« Tiens, Homère ! » (poème précédé d’un discours)
La rédaction d’Acta Fabula a le plaisir de présenter pour la première fois au public un manuscrit qui vient tout juste d’être exhumé, retrouvé au dernier sous-sol d’une bibliothèque publique marseillaise. Houdar de La Motte, le fameux protagoniste de la Querelle d’Homère, dernier avatar de la Querelle des Anciens et des Modernes, était jusqu’ici surtout célèbre pour avoir écrit L’Iliade, poème précédé d’un discours sur Homère, où il mettait en alexandrins, corrigeait et abrégeait le grand poème homérique, tel que traduit par Anne Dacier. Ce qu’on ignorait, c’est que La Motte avait fait de même pour le récent ouvrage de Sophie Rabau, Quinze (brèves) rencontres avec Homère. Nous mettons à la disposition du public ce document troublant, qui ne manquera pas de bouleverser nos certitudes en matière d’histoire littéraire.
Discours
1C’est un usage immémorial parmi les auteur de comptes rendus, de relever l’excellence de l’Auteur qu’ils recensent. Ils prétendent justifier leur goût, en prouvant la perfection de l’original qu’ils ont choisi ; & ils recommandent en même temps leur propre ouvrage, où ils se flatent d’avoir fait passer les mêmes beautez qu’ils font valoir.
2On s’attend sans doute sur cet usage, à trouver ici le panegyrique de Sophie Rabau : mais outre que je la recense moins que je ne l’imite, & qu’ainsi l’usage des auteurs de comptes rendus ne fait point de loi pour moi, j’ai crû encore que rien ne pouvoit autoriser les exagérations ; que le vrai mérite étoit de reconnoître les défauts par-tout où ils sont ; que d’ailleurs les fautes des grands hommes (et des grandes femmes) sont les plus dangéreuses, & qu’il est d’autant plus important de les faire sentir, que bien des gens font gloire de les renouveller.
3Il s’agit à présent de rendre raison de ma propre entreprise ; j’ai mis en vers Quinze (brèves) rencontres avec Homère, tout imparfait que je l’ai jugé ; & il semble d’ abord que je mérite un reproche opposé à celui que craignent ordinairement les auteurs de comptes rendus qui entreprennent de copier des originaux qu’ils jugent parfaits & inimitables. Comme ils appréhendent de passer pour téméraires, par le choix d’un travail au-dessus de leurs forces, je dois craindre de passer pour bizarre & pour ridicule, en choisissant un ouvrage que je parois n’estimer pas assez. J’ai deux choses à répondre ; j’ai suivi de Quinze (brèves) rencontres avec Homère, ce qui m’a paru devoir en être conservé, & j’ai pris la liberté de changer ce que j’y ai crû désagréable.
4Voilà ce que j’avois à dire de Quinze (brèves) rencontres avec Homère & de mon Imitation. J’abandonne l’ouvrage au jugement du public ; si j’obtiens son approbation, peut-être m’enhardira-t-elle à entreprendre un essai de théorie littéraire tout-à-fait original : s’il me la refuse, je ne lui en demanderai pas raison, & ce sera à moi d’étudier pourquoi j’aurai manqué de lui plaire.
5En un mot, on m’opposera de bonnes ou de mauvaises raisons : je ferai gloire de me rendre aux bonnes, & le public fera justice des mauvaises.
Poème
6Il n’est pas compliqué de rencontrer Homère,
Ou tout au moins son ombre : il suffit pour ce faire
D’avoir assez de temps et d’imagination,
Et de savoir, un peu, écrire des fictions.
Le premier qui tenta, selon Pline l’Ancien,
Fut – mais faut-il le croire ? –, Apion le Grammairien.
De Lucien à Borges, bien d’autres lui succèdent
Pour aller déranger l’aède des aèdes.
7C’est qu’Homère est absent, distant, inaccessible.
Il ne se tient pas là, face à nous, disponible,
Disposé à répondre à toutes nos questions
À approuver, ou pas, nos interprétations.
On soupçonne alors que ces fictions de présence
Auraient pour horizon de compenser l’absence.
Mais au-delà d’Homère, en fait, c’est chaque auteur
Qui est ainsi absent du monde du lecteur,
Et l’interprétation semble bien n’exister
Qu’à partir de ce manque, et vise à le combler.
On ne sait rien d’Homère : il demeure une énigme,
Mais constitue du coup aussi le paradigme
De l’absence essentielle, intime, originaire
Celle de tout auteur d’une œuvre littéraire.
On voudrait qu’il fût là, et se portât garant
De tout ce que l’on prête à cet auteur-absent.
On comprend de ce fait que l’interprétation
Se conçoit souvent comme une conversation,
Selon un idéal de l’oralité vive,
Et libérant la vie dans le livre captive.
Le texte écrit ainsi perçu comme un obstacle,
Voir l’auteur « pour de vrai » permettrait le miracle
D’un contact immédiat et, à ce titre, offrant
À l’interprétation un solide garant.
8À franchir cet obstacle, à ouvrir ce tombeau,
On trouvera peut-être un élément nouveau :
Le corps, plus que le sens, dont le désir indique
Un rapport au passé plus archéologique.
Et Homère, incarnant le comble de l’absence,
Se fera désormais comble de la présence.
Telle résurrection suppose par ailleurs
De mêler son passé au présent des lecteurs :
C’est un dispositif permettant l’achronie
Qui sera donc propice à cette épiphanie
Où factuel et fictif étroitement s’imbriquent,
La scène s’avérant souvent métaleptique.
Il se peut, cependant, dans ce cadre rêvé,
Que le rendez-vous soit un rendez-vous manqué,
Et que l’ombre d’Homère apparaisse rétive.
Cet échec apparent tient à l’alternative
Entre présence et sens : elle le garantit,
Elle l’excède aussi, d’où surgit le conflit.
La présence d’Homère a ainsi deux fonctions :
D’abord autoriser les interprétations,
Louer les imitations et les réécritures,
Approuver les auteurs et les œuvres futures ;
Mais ensuite donner, du seul fait qu’il est là,
Le statut de poète à qui l’invoquera.
L’autorité d’Homère est ainsi ambiguë,
Ou elle est relative, ou elle est absolue :
Ces deux autorités parfois se contrarient,
Loin de coexister (irénique utopie),
Affolant, déréglant la rencontre euphorique,
Sapant les fondements de toute herméneutique.
Homère, qui plus est, s’il fait autorité,
Est d’abord invoqué pour être dépassé.
Tout autant qu’un modèle, il est donc un rival.
Un tel dispositif est donc paradoxal :
Il faut louer Homère en le désactivant,
Dire comme il est grand, mais aussi impuissant.
Pour qui rencontre Homère, il faut, à sa façon,
Trancher le nœud gordien de ces contradictions.
Partons donc sans tarder, pour dénouer ces matières,
Rencontrer quinze fois (brièvement) Homère.
I
9Luce de Lancival n’a certes pas laissé
Un souvenir marquant à la postérité.
Un certain Maugeret lui consacra naguère
Une œuvre intitulée Lancival et Homère.
Ce dernier y fait part de son admiration,
Et loue, dans le droit fil de la Révolution,
Une assemblée des morts des plus égalitaires :
Racine, Lancival… tous valent bien Homère.
II
10Quelques années plus tôt, un dénommé Moline,
Lui aussi oublié, pour sa part imagine
Que Voltaire aux Enfers voit l’auteur de L’Iliade
Déclamant, dans un coin, des vers de La Henriade.
Le face-à-face est beau, mais on s’aperçoit vite,
Qu’il ne peut pas durer : Homère prend la fuite.
Dans ce départ soudain, sans doute faut-il voir
Le seul moyen qu’il y ait d’amoindrir son pouvoir,
Et d’éviter de dire, au moins de façon claire,
Lequel est le plus grand, de Voltaire ou d’Homère.
III
11Apion le Grammairien dit avoir rencontré
L’ombre du grand Homère, et lui avoir posé
Les questions que posaient les hommes de son temps,
Censées donner la clef de son œuvre aux savants.
On a là le pendant, au plan métatextuel,
De ce que l’on a eu au plan hypertextuel.
Voltaire et Lancival, au même titre qu’Apion,
Gagnent dans la rencontre une homérique onction.
Quoi de mieux en effet quand on est interprète
Que d’avoir seulement pour source le poète ?
Mais une part de doute entoure ce dialogue.
Menteur, antisémite, et surtout philologue,
Apion a un rapport trouble à la vérité
Et se voit accusé d’avoir tout inventé.
Ce n’est certes pas là qu’est le plus étonnant :
Apion le Grammairien refuse obstinément
De révéler ce que lui aurait dit Homère.
À quoi sert de mentir ? À quoi sert de se taire ?
Peut-être simplement le grammairien craint-il
De mettre ce faisant sa carrière en péril.
Si l’auteur est présent, alors, est abolie
La possibilité de la philologie.
Voilà au fond pourquoi les rencontres sont brèves :
Il vaut mieux pour chacun que vite elles s’achèvent
Car elles risquent fort d’avoir pour corollaire
Qu’on ne puisse plus lire ou commenter Homère.
IV
12Lucien de Samosate, entre mille voyages,
Auprès du Méonien conduit son personnage.
L’île des Bienheureux accueille l’entretien,
Où Homère est pressé de questions par Lucien.
Par ce biais, le Syrien étend la parodie
Au-delà de l’histoire et de l’ethnographie,
Que raille incessamment l’Histoire véritable :
Un troisième discours connaît un sort semblable,
Celui des éditeurs et des commentateurs
Érudits, pointilleux, à l’excès pinailleurs.
On peut y lire ainsi l’identification
Entre interprétation et œuvre de fiction.
L’Homère de Lucien réplique sans esquive
Aux questions qu’on lui fait, fort représentatives
De la philologie, alexandrine entre autres
(Questions qui sont d’ailleurs encor souvent les nôtres…).
Pourtant chaque réponse annule la question,
En détruit le principe, en ôte la raison.
Le procédé ici est poussé à l’extrême
Et finit par ruiner la philologie même.
Mais s’il n’existe plus de science positive
Si l’interprétation même n’est que fictive,
Il ne nous reste plus qu’à penser des fictions
Qui viendraient valider des interprétations.
Réconciliant ainsi fiction et commentaire,
La tâche du critique est d’inventer Homère.
V
13Songez donc à présent que vous êtes Ésope,
Et que vous rencontrez, en un lieu interlope,
L’auteur de l’Odyssée : n’auriez-vous pas envie
De lui montrer un peu de votre poésie ?
Seriez-vous pas flatté qu’il trouvât admirable,
Votre adresse à cacher la leçon sous la fable ?
Et quand vous lui diriez qu’il le fit avant vous,
Seriez-vous pas surpris qu’il dise : « Point du tout. » ?
Vous n’êtes pas Ésope1. Et pourtant chacun l’est,
Quand il cherche en Homère un signifié secret.
Le Dialogue des morts, qui narre l’épisode,
Critique la lecture, attaque ses méthodes :
Si Lucien l’attaquait au plan philologique
Fontenelle l’attaque au plan allégorique.
Si de l’allégorèse il nie la pertinence,
Dans la bouche d’Homère il place la défense
D’une fiction gratuite et liée au seul plaisir.
Ce n’est pas tout : le pire est encor à venir
Car Homère est privé de son autorité,
Présenté en lecteur inexpérimenté.
(Ce faisant il s’agit surtout, bien entendu,
De s’en prendre au projet du Père Le Bossu
Qui voulait à tout prix dans le poème épique
Déceler à coup sûr la fable allégorique.)
De fait toute lecture en devient impossible :
Est-elle allégorique ? Elle rate sa cible :
Nulle intention d’auteur ne vient la justifier.
Est-elle littérale ? On devra la blâmer,
Car elle flatte alors le lecteur ignorant.
La lecture est instable et le sens est fuyant.
Fontenelle le prouve en forgeant ce dialogue :
Quelle est donc la leçon de ce bref apologue ?
Tel un menteur Crétois, il semble utiliser
L’autorité d’Homère afin de la saper.
On peut alors forger notre propre fiction :
Un tel Homère annonce un nouvel horizon,
Romantisme allemand, Valéry ou Eco,
Et pourquoi pas aussi Joyce, Kafka, Blanchot ?
Cet Homère illisible est rempli de promesses :
Nous pouvons nous aussi y « entendre finesse »,
Et, expérimentant, essayant, explorant,
Fabriquant, fabulant, fictionnant et forgeant,
Jouer à transformer la chose littéraire,
Inventer son futur – et le futur d’Homère.
VI
14Dans un autre dialogue, un peu du même style,
Fénelon fit parler Homère avec Achille.
Pour Achille, c’est bien parce qu’il fut glorieux
Que l’Iliade d’Homère est un chant prestigieux ;
L’honneur de l’Argolide, au rebours, considère
Que le fils de Thétis doit sa gloire à Homère.
Achille livre ainsi son interprétation
Alors même qu’il fait partie de la fiction.
Baptisons donc séant ce type de lecture
Dans lequel on commente une œuvre où l’on figure
La « méthode d’Achille » : et l’on verra bientôt
Qu’il a beau de l’histoire être le fier héros,
Il n’est pas le plus apte à commenter Homère.
Il propose en effet un résumé sommaire,
Qui donne au texte épique unité, cohérence,
Mais divers éléments sont passés sous silence.
Sélectionnant ce qui relève de sa geste,
Cette lecture tend à produire du reste.
On peut énumérer ainsi tous les moments
Où Achille n’est pas (on y pleure souvent).
La « méthode d’Homère », ou lecture auctoriale,
À l’inverse prendrait pour prémisse initiale
L’arbitraire des choix, leur simple contingence,
Le divers s’opposant à toute cohérence,
L’accessoire primant cette fois l’essentiel,
Le contrechamp le champ, l’hapax le séquentiel.
(On a reconnu, je crois, ce dont je parle,
Ou alors on lira sans délai Michel Charles.)
Chacun pourra construire, à sauts et à gambades,
Lors de chaque lecture, une nouvelle Iliade :
Ainsi pour Télémaque, où l’auteur n’eut l’idée
Que de remplir les blancs laissés par l’Odyssée.
Relier le commentaire et la réécriture,
Inventer le futur de la littérature,
Rendre aux œuvres la vie, et aux morts la lumière,
Telle est en peu de mots la méthode d’Homère.
VII
15Homère est, on le voit, une ombre surprenante :
Il aime à bousculer tous ceux qui le commentent.
Il tient tête à Lucien, à Ésope, à Achille.
Mais le voici pour l’heure en face de Virgile,
Non un commentateur, mais un continuateur,
C’est-à-dire, en un mot, un simple imitateur.
On doit à Krasicki, écrivain polonais,
D’avoir organisé ce duel au sommet.
Le chantre méonien désapprouve Virgile
Car il l’a imité. (Pour lui, c’était facile,
Puisqu’il fut le premier, sans vouloir m’en mêler…)
Prônant par-dessus tout l’originalité,
Homère abdique ici sa posture habituelle,
Son rôle consacré, son statut de modèle.
Cet Homère tonnant contre l’imitation
Au demeurant étonne, et nourrit le soupçon.
En effet Krasicki présente une pratique
Respectant les Anciens, volontiers mimétique.
Cette contradiction se résout sans ambages :
Ce qu’il faut imiter, c’est l’auteur, non l’ouvrage,
La force créatrice et non le procédé,
Le jaillissement pur en toute liberté.
Le risque, en proposant cet Homère incongru,
Est d’en faire à nouveau un modèle absolu.
Encore une aporie, un parcours circulaire :
Ne jouons pas trop avec l’autorité d’Homère…
VIII & IX
16La Motte et Marivaux y ont aussi eu droit.
Le premier, on le sait (je l’espère pour moi)
Apporta à l’Iliade un flot de corrections.
Le second n’a tenté, lui, qu’une imitation,
Composant sous le nom d’Iliade travestie
Du grand poème épique une gaie parodie.
Tous deux donc, à Homère, ou son ombre, ont parlé,
Et tous deux ont été, par Homère, approuvés.
Homère, on notera, n’est ici que lecteur,
Ne chante ni n’écrit, bref n’est jamais auteur.
On ne le verra pas les armes à la main.
Il n’est là, à vrai dire, idole des Anciens,
Juge de la Querelle en ce qui le concerne,
Que pour donner raison pour de bon aux Modernes.
La Motte et Marivaux ne souhaitent pas non plus
S’inventer un rival forcément au-dessus :
Si Homère écrivait, il les surpasserait,
Aussi vont-ils, eux seuls, faire « ce qu’il eût fait ».
On lui enlève l’acte, on garde la puissance,
Tel est le sens qu’on peut donner à sa présence :
Il donne éternité à la modernité.
La Motte et Marivaux l’ont ainsi installé
Dans notre monde actuel, non celui de nos pères :
Sans doute, ils méritaient de rencontrer Homère.
X
17Gulliver à son tour l’a croisé en chemin,
Sous la plume de Swift réécrivant Lucien,
Et le dispositif semble au départ le même :
D’un côté les savants, disséquant le poème,
De l’autre le poète, âgé mais vigoureux,
Qui semble au demeurant un inconnu pour eux.
Un étrange triangle ainsi se met en place :
D’Homère et ses lecteurs le soudain face-à-face
Symbolise l’échec d’une telle lecture.
Pour le commentateur, c’est la déconfiture.
Cependant Swift ici opère un glissement,
Insistant sur le corps, donnant chair à l’absent,
Propose un autre Homère, ou une autre manière
De lire la rencontre, et d’être avec Homère.
Il faudrait évoquer, par contre, un traducteur
(On devrait plutôt dire : un interpolateur).
Pensant traduire Swift, ce nommé Desfontaines,
Ajoute maints propos, qui bien souvent reprennent
Des Modernes les vues et tout l’argumentaire,
Les mettant, sans vergogne, en la bouche d’Homère,
Traducteur infidèle (et sans grande jugeote),
En revanche excellent sectateur de La Motte.
L’Homère ainsi construit est encore un lecteur ;
Celui que construit Swift s’oppose aux glossateurs,
En revanche, à l’inverse, il croise en Gulliver,
Un homme qui l’observe en tant que corps et chair.
Être le spectateur et non pas l’interprète :
C’est ce que nous apprend cette rencontre muette.
Swift, en laissant Homère à son obscur silence,
Change la hiérarchie entre sens et présence :
La lecture, chez lui, n’est plus au premier plan
Le statut de poète est l’enjeu du présent.
Et tandis que son corps paraît dans la lumière,
Tous les commentateurs passent derrière Homère.
XI
18Évoquons à présent une rencontre-éclair.
Dante croise Virgile au chant I de l’Enfer.
Il y rencontrera bientôt, sous sa houlette,
Le chantre méonien, le père des poètes
Qu’il n’avait jamais lu : ici la connaissance
Du texte importe moins que la pure présence.
Avec ces deux auteurs, Virgile ou bien Homère,
Deux types différents d’autorité opèrent :
Soit l’auteur qu’on respecte et que l’on interroge,
Qu’on ne conteste pas et qu’on couvre d’éloges ;
Soit l’auteur que l’on laisse éloigné, mystérieux,
Qui ne sert qu’à donner son aval silencieux.
Il est fort amusant de constater, d’ailleurs,
Qu’on a pu voir parfois certains commentateurs
S’efforcer de combler, au mépris de la lettre,
Ce silence exhibé, incapables d’admettre
Qu’Homère en rencontrant Dante resterait muet.
(On peut énumérer leurs très ingénieux traits.)
Sans être commenté, sans être réécrit,
Il suffit qu’il soit là : c’est lui qui garantit
De son autorité à Dante son statut,
Au cercle des auteurs c’est bien lui qui l’inclut.
Quelques siècles plus tard, de manière troublante,
Joyce réécrira aussi Virgile et Dante.
C’est d’Homère pourtant qu’il se réclamera.
Ne pourrait-on d’ailleurs, concernant ces deux-là,
19Imaginer un peu (on n’est plus à ça près…)
Ce qu’aurait pu donner, dans un pub irlandais,
Accoudés au comptoir, en face d’une bière,
La rencontre rêvée entre Joyce et Homère…
XII
20Dionysios Solomos était grec et poète,
Et d’Homère aussi fit la rencontre muette.
On s’attend à ce que le jeune romantique
Rejette sans détour cette figure antique.
Peut-être est-il urgent d’inventer, au contraire,
Un romantisme grec en prise avec Homère,
Origine absolue de toute poésie,
Incarnation du chant, de l’art et du génie.
Homère tout d’abord signifie le refus
D’un autre romantisme, en Europe paru,
Celui de Novalis, Schiller ou bien Jean-Paul…
Homère, à cet égard, vaut mieux qu’un rossignol
Cher à Shelley ou Keats, et bien d’autres Anglais.
Nuit, lune, chant d’oiseau… puis Homère apparaît.
Le décor romantique est un cadre incongru,
Homère, en plein lyrisme, un hôte inattendu.
Que vient-il faire ici ? Très précisément : rien.
Comme on l’a vu chez Dante, il s’approche, il survient
Pour que l’on puisse dire « Homère est près de moi ».
Homère n’est qu’un corps, une nouvelle fois,
Supplantant sans effort son concurrent aviaire,
Si ce n’est un léger désordre capillaire.
Faut-il le relever ? Il semblerait que oui :
Le vent dans les cheveux n’est certes pas gratuit,
Le vent dans les cheveux brouille l’ordre classique,
Introduit le désordre, et fonde une esthétique.
Le vent dans les cheveux, c’est Ossian convoqué :
Homère en un seul souffle est tout romantisé.
Certes, romantisé, mais aussi… impuissant,
Peint sous les traits tremblants d’un vieillard déclinant,
Le passage du temps l’affaiblit et l’altère :
C’est le prix qu’on paie pour rendre présent Homère.
XIII
21Au chant IX d’Africa une nouvelle histoire
De rencontre s’ajoute à ce long répertoire.
C’est le poète Ennius, dans la conversation,
Qui doit la relater au général Scipion.
Le propos tout d’abord prend un objet courant :
Le rôle du poète en face du puissant.
(Une mise en abyme aisément se remarque,
Qui permet de dorer le blason de Pétrarque.)
Pour cela il faut bien qu’Ennius se déprécie
(Que Pétrarque lui-même, en fait, se justifie) :
Pour chanter ses exploits, Scipion aurait besoin
D’un Homère nouveau – Pétrarque n’est pas loin…
Malgré sa cécité, Homère est clairvoyant,
Ses yeux voient bien plus loin que tous ceux des vivants :
Il annonce Pétrarque et lui prédit la gloire.
L’essentiel est ici l’effet compensatoire
Que produit la fiction : Homère tend la main ;
Alors qu’il est absent, on le touche, on le tient…
Pétrarque, pour un temps, ainsi le régénère,
Et parvient à donner chair et corps à Homère.
XIV
22Le dramaturge anglais Barker met sur la scène
Un Homère obsédé, malpropre et peu amène,
Refusant de répondre à toutes les questions,
Uniquement soucieux d’échapper au savon.
Ce n’est pas sans raison qu’Homère est peu prolixe :
L’idée d’un fondement originel et fixe,
Dans ce théâtre-là, ne peut être de mise ;
Homère est irrité, car le sens est en crise.
Mais, dira-t-on alors, pourquoi le faire venir ?
Ne peut-on s’en passer ? Simplement s’abstenir ?
C’est que ce corps concret, dans sa trivialité,
Peut jouer pleinement contre l’autorité.
Homère, dont il veut ébranler la statue,
Cependant de Barker partage bien des vues,
Leurs visions du passé bien souvent s’harmonisent :
Ce qu’on désacralise, aussi, nous autorise.
C’est l’éternel retour de la même aporie…
Penchons-nous sur le corps pour trouver la sortie.
Barker donne d’Homère une image nouvelle :
Atteint visiblement d’une obsession sexuelle,
Puant et hydrophobe, Homère n’est qu’un corps,
Et ne pense qu’au corps. On abandonne alors
Tout ce qui touche au sens, pour la pure présence :
On fait le deuil du sens que la fiction compense.
Savant, parle-lui donc, parle pour qu’il t’éclaire !
Non-savant, tais-toi donc, tais-toi, et touche Homère !
XV
23Peut-être sommes-nous à présent convaincus
Que rencontrer Homère est bien loin d’être ardu.
C’est même plus courant qu’il ne pouvait sembler.
Nous voici donc confiants, prêts à le rencontrer…
Mais un doute surgit : le reconnaîtrons-nous ?
Nous en sommes certains : bien sûr, du premier coup !
Pourtant, dans les faubourgs d’une cité obscure
Dite des Immortels, vit une créature,
Troglodyte aphasique, hébété et primaire,
Un corps toujours plus muet : et ce corps, c’est Homère.
Homère, écrit Borges, c’est nous, c’est vous et moi,
Homère est tout le monde, et partout à la fois.
Dans cette conception quelque peu atypique,
Si ce n’est panthéiste, au moins panhomérique,
Homère a tout perdu : son immortalité,
Sa spécificité, et son autorité.
Le lecteur pour sa part n’est guère mieux loti :
Il ne devine pas l’énigme qu’on lui dit,
Il ne reconnaît pas le corps qu’on lui présente.
Au terme du récit, la débâcle est flagrante,
L’échec sur tous les plans ne saurait être pire :
Finalement nous ne savons ni voir ni lire.
À tant considérer Homère l’un des nôtres,
Nous oublions qu’il est radicalement autre.
On l’a vu par exemple, il y a quelques années,
Transformé en cyclope, en bande dessinée…
Nous pouvons le camper sous bien d’autres aspects.
Commençons à jouer. Prêtons-lui tous les traits,
Les silhouettes, les airs, les faces, les visages…
Que le vent que Borges fait souffler dans ses pages
Secoue nos préjugés et notre imaginaire :
Il n’est que d’inventer la figure d’Homère !
***
24Qu’avons-nous donc appris au gré de ces rencontres ?
Quelle est donc la leçon qu’Homère nous démontre ?
Le butin semble maigre et la récolte étique,
Tant Homère est une ombre étonnante, excentrique,
Toujours prête à se taire, à répondre à côté.
Ce qui frappe bien sûr, c’est sa capacité
À quitter le passé, venir dans le présent.
Homère, une machine à arrêter le temps ?
Les temps peuvent se nier, se croiser, s’inverser
Au point de n’être plus ni présent ni passé :
La recomposition prime la succession
Dans le temps du montage et des constellations.
Baudelairien, Homère, en venant du passé,
Teinte notre présent d’un peu d’éternité.
Pour Homère le temps n’a rien de continu :
D’une achronie à l’autre on croit l’avoir perdu.
Ce n’est jamais le même apparu çà ou là :
Homère advient souvent, mais il ne revient pas.
25Sans doute la leçon de tous ces entretiens
Concerne la lecture. On s’en avise enfin,
Homère se refuse hier comme aujourd’hui
À quiconque voudrait se prévaloir de lui,
Arrimer sa lecture à son autorité :
Homère est un amant de la modernité.
Il nous apprend, surtout, que jamais un auteur
Ne songe, quand il crée, aux questions des lecteurs.
Le premier à écrire, et qui ne put rien lire,
Nous encourage tous à vouloir « lirécrire ».
Telle serait au fond l’homérique leçon :
Passer outre l’auteur, outre son intention,
Traquer, dans les recoins, les marges et les restes,
Inventer le possible, oser le palimpseste,
Emprunter des chemins parfois un peu moins sûrs :
Le vieil Homère veut être lu au futur.
26Notre propre travail sur ces quinze entretiens
Sans doute a encor fait la part belle à l’ancien :
De rencontre en débat, de palabre en dialogue,
Nous nous sommes montré(e) un peu trop philologue,
Arguant du contexte, ou d’un savoir externe,
Nous n’avons pas encor été assez moderne.
Mais c’est qu’en Homérie, nous sommes débutants :
Demain, dans ces chemins, nous irons plus avant
Et nous inventerons d’autres discours critiques,
Volontiers fictionnels, souvent métaleptiques,
Où il n’est plus question d’obliger le passé
À fournir au futur la moindre autorité.
27Dans un film de Godard, on voit, pour un instant,
Le visage d’Homère apparaître à l’écran.
Homère, silencieux, buste de pierre grise,
Ne vient pas approuver l’audacieuse entreprise :
Il est simplement là, suffisante présence,
Constante persistance, absolue permanence…
Sans doute, en traversant les limites du temps,
En fusionnant ainsi passé, futur, présent,
Ne faut-il en user d’aucune autre manière,
Et, heureux, simplement, murmurer : « Tiens, Homère ! »