Paganini, ou la formation d’un archétype du génie romantique
1Toute personne intéressée par l’époque romantique connaît l’attention portée au violoniste Nicolo Paganini à la fin de la Restauration et au début de la monarchie de Juillet. C’est donc une lacune dans la critique littéraire que vient combler Marie‑Hélène Rybicki avec cet ouvrage consacré au virtuose italien. Dans cet essai, l’auteur se propose d’étudier Paganini à travers les articles de presse et les textes de fiction qui lui sont consacrés de 1814 à 1886 dans les domaines français, anglais, allemand et italien.
Mise au jour des éléments constitutifs du mythe paganinien
2Comme le fait remarquer l’auteur, « [r]etracer la vie de Paganini avec précision n’est pas une mince affaire » (p. 14), mais cela s’impose dans la mesure où c’est une biographie fantasmatique de Paganini qui a donné naissance à sa récupération littéraire. Il faut donc établir la biographie la plus précise pour mieux percevoir les modifications présentes dans la presse et la littérature. Pour cela, l’auteur s’appuie sur divers documents d’époque qu’elle confronte à la biographie de référence d’Edward Neill1. Parmi ces sources premières, M.‑H. Rybicki exploite en particulier la « Notice sur Paganini écrite par lui-même » (1830), la première biographie de Paganini écrite par Julius Max Schottky2 et la Notice biographique sur Nicolo Paganini de François‑Joseph Fétis3.
3Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à une « vie de Paganini » établie à partir d’un vaste corpus italien, français, allemand et anglais, puisque l’auteur suit le parcours européen du virtuose afin de mettre au jour la « naissance d’un mythe ». Car c’est bien l’existence romanesque du virtuose qui donne naissance à ce mythe et aux lignes de force qui ne cesseront de revenir dans les portraits journalistiques et littéraires. Ce qui ressort du dépouillement de M.‑H. Rybicki, c’est tout d’abord l’effet produit par l’aspect maladif de Paganini :
[…] Maux nerveux, furonculoses, rhumatismes, syphilis, affection du larynx, auxquels s’ajoutent les effets secondaires néfastes des traitements au mercure et à l’opium, soumettent l’organisme du musicien à de dures épreuves. […]
4En outre, la maladie donne au musicien une apparence décharnée, un teint jaunâtre et met en relief ses traits émaciés. Cette physionomie particulière retient l’attention des spectateurs. (p. 29)
5À cela s’ajoute un séjour en prison suite à l’« affaire Cavanna » : en mai 1815, Paganini est mis sous les verrous pour détournement de mineure et promesse de mariage rompue. Cette incarcération devient la base de créations imaginaires sur la vie de Paganini : il aurait été condamné pour le meurtre de sa fiancée et c’est en prison qu’il aurait pactisé avec le diable… Le virtuose italien acquiert ainsi peu à peu une aura sulfureuse. Car, plus qu’en Italie, « c’est surtout en Autriche, puis en Allemagne et en France, que son image de suppôt de Satan était cultivée » (p. 42).
6Une autre caractéristique du violoniste italien appartient au domaine musical. M.‑H. Rybicki, bien que ne faisant pas œuvre de musicologue, montre que le mythe de Paganini ne peut se construire qu’en raison des prouesses techniques du violoniste : « doté d’une oreille infaillible » (p. 67), il se distingue par ses compositions pour une corde, son mimétique « suonare parlante », sa remise à l’honneur de la « scordatura », son jeu dans une position inhabituelle et sa capacité à faire de la partition un simple support.
7La biographie de Paganini fait donc apparaître les grandes lignes du mythe en construction : apparence physique très frappante, mystérieux emprisonnement et virtuosité musicale.
Paganini dans la presse : du factuel au fictionnel
8L’intérêt de l’approche de M.‑H. Rybicki, c’est de montrer comment les articles de presse font passer Paganini d’artiste réel à type littéraire, en évitant l’écueil téléologique.
9Paganini est d’abord un objet d’étude pour les critiques musicaux de l’époque. Sur ce point, disons d’emblée qu’il faut nuancer l’affirmation d’Arthur Pougin, reprise par l’auteur, selon laquelle « les articles de musique insérés dans les journaux de Paris étaient écrits par de simples littérateurs absolument ignorants des choses de l’art. » (p. 17). Que l’on ne partage pas leurs avis ne suffit pas à nier l’intérêt des écrits de Castil‑Blaze, Joseph d’Ortigue, Gustave Imbert de Laphalèque… Patrick Berthier a d’ailleurs mis en valeur le « propos critique, souvent profond, informé, exigeant » des revues musicales françaises4.
10M.‑H. Rybicki part de l’aspect technique du jeu paganinien et en arrive tout d’abord aux effets produits sur les femmes, qu’il s’agisse de la princesse Élisa, de Mary Shelley, de Felicia Hemans, de Clara Novello ou bien encore de Mme de Lamothe‑Langon. On rejoint alors ce que Paganini appelle « elettricismo », notion qui désigne « cette faculté qui fait passer l’âme d’un exécutant au bout des doigts pour traduire en sons les émotions » (p. 82). L’auteur fait ainsi apparaître la dimension érotique de la réception de Paganini par les auditrices. Ces effets, qui échappent au domaine rationnel, participent d’une sorte d’impossibilité à classer le virtuose italien. L’auteur montre que les termes « enchanteur », « sorcier », « démon » rendent compte du fait que Paganini échappe à toute classification traditionnelle. C’est cette idée que l’on retrouve dans l’affirmation du diabolisme du violoniste. On ne peut que souscrire à la conclusion donnée à l’analyse d’un tel vocabulaire :
[…] Connotée, d’une part, à une perfection insoupçonnée et inégalée chez le musicien, la présence du diable est, d’autre part, la manifestation de la perplexité face au phénomène qu’incarne Paganini. Elle exprime ce pouvoir maléfique qui annihile toute forme de sens critique et soumet le public à l’entière domination du virtuose. Instrument d’une mystification, l’intercession du diable est, à notre sens, une façon d’occulter la démission de l’entendement face au mystère paganinien et la difficulté, voire l’impossibilité, de saisir le « message » musical du violoniste. (p. 156)
11Les libertés qu’il prend avec les compositions autres que les siennes provoquent de nombreuses critiques, à tel point qu’il les abandonne pour mieux se consacrer à celles qu’il a créées et qui correspondent à son exécution a capriccio. Pour certains, il est représentatif de l’école italienne, mais M.‑H. Rybicki rappelle que c’est Louis Spohr, violoniste allemand, qui est vu comme le continuateur de l’école vénitienne illustrée par Pugnani et Tartini (p. 92). La classification de Paganini dans telle ou telle école se révèle importante, car l’école française de violon prétend alors être supérieure aux autres :
Avec tout ce qu’il avait d’extravagant, de démesuré, d’excessif, avec ce qu’il avait de novateur aussi, Paganini incarnait littéralement l’antithèse de Baillot […]. (p. 94)
12Extravagance, démesure, excès… Tout est propice à être déplacé sur le terrain de la querelle entre classiques et romantiques, ce qui ne manque pas d’être fait en 1831 par Alexandre Guibal du Rivage5, tenant du classicisme. Mais M.‑H. Rybicki rappelle que la « bataille d’Hernani du violon » n’eut jamais lieu (p. 105‑106). Le grand sujet de débat fut bien plutôt la dimension géniale ou charlatanesque de Paganini.
13Le virtuose italien est considéré comme un génie dans nombre de textes de presse. L’auteur prend appui sur de textes de l’Allgemeine Theaterzeitung ou du Morgenblatt de Stuttgart pour montrer que la conception du génie s’inscrit dans la lignée de celle du Kant de la Critique de la faculté de juger puisqu’on y retrouve les notions de « marginalité », d’« inintelligibilité » et d’« exemplarité » (p. 114). D’autres, à l’image d’A. B. Marx, David d’Angers ou Nerval, préfèrent voir dans la virtuosité paganinienne une inspiration qui tient du « démonique », force positive qu’il faut distinguer du « démoniaque » et du « méphistophélique » (p. 115‑118). Mais pour d’autres, Paganini est un « histrion », un « danseur de corde », un « funambule » (p. 121). C’est dans cette opposition que se crée le mythe de Paganini, qui incarnera « le drame de l’artiste incompris » (p. 123). Surtout, Paganini devient l’archétype du virtuose qui s’enferme dans ses prouesses techniques et ne comprend pas qu’il doit placer son but « non en lui, mais hors de lui » (Liszt, « Sur Paganini à propos de sa mort6 »). On peut d’ailleurs s’étonner que l’essai de M.‑H. Rybicki ne cite pas celui de Cécile Reynaud, Liszt et le virtuose romantique7, qui porte précisément sur cette question de la légitimité du virtuose à l’âge romantique. Liszt apparaît en effet comme le virtuose qui a su lever la tête vers les cieux. M.‑H. Rybicki fait bien apparaître la rupture dans la conception du génie romantique que représente le passage de Paganini à Liszt :
Jusqu’à ce que Franz Liszt surgisse sur le devant de la scène, Paganini illustre les multiples facettes de la virtuosité, telle que le xixe siècle l’a engendrée. Se trouvant au centre des tensions et des dissensions qui secouent le monde musical européen, Paganini cristallise sur lui les enjeux esthétiques nouveaux, les contradictions et les hésitations de la critique. Comme l’analyse des documents de l’époque permet de le constater, le personnage de Paganini est ambivalent, fuyant, miroir des fantasmes artistiques de son temps. (p. 145)
14Le mythe de Paganini a donc à voir avec l’imaginaire romantique de l’artiste, empreint de fictionnel. M.‑H. Rybicki propose alors une étude des désignations de Paganini qui l’unissent avec d’autres figures mythiques ou en cours de mythification (que l’on pense à Byron et à Hoffmann). L’Italien est alors affilié à Orphée, Hercule, aux Titans, aux mystères d’Isis. Mais le rapprochement le plus significatif est celui entre Paganini et deux personnages de l’œuvre hoffmannienne : le conseiller Crespel et le kapellmeister Kreisler. Paganini devient alors un personnage fantastique, voire, chez Balzac, le genre qui lui correspond : le « conte fantastique8 ».
15La presse est donc bien le « lieu d’une transformation, elle a assuré le transfert progressif du musicien réel au personnage littéraire si bien que, de sujet d’actualité, Paganini devient sujet de fiction. » (p. 180)
Fictions paganiniennes
16L’auteur fait le choix de regrouper son corpus de textes sous l’angle générique, et commence son analyse par l’ensemble poétique. M.‑H. Rybicki constate à juste titre que ces poèmes « supportent mal l’assaut du temps » (p. 207). Divin, pathétique, diabolisme, déchirement intérieur sont les thèmes que l’on retrouve le plus souvent, traités au moyen des « clichés de la poésie romantique la plus fade » (id.). Gautier, avec ses « Variations sur le Carnaval de Venise », est l’un des rares à libérer Paganini « du carcan de la poésie de circonstance en donnant une réelle interprétation poétique de sa musique. » (p. 199).
17Du côté de la scène, l’auteur recense six vaudevilles traitant le personnage de Paganini entre 1828 et 1883. Là encore, aucune pièce ne se distingue par sa qualité. Retenons seulement, comme l’indique M.‑H. Rybicki, que « le comique de ces pièces est exempt de noirceur et de malveillance et contrebalance l’image diabolique, répandue dans de nombreux articles de presse. » (p. 229).
18Les textes les plus intéressants se trouvent — et l’on pouvait s’y attendre —, dans le corpus des nouvelles fantastiques. Si une étude d’ensemble aurait sans doute été plus intéressante, c’est une approche chronologique qu’a choisi d’adopter l’auteur, qui analyse l’un après l’autre les textes suivants : « La Torre degli Spiriti » (anonyme, s. d.), « Fantaisie en si bémol mineur » (Lyser, 1830), Nuits florentines (Heine, 1836), « Hoffmann et Paganini » (Janin, 1831), « Les deux notes » (Aloysius Block [Raymond Brucker], 1831), « Ugolino » (Raymond Brucker, 1833), « L’âme errante » (anonyme, 1843), « Il violino a corde humane » (Ghislanzoni, 1868). Il ressort de l’étude de chaque nouvelle quelques lignes de force que M.‑H. Rybicki résume dans sa conclusion : présence du diable (sauf chez Janin et dans « L’âme errante »), apparence physique frappante, musique extraordinaire, effets sur l’auditoire, dualité de l’artiste (« fantastique et réel », « humain et divin », « corps et âme », p. 324), nature démiurgique du virtuose.
Paganini, ainsi représenté, sert d’archétype à ce qu’on appelle généralement « le virtuose romantique ». [Mais] le personnage littéraire de Paganini se démarque non seulement de la conception de l’artiste romantique professée, par exemple, par Wackenroder ou Kleist, il marque aussi une évolution sensible dans la vision de l’artiste héritée d’Hoffmann […] Paganini est un musicien accompli, il n’est pas seulement reconnu socialement mais aussi artistiquement. Son chef‑d’œuvre existe et ne reste pas à l’état de rêve […]. (p. 325)
19La dernière partie du corpus étudié concerne les « propos anecdotiques sur Paganini ». Dans ces textes, Paganini n’occupe le plus souvent qu’une place secondaire. Par exemple, dans « Drei Blätter aus dem Tagebuch eines Reisenden » de Rellstab, le narrateur croise trois fois Paganini : en prison, via un récit de Rode, et en concert à Berlin ; dans Clarinette de Bechstein, le héros devient le secrétaire personnel de Paganini. Les autres textes analysés sont « Nicolo Paganini » (Theodor Drobisch, 1845), « Ein Neujahrs-Geschenk von Paganini » (Schnyder von Wartensee, 1849), « Une sonate muette » (Samuel‑Henry Berthoud, 1832), « Esquisse de la vie d’un virtuose » (Barbara, 1857) et Le Voyage d’un jeune virtuose en Italie (A. E. de Saintes [Alexis Eymery], avant 1854). À partir de ces textes, M.‑H. Rybicki met au jour la mutation essentielle de la figure de l’artiste :
[…] tous les auteurs dépouillent peu ou prou le virtuose de ses traits fantastiques et romantiques. Cette désacralisation substitue le cliché à l’exceptionnel, le vulgaire au transcendant, le pathétique au grotesque […], le réalisme au fantastique. L’artiste sublime, dont Paganini constituait l’archétype, s’efface progressivement et, sur le devant de la scène musico‑littéraire, apparaît un musicien veule, sans envergure, paria d’un nouveau genre mais, d’un point de vue romanesque, tout aussi prometteur que son prédécesseur. (p. 401)
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20Comme le signale Marie‑Hélène Rybicki dans sa conclusion, « [l]’image de Paganini qui nous parvient à travers la presse et la littérature est une construction, une illusion ». L’auteur complète donc la définition du virtuose romantique à travers l’exemple du plus grand virtuose italien du violon au xixe siècle.
21Néanmoins, on peut regretter que cette analyse bienvenue sépare presse et littérature. L’auteur affirme que le passage de Paganini dans la fiction « conduit à se demander à quel point les frontières entre la littérature et la critique journalistique sont hermétiques et dans quelle mesure, à cette époque, l’une influence l’autre » (p. 167). Or, l’essai ne répond pas précisément à cette question, et le lecteur ne trouve à aucun moment des renvois attendus au renouveau actuel des études sur les liens entre presse et littérature9. Il aurait sans doute été plus intéressant de mêler presse et littérature, d’autant plus que l’auteur semble ne pas prendre en compte le fait que plusieurs nouvelles étudiées sont originellement publiées dans la presse.
22L’autre regret tient à l’apparente méconnaissance des études les plus récentes sur le romantisme et ses auteurs. Il est difficile, aujourd’hui, de renvoyer à un article de Gérard de Nerval contenu dans l’édition Pléiade de 1956 (p. 171), alors que seule l’édition dite « Nouvelle Pléiade » de 1989‑1994 a pu bénéficier du travail de Michel Brix sur Nerval journaliste10. On peut également s’interroger sur les bornes données au romantisme français (1820‑1843) d’après l’ouvrage de Max Milner, Le Romantisme, daté de 1973 (p. 231). C’est également à cet ouvrage que l’auteur renvoie pour une étude du genre frénétique, alors qu’on attendait des renvois aux études d’Anthony Glinoer11 ou Émilie Pézard12. De même, sur la fantaisie, l’auteur semble ignorer les récents travaux de Sylvain Ledda13 ou Pierre Laforgue14.
23C’est enfin la méconnaissance de certains auteurs de l’époque qui transparaît au détour d’une phrase. On ne saurait partager l’affirmation selon laquelle Jules Janin acquit sa renommée grâce au Journal des Débats (p. 273), alors qu’en 1829 il est pour tous, et pour longtemps encore, l’auteur de L’Âne mort et la Femme guillotinée.
24Ces quelques réserves n’ôtent rien à l’apport de M.‑H. Rybicki à l’étude des liens entre presse et littérature.