permet de mieux comprendre l’usus scribendi, ou legendi, d’un manuscrit ou d’une tête de lignée supposée, attestant l’existence de familles ou sous‑familles qui n’auraient pas été identifiées sans ce recours, au point que l’on puisse retrouver des leçons originales. Un tel éclairage permet aussi de penser le processus de variation linguistique dans le long terme, par le biais d’interventions successives, jusqu’à l’achèvement du processus de modernisation. Tout cela rend compte de la relation que les lecteurs, à un moment donné, pouvaient percevoir du degré d’archaïsme de certains faits de langue et du rôle incontestable de la place du manuscrit dans le stemma pour expliquer de tels phénomènes de récriture. En cela, texte et livre, variante des leçons et variantes linguistiques méritent d’être pensées conjointement, redonnant toute sa complexité au circuit de la transmission manuscrite.


***

21L’ensemble du volume, par l’effet d’accumulation des cas proposés, est convaincant, même si l’hétérogénéité des approches ne permet pas toujours de tirer les conséquences méthodologiques quant au statut du manuscrit dans la définition même du texte médiéval. À cet égard, la brièveté de l’introduction, formulée davantage comme une invitation à la lecture, déçoit un peu. L’enjeu de la circulation des manuscrits, suivant des aires géographiques plus nettement déterminées, aurait par exemple pu constituer une entrée à interroger en tant que telle, étant donné la diversité des corpus étudiés. La question plus fondamentale encore de la catégorisation générique et de sa pertinence, qui traverse finalement l’ensemble des articles, aurait pu être posée en termes plus synthétiques et plus problématisés. S’agit‑il, là encore, d’une question de regard sur les manuscrits conservés et retransmis ? Convenons‑en, le panorama qu’offre le volume, joue et assume pleinement ce rôle de « Grand Verre » posé sur le Moyen Âge, à la fois mis à distance, devenu objet d’observation, souvent irradié des brisures de la surface, mais dont l’opacité finit par tendre au lecteur, plus qu’une vitrine du Moyen Âge, un miroir de ses propres constructions.