Les abécédaires, entre pratiques éducatives & représentations mentales
1Précisons tout d’abord que l’ouvrage en question est un beau livre, d’assez grand format (28 x 22), imprimé sur papier glacé et richement illustré. Un bel objet, en quelque sorte, qui invite à la fois au feuilletage et à la lecture et propose une approche comparative française et anglo-saxonne élaborée à partir d’un corpus de 1200 abécédaires anglophones et francophones et d’une banque d’images, qui permet de mettre en valeur singularités et « valeurs nationales spécifiques » (p. 13).
2Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot présente là le résultat d’un vrai travail de recherche, documenté et approfondi. Elle a divisé son ouvrage en trois grandes parties, la première portant sur les pratiques éducatives, la deuxième sur le marché du livre de jeunesse et la troisième sur les représentations. Trois thèmes qui permettent d’envisager les abécédaires sous trois angles différents, complémentaires, intéressants à plusieurs titres. Comme ils n’offrent pas de réelle continuité, nous avons décidé de privilégier ici les deux extrêmes même si nous considérons comme essentielle l’histoire et l’évolution de l’édition des abécédaires à partir du xixe siècle, inséparable de celles du livre de jeunesse dont le développement doit beaucoup aux progrès de l’impression et de l’édition qui a rendu le livre accessible à tous. L’auteur consacre d’ailleurs un chapitre complet aux progrès réalisés aussi bien dans la fabrication du papier qui passe du chiffon à la pâte à bois, que dans la reliure des livres, longtemps manuelle, mécanisée à partir des années 30, avec des couvertures plus ou moins solides et ornées selon l’usage que l’on veut en faire et la clientèle visée. Quant à l’illustration, elle a aussi une longue et fort intéressante histoire avant d’arriver au bouleversement du numérique. Il est certain que cette évolution, extrêmement rapide si on y réfléchit bien, a changé la manière d’envisager la littérature de jeunesse — dont font partie les abécédaires — : à présent l’illustration a pris le pas sur l’écrit et les illustrateurs sont parfois plus connus que les auteurs dont ils ont même pris le statut, devenant des auteurs-illustrateurs parfois très célèbres. Comme le souligne l’auteur, « l’évolution des abécédaires est inséparable des transformations culturelles, techniques et économiques qui jalonnent les xixe et xxe siècles. L’alphabétisation massive des couches populaires modifie sensiblement la demande, tout comme le rapport à l’écrit et au savoir » (p. 145). C’est pourquoi elle s’attache à l’histoire des politiques éditoriales à travers quelques maisons d’édition emblématiques, comme Bernardin-Béchet et Hetzel entre 1840 et 1914, Hachette et Bias entre 1900 et 1965, ou L’école des loisirs, entre 1960 et 2007, et nous ne saurions trop conseiller de lire les chapitres que l’auteur leur consacre.
Les abécédaires, outils d’éducation
3L’étude en elle-même porte sur les abécédaires des xixe-xxe, mais il est difficile de s’en tenir exclusivement aux ouvrages de cette époque sans rappeler auparavant l’héritage d’une très féconde tradition qui remonte aux sources antiques — Alphabetum —, qui établirent l’importance de l’ordre alphabétique, et au haut Moyen-Âge — Abecedarius — où l’apprentissage des lettres était un enjeu religieux dans la mesure où tout savoir vient de Dieu dont il convient d’exalter la puissance créatrice. À cette époque-là, c’est dans les psaumes que l’on apprenait à lire et ce n’est qu’à partir de la Renaissance — et le retour du mot alphabet — que l’on voit apparaître l’alphabet présenté seul et parfois délié de toute idée de transcendance.
L’instruction publique
4Au xixe siècle, l’alphabétisation du peuple devient un véritable enjeu politique. L’auteur choisit donc de retracer les étapes de cette alphabétisation des enfants imposée par l’État, avec ses tâtonnements et ses évolutions. On connaît les jalons que constituent les lois Guizot (1833), Falloux (1850) et Duruy (1867) qui menèrent, lorsque Jules Ferry fut nommé ministre de l’Instruction Publique (1879), au droit à l’éducation gratuite (1881), puis à l’obligation de recevoir une éducation élémentaire (1882), imposant ainsi la scolarisation des enfants de six à treize ans.
5À l’école élémentaire, le traditionnel abécédaire sera vite abandonné au profit du syllabaire sous toutes ses formes. En effet, l’apprentissage conjoint de la lecture et de l’écriture — la grande nouveauté de l’époque — va rendre inutiles les abécédaires en usage précédemment pour le seul apprentissage de la lecture. Dorénavant, pour que les enfants apprennent à dessiner correctement les lettres qu’ils doivent déchiffrer, il vaut mieux commencer par les plus simples, les plus proches du « bâton » initial, comme le i, le u, le m… ce qui amène à délaisser le strict ordre alphabétique que les enfants retrouveront ultérieurement, bien entendu, mais qui ne constitue plus la base de l’apprentissage de la lecture dès lors qu’il est lié à celui de l’écriture. En outre, « les nouvelles méthodes […] partent du son que l’enfant doit pouvoir transcrire en signe » (p. 30), alors que la méthodologie sous-tendue par l’usage de l’abécédaire partait de la lettre pour aller au son.
6L’autre nouveauté c’est l’abandon de l’enseignement mutuel ou monitorat, influencé par les méthodes en cours dans les écoles des Frères des Écoles Chrétiennes, lorsque des élèves plus avancés secondent le maître auprès des plus jeunes, S’impose donc un enseignement simultané impliquant la classe entière dans un rapport d’autorité absolue du maître. « Le ministère préconise en outre de conjuguer cette méthode à une approche analytique-synthétique » (p. 28) (connue de tous sous le nom de méthode syllabique ).
7Enfin, troisième nouveauté : l’introduction de la pédagogie par l’image, destinée à donner le plus rapidement possible du sens aux apprentissages, pousse à publier des livres de lecture où les lettres sont présentées en rapport avec un objet (exemple : « île » pour la lettre i). Phénomène d’ailleurs déjà visible dans certains abécédaires dès la fin du xviiie siècle, mais qui enchérissait forcément leur coût, ce qui explique qu’il ait été adopté très tard en France, lorsque « le développement des techniques d’impression et leur industrialisation [auront permis] d’abaisser le coût de production des livres illustrés » (p. 31).
8Les méthodes des écoles lassaliennes auxquelles nous avons fait allusion plus haut servirent de modèle sous-jacent de l’école républicaine. D’ailleurs, jusqu’en 1880, date à laquelle le gouvernement interdit l’enseignement aux congrégations, nombreux étaient les religieux qui enseignaient dans les écoles de la république pour pallier le manque d’instituteurs qualifiés (p. 35). L’influence de la religion, visible dans les publications destinées aux écoliers jusqu’en 1880, est peu à peu gommée par une laïcisation forcée des références. L’auteur donne l’exemple d’un Nouvel Alphabet illustré des petits enfants, édité par Ardant où les mots « autel » et « sainteté » qui illustraient le A et le S dans l’édition de 1881, sont remplacés par « âne » et « soldat » dans celle de 1887.
9Délaissés par l’école élémentaire, les abécédaires étaient, en revanche, très utilisés au niveau pré‑scolaire, dans les salles d’asile par exemple qui regroupaient des enfants plus jeunes. Ils servaient sans doute de supports pour des activités orales comme les leçons de choses, liant la découverte d’objets familiers, de couleurs, de sons, de formes, d’odeurs, etc., ainsi, bien entendu, que pour l’apprentissage de l’alphabet « autour de pratiques corporelles, notamment celles mise en place par Marie Pape-Carpentier (1815-1878), qui fut directrice, puis inspectrice des salles d’asile sous le Second Empire » (p. 40), et s’inspira de la méthode d’Augustin Grosselin destinée aux sourds-muets, pour développer une méthode gestuelle d’apprentissage de la lecture. « Aux États-Unis, la reconnaissance qu’obtint le kindergarten au sein des institutions publiques permit l’introduction dans les petites classes d’albums-alphabets dès le dernier tiers du xixe siècle » (p. 43). Le Kindergarten ou jardin d’enfants était le fruit des théories psychopédagogiques de l’Allemand Froebel (1782-1852) qui préconisait une éducation « naturelle » centrée sur le développement de l’enfant. Il eut beaucoup plus de succès aux États‑Unis qu’en Angleterre où l’enseignement devient obligatoire en 1880 et gratuit en 1891, mais ce ne sera qu’à la veille de la Première Guerre mondiale que la totalité des enfants de plus de cinq ans seront scolarisés. Néanmoins l’auteur remarque que « l’abécédaire (ou primer) en usage dans les classes n’a pour ainsi dire pas évolué depuis un demi-siècle. Ceci est d’autant plus surprenant que l’Angleterre fut la première à expérimenter des livres ludiques où l’image jouait un rôle de premier plan dans l’apprentissage des lettres. » (p. 50)
L’éducation privée
10Dans son « état des lieux » de l’éducation privée, M.‑P. Litaudon-Bonnardot avoue regrouper sous ce terme « toutes les formes d’enseignement qui ne relèvent pas de l’école publique, gratuite pour tous, mise en place par les gouvernements dans le dernier tiers du xixe siècle » (p. 55). C’est-à-dire qu’elle distingue peu celle qui est dispensée dans d’autres établissements, confessionnels la plupart du temps, de celle qui se fait à la maison. En ce qui concerne les « écoles libres », et notamment l’important réseau de l’enseignement catholique, démantelé en grande partie par les lois laïques, l’auteur fait montre d’un parti-pris un peu dérangeant, ne retenant que des témoignages à charge et traitant avec beaucoup de mépris l’éducation qui y était dispensée, alors même qu’elle avait souligné auparavant l’apport des méthodes lassaliennes — des Frères des Écoles Chrétiennes — dans la mise en place de l’instruction publique, ce qui ne laisse pas d’être paradoxal. On ne peut honnêtement reprocher à un enseignement dit catholique de donner à l’instruction religieuse une place primordiale, ni d’entretenir des « pratiques pédagogiques ségrégatives » (p. 56) alors que la présence conjointe d’un établissement gratuit pour les enfants de milieux modestes et d’un établissement payant pour ceux de la bourgeoisie permettait justement aux éducateurs de financer les frais du premier avec l’argent du second, c’est-à-dire de faire entretenir l’école des « pauvres » par les « riches » ! En outre, il nous semble que reprocher une diversité de contenu radicale dans l’enseignement de ces deux sortes d’établissements, c’est ignorer la réalité de l’époque où les clivages sociaux étaient fort importants et où la vie quotidienne ne bénéficiait pas des progrès de la mécanisation dont nous profitons aujourd’hui, ce qui a grandement favorisé le travail « épanouissant » des femmes à l’extérieur. Pour en revenir aux abécédaires, ils sont fréquemment utilisés dans les établissements confessionnels suivant l’idée centrale — et très ancienne — que l’univers est régi par l’ordre divin dont l’alphabet est le reflet.
11Dans les autres structures d’éducation privée, cours particuliers ou à domicile, les abécédaires étaient aussi largement employés, notamment au niveau pré-scolaire comme dans l’enseignement public, mais ils y étaient considérés comme supports d’enseignement. Les plus beaux devenant également cadeaux de Noël, d’étrennes ou, bientôt, livres de prix. D’après l’auteur, l’iconographie chrétienne ayant « sacralisé la mère comme première éducatrice » dans les représentations de la Vierge Marie et de sainte Anne, on retrouve dans bien des abécédaires cette image de mère enseignant à lire à ses enfants réunis autour d’elle, ce qui donne une image chaleureuse et sereine du foyer familial. Image qui s’est popularisée au xixe siècle sous l’influence des idées de Rousseau, entre autres pédagogues, alors qu’auparavant les enfants étaient souvent confié à des précepteurs, pour les garçons, ou à leur bonnes — parfois étrangères notamment dans la haute société — pour les filles. En Angleterre, par exemple, l’enseignement prodigué par les bonnes d’enfants se voit à travers l’importance des nursery rhymes, « genre incontournable de la littérature enfantine anglo-saxone, très largement investi par les abécédaires » (p. 76). Dans les classes populaires, la mère ayant rarement beaucoup de temps à consacrer à ses enfants, c’est souvent à la grand’mère que revient la « mise aux lettres » de ses petits-enfants, parfois à partir de lettres sculptées ou de petits abécédaires distribués par des associations caritatives ou autres. L’apprentissage de la lecture se fait alors systématiquement à partir de l’alphabet au point que « lorsqu’une méthode de lecture scolaire cherche à s’attribuer la douceur et le caractère plaisant de la pédagogie maternelle, c’est, en dépit de son propre contenu, la progression alphabétique qu’elle reprend autour d’une scène familiale. » (p. 66) La figure paternelle est également mise en scène dans les abécédaires — dont certains sont l’œuvre de quelques « pères-artistes » comme Hoffmann, Froelich, Hetzel, Kipling, ou Thackeray — mais de façon totalement différente et beaucoup moins « ritualisée » : le père est montré dans un moment de détente, lorsque ses activités professionnelles extérieures lui permettent de passer quelques heures en famille. Il intervient peu dans l’éducation des enfants que, au mieux, il surveille de loin : « plus que le temps des apprentissages, le père incarne celui du divertissement » (p. 72).
12Enfin, l’auteur évoque également les abécédaires publicitaires, parfois très beaux, largement distribués par les entreprises entre 1865 et 1930 pour faire connaître leurs produits, ainsi que les « petits syllabaires […], intermédiaires entre méthode de lecture et simple album-alphabet » (p. 89), très tôt répandus aux États‑Unis et qui vont dériver vers le livre-objet en tissu ou en carton, facile à manipuler par les enfants. Pour une meilleure efficacité ils adoptent la mise en page des abécédaires catéchétiques, substituant leurs slogans publicitaires aux citations bibliques ! On quitte là l’enseignement par un adulte, où c’est celui-ci qui tient l’ouvrage entre ses mains, pour « un apprentissage pré-scolaire qui va de la sensibilisation à l’objet-livre par les plus petits à l’identification des lettres pour les plus grands » (p. 91). Avec le cours du temps, l’abécédaire support de l’apprentissage de la lecture à l’origine, disparaît peu à peu de l’école pour se cantonner à la maison. À partir de là, il va pouvoir « diversifier ses formules et expérimenter de nouvelles voies, où l’apprentissage ne répond plus forcément de l’ancienne conception du travail. L’image et le jeu prennent le devant. L’enfant y gagne une autonomie, le genre une identité nouvelle » (p. 94). Pour preuve de cette affirmation, l’auteur prend comme exemple L’Album d’Adèle (1986) de Claude Ponti, dont la présentation ressemble à celle d’un abécédaire, mais où ne figure pas une seule lettre, juste une suite d’objets hétéroclites joliment illustrés.
La pédagogie par l’image
13Il est certain qu’aujourd’hui on ne conçoit un livre destiné aux enfants qu’illustré — et ceci quel qu’il soit — mais cette omniprésence de l’image est un phénomène qui a vraiment émergé au cours du xixe siècle pour se répandre véritablement au xxe siècle. Bien entendu les progrès de l’imprimerie et la réduction progressive du coût des illustrations dans les livres sont une des premières raisons de cette omniprésence mais ce n’est pas la seule. Rappelons que pour « la pensée chrétienne occidentale, la lecture suit un chemin linéaire dans lequel il importe de marcher droit, sans s’abandonner à l’image où s’exacerbe la matérialité des choses » (p. 99). Ce qui expliquerait, d’après l’auteur, que les abécédaires aient été longtemps privés d’illustrations. Ce point de vue nous paraît tout de même un peu exagéré dans la mesure où rien n’a jamais détourné l’Occident chrétien de la représentation iconographique du Sacré (sculptures, vitraux, peintures…), qui le rendait d’ailleurs accessible à tous. Néanmoins les deux tendances ont toujours coexisté : lors de la Réforme protestante, « alors que Luther défend le rôle pédagogique de l’image, Calvin continue d’en condamner l’usage à l’endroit des choses saintes, dans la mesure où la sanctification des représentations matérielles mène à l’idolâtrie » (p. 99). C’est vers le milieu du xviiie siècle que l’image commence à apparaître pour enseigner la lecture dans le cadre de pratiques pédagogiques destinées aux enfants de la noblesse. L’Angleterre, très en avance sur la France de ce point de vue-là, avait déjà adopté les idées de Comenius (1658) et de Locke (1693) qui en appelaient à une éducation basée sur le jeu et la récréation, pour proposer, dès le xviiie siècle, des abécédaires illustrés très originaux et suffisamment bon marché pour être accessibles à un grand nombre. En France ce n’est qu’au milieu du xixe siècle que l’utilité de l’image pour l’apprentissage des enfants est véritablement reconnue dans le cadre des nouvelles idées pédagogiques. « Le mot d’ordre est lancé : l’enfant n’est pas un adulte miniature, son fonctionnement et ses goûts sont tout autres. Sachons satisfaire ses besoins, il n’en apprendra que mieux. » (p. 102).
14La plus ancienne utilisation de l’image à l’intérieur des abécédaires est celle qui consiste à l’introduire comme une pause dans l’apprentissage, sans rapport avec le contenu, « intermède récréatif entre deux leçons ou au sein même de la leçon » (p. 105). Mais c’est en tant que support d’apprentissage que la variété des usages se révèle vraiment intéressante « parce qu’elle capte le regard, elle engage l’enfant dans une observation des rapports (visuels et/ou auditifs) qui unissent la lettre à l’image » (p. 106). À partir de là, les deux vont fonctionner en va-et-vient, l’une prenant sens grâce à l’autre et vice-versa, dans un jeu graphie-phonie d’aide mnémotechnique. Parmi les types d’abécédaires intéressants de ce point de vue, on citera ceux qui sont dits encyclopédiques (oiseaux, plantes, métiers…), et qui font d’une pierre deux coups en initiant l’enfant à la lecture tout en lui permettant d’élargir le champ de ses connaissances ; leur succéderont ceux qui s’attachent à représenter l’univers familier de l’enfant (objets de la maison, jouets, activités enfantines…) pour faciliter chez lui une meilleure identification à son apprentissage. L’abécédaire deviendra ainsi un véritable imagier. La mode des rébus, très en vogue au xixe siècle le touchera également, quoique de façon assez marginale, et c’est plutôt vers les accumulations de mots acrophones (commençant par la lettre en question : B, comme ballon, bélier, bouteille…) que se tourneront de nombreux éditeurs. Vers les années 1930, apparaîtront les abécédaires à colorier qui cherchent à fixer l’attention de l’enfant sur le corps des lettres qu’il aura à colorier, pour une meilleure mémorisation. À la fin du xxe siècle, on trouvera des abécédaires basés sur la métamorphose des lettres en choses ou l’inverse, « on s’aide de mots acrophones pour faciliter la mémorisation […] ; mais […] dans ce processus visuel, l’objet ou l’animal représenté comporte des analogies anatomiques avec la lettre » (p. 112). Une mention particulière pour les abécédaires à système — pop-up, tirettes, volets à tourner — toujours très ludiques et qui suscitent au maximum la curiosité de l’enfant. Sans oublier ceux où l’on retrouve la forme de la lettre au sein de l’illustration même pour favoriser le sens de l’observation de l’enfant.
15On est donc passé d’une conception de l’alphabet comme représentation de l’ordre divin du monde, la lettre étant le signe incontournable de l’éducation, de l’élévation de l’esprit humain au dessus de l’état de nature, à une représentation totalement inversée où l’image est omniprésente, arrivant même parfois à éliminer totalement le texte, exaltant « désormais la liberté festive de la couleur, des formes et du mouvement, pleine d’expression de l’imaginaire de l’enfant et de son goût du jeu » (p. 125). L’enfance, état transitoire autrefois, est devenue, dans notre monde moderne, l’univers incontournable où nous devons rester le plus longtemps possible.
L’abécédaire, miroir de représentations mentales
16M.‑P. Litaudon-Bonnardot consacre quelques pages aux difficultés de la traduction rendue obligatoire par la circulation internationale des abécédaires et de leurs illustrations entre les maisons d’éditions, non seulement du point de vue linguistique, mais également du point de vue culturel puisque ce sont forcément des ouvrages qui s’appuient de façon importante sur le substrat culturel de chaque pays, toujours très présent en ce qui concerne la transmission par les familles. Les premiers abécédaires et syllabaires s’appuyant sur des textes religieux et étant relativement peu illustrés, ce n’est que vers le milieu du xixe siècle, avec « l’avènement de l’illustration dans les abécédaires français que débutent les échanges éditoriaux — notamment avec l’Angleterre » (p. 199). Le rendu des éléments culturels se heurte parfois à des obstacles importants dans la mesure où chaque pays a « sa géographie, ses habitudes sociales propres, ses modèles religieux, littéraires et artistiques, ses emblèmes nationaux » (p. 216) qui n’ont pas forcément leur équivalent dans la culture de l’autre. Le meilleur exemple est sans doute celui des nursery rhymes, issus d’un patrimoine oral très ancien et tellement présents dans les productions pour la jeunesse anglo-saxonne. Rien ne correspond à ces comptines ou jeux rimés dans la culture française où, à l’inverse, la littérature de jeunesse s’est construite sur les théories issues de l’esprit des Lumières. De même, l’auteur souligne que les allusions à la culture religieuse posent des problèmes dans la mesure où l’histoire religieuse des pays en question diffère souvent. Si on prend le cas des pays anglo-saxons, marqués par l’anglicanisme, le puritanisme et le développement de l’esprit protestant, très religieux, et de la France, catholique jusqu’à la Révolution, puis développant un très violent anticléricalisme qui aboutira aux lois laïques et à la création d’une école « tournée vers la raison et le progrès technique » (p. 221), on comprend aisément que les référents des uns soient souvent opaques pour les autres.
Les représentations religieuses
17On a vu que les psaumes ont très tôt été utilisés comme premiers textes d’enseignement, supports de la lecture pendant tout le Moyen-Âge. S’il est certain qu’à présent, un siècle après les lois laïques, « la majeure partie de la population [française], sans instruction religieuse, se trouve de ce point de vue largement déculturée [et que] cette méconnaissance se double souvent d’un désaveu de principe » (p. 231), il n’en reste pas moins vrai qu’on ne peut étudier l’histoire des abécédaires en éludant la prégnance des éléments religieux en leur sein. En effet, pendant de longs siècles, l’apprentissage de la lecture a été assimilé à un acte de foi et une croix — « la croix de par Dieu » — placée en tête de toutes les tables alphabétiques car, « pour épouser le souffle sacré, l’apprentissage de l’alphabet doit obéir au temps de la Genèse et s’accomplir en six jours » (p. 232). Le meilleur exemple de ce rythme imposé se trouve sans doute dans le terme « abécédaire » qui correspond aux lettres ABCD enseignées le premier jour, l’ordre alphabétique, étant le reflet de l’ordre du monde voulu par Dieu.
18En ce qui concerne le xixe siècle, jusqu’en 1882 l’enseignement religieux est prédominant dans toute bonne éducation. À partir des réformes de Jules Ferry, l’usage des abécédaires catéchétiques se cantonne au domicile — sous forme d’albums le plus souvent — et aux écoles privées confessionnelles qui l’utilisent comme base de leur enseignement, en décalage avec les nouvelles méthodes de l’instruction publique. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que les écoles libres commencent à « se conform[er] dans leur progression aux nouvelles méthodes analytiques-synthétiques prônées par les réformes de Jules Ferry » (p. 237). Les abécédaires catéchétiques commencent alors une nouvelle vie avec le recours à l’image qui devient incontournable, et prennent une place importante dans les catalogues de livres de prix. Une des nouveautés est la présence de l’enfant au sein de l’ouvrage avec la mise en scène de l’enfant Jésus comme figure exemplaire à imiter. M.‑P. Litaudon-Bonnardot s’étonne de la présence de certaines citations à son avis trop obscures pour un lectorat enfantin. C’est oublier que la vie quotidienne des familles chrétiennes étaient littéralement « imbibée » de références religieuses, et que celles-ci étaient très tôt connues des enfants. Ils savaient donc notamment que le Père avec une majuscule renvoie, bien entendu, au père spirituel qu’est Dieu, d’autant mieux que les parents enseignaient très tôt le signe de croix à leurs enfants et qu’une des premières prières apprises par tous était le « Notre Père… ». Néanmoins son étude minutieuse des orientations de chaque réédition est intéressante dans la mesure où elle montre bien l’évolution conjointe d’une approche catéchétique qui perd son caractère dogmatique pour privilégier la proximité et d’une esthétique moderne plus claire.
19Dans le monde anglo-saxon, la production anglaise est très inférieure à la production américaine. L’auteur explique ce phénomène par le fait que la religion est vue comme étant le creuset de la nation américaine, ce qui n’est pas le cas de l’Angleterre. Elle compare les motifs privilégiés dans les abécédaires catéchétiques anglo-saxons et français pour remarquer que « la tradition anglicane jette sur le monde un regard plus sombre que la tradition catholique. L’accent est mis sur la crainte du péché et la punition divine. La vie en somme n’est qu’un pèlerinage fait de sacrifice pour arriver jusqu’à Dieu » (p. 246). D’où, par exemple, la représentation de l’arbre de la tentation au lieu du paradis terrestre pour le A d’Adam, et l’accent mis sur l’histoire du peuple hébreu plutôt que sur la personne du Christ. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que les abécédaires anglo-américains abandonnent leur « rhétorique autoritaire pour substituer à la crainte de la damnation la perspective plus désirable du bonheur partagé » (p. 250). La figure du Christ prend alors de l’importance et impose peu à peu l’idée d’une religion douce et bienveillante.
20Plusieurs motifs chrétiens s’avèrent récurrents dans les abécédaires anglo-saxons et se perpétuent même lorsque l’intention édifiante est abandonnée : « le titre trinitaire » (p. 251), c’est-à-dire les lettres ABC placées en triangle, le A dominant les deux autres lettres, pour représenter la Sainte Trinité ; l’arche de Noé, épisode qui illustre la désobéissance humaine, la sanction divine — le déluge — et la possibilité de salut pour un petit nombre d’élus — Noé et sa famille — est également très présente, et, d’après l’auteur, nombre d’abécédaires s’en sont servi comme catalogue du monde animal en s’éloignant de l’aspect moral et religieux jusqu’à oublier le déluge lui-même. Un autre motif récurrent est celui de l’arbre, au départ arbre de la connaissance, porteur du fruit défendu — A is for Apple —, les deux éléments perdent peu à peu de leur caractère symbolique pour devenir un motif iconographique : le fruit désirable pour son goût ou l’arbre sur lequel on peut grimper… Comme on le voit ici, les motifs religieux — on peut encore citer celui de la brebis perdue — innervent toujours, de façon inconsciente, l’ensemble des représentations modernes. Bien entendu, les abécédaires catéchétiques ont disparu au fur et à mesure du déclin de l’influence des Églises, mais « les motifs évangéliques, repris et dévoyés, affirment néanmoins la prégnance d’une poétique qui offre un creuset d’expression riche de sens. Pour celui qui entrevoit la référence religieuse inscrite en palimpseste, le discours engagé gagne en profondeur » (p. 265).
21Pour en revenir aux problèmes de traduction, M.‑P. Litaudon-Bonnardot prend comme exemple l’abécédaire de Maurice Sendak Alligators all Around dont elle étudie minutieusement la version française, notant la pauvreté d’un texte qui laisse de côté la musicalité du texte original et ignore totalement toutes les références religieuses et sous-entendus moraux. « Quant à interroger la nature de notre humanité — le fameux alligators all around — encore eut-il fallu percevoir la référence religieuse sur laquelle s’ouvre l’abécédaire » (p. 226). L’auteur montre avec beaucoup de clarté que la fameuse laïcité française, en rejetant la religion dans l’espace privé, a rendu notre culture actuelle indifférente et surtout ignorante des références bibliques qui continuent à irriguer la production anglo-saxonne.
Les représentations sociales & politiques
22« Bien qu’il puisse paraître insignifiant, l’ordre promu par l’abécédaire ne doit rien au hasard. C’est au moment où le pouvoir suprême commence à échapper à l’Église, que le pouvoir temporel conquiert subrepticement les fondements de l’abécédaire » (p. 312). En effet, à partir de la Renaissance le pouvoir politique prend le pas sur le pouvoir ecclésiastique et, curieusement l’abécédaire, témoin sensible de ces bouleversements, porte en lui l’introduction d’un ordre social qui se développe en parallèle, ou parfois même se substitue à l’ordre religieux. Sous l’influence du mouvement provoqué par la diffusion du De civilitate morum puerilium (1530), d’Érasme, il commence à se séculariser en mettant en valeur des règles de civilité destinées à améliorer le comportement en société. « La IIIe République remplacera Dieu et le roi par l’État, mais gardera ces principes de morale sociale, devenue “civique” » (p. 269) qui persistera dans les abécédaires jusqu’à la Grande Guerre.
23La base de cette morale sociale au xixe siècle est l’autorité parentale et tous les abécédaires de cette époque rappellent cette évidence d’une façon ou d’une autre. L’apprentissage de la lecture se fait autour de trois mots d’ordre : « respect de l’autorité, utilité et travail » (p. 312). Ce sont d’ailleurs ces principes qui sont mis en relief, par exemple, dans les alphabets des animaux où le choix de ces derniers — l’abeille, le bœuf, le chien… — dépend des valeurs sociales que les auteurs désirent valoriser : travail, dévouement, discipline… On retrouve ces mêmes qualités dans les abécédaires des arts et métiers où, même si persistent les modèles anciens, ruraux et artisanaux, le monde industriel et urbain commence à s’imposer. La morale chrétienne sert de base, en réalité à cette morale « civique » plus matérialiste et pragmatique qui promet le bien-être physique et social que doit apporter l’instruction et le progrès. D’où l’importance de l’alphabétisation du peuple, notamment celui des campagnes plus réticent au départ.
24Le progrès au xixe siècle, c’est le développement des sciences et des techniques qui aboutit à l’essor de l’industrie et apparaît dans les abécédaires thématiques comme les transports, par exemple, — train, automobile, aviation… —, et dans les alphabets publicitaires hérités de la production américaine et qui présentent les nouveaux produits à l’aide d’un discours moralisateur. Le progrès est également lié à la croissance des villes avec l’apparition des grands magasins, synonymes d’abondance et de confort moderne, ce qui se retrouve dans certains abécédaires — objets familiers, jouets… — qui finissent par ressembler à de véritables vitrines. « Ce formidable élan vers plus de bien-être et de jouissance caractérise les abécédaires du xxe siècle […]. Le monde des jeux et des loisirs, sous toutes ses formes, devient l’univers de référence privilégié » (p. 285). Peu à peu, le monde du travail disparaît des abécédaires alors qu’il avait été privilégié tout au long du siècle précédent.
25L’autre volet de l’évolution sociale au xixe siècle tient au renforcement des nationalismes, et si l’abécédaire perd à ce moment-là la place prééminente qu’il occupait dans l’apprentissage de la lecture, sa permanence au sein du foyer familial fait qu’il « reste malgré tout, en tant que premier livre de l’enfance, un véhicule privilégié de l’idéologie nationale » (p. 289). M.‑P. Litaudon-Bonnardot se penche, à ce propos, sur les abécédaires australiens où l’alphabet sert d’adjuvant pour un pays qui cherche à promouvoir son existence en tant que nation, du point de vue culturel aussi bien qu’économique et politique. Elle souligne l’évolution de la société australienne visible à travers les différentes éditions de ces ouvrages par rapport aux aborigènes, passant en soixante ans (1920-1980) de la discrimination raciale à la mise en valeur de leur culture patrimoniale. C’est, bien sûr, un exemple parmi d’autres car il est évident que les stéréotypes perdurent dans tous les abécédaires qui s’attachent à présenter des peuples ou des pays étrangers. La France vue par les Anglo-saxons en surprendra plus d’un, d’autant plus si on se penche sur ces abécédaires en les contextualisant, comme le fait l’auteur, montrant par là que la politique et de l’économie ont partie liée dans à l’évolution de nos représentations. Par exemple, « la prise d’indépendance politique du peuple américain vis-à-vis de la couronne britannique est un phénomène amusant à observer dans les abécédaires. Elle peut se glisser dans différents types d’ouvrages et sous divers registres » (p. 297), et l’auteur appuie sa démonstration sur les changements apportés au mots Queen et King, toujours objets d’estime et de révérence pour les Anglais, souvent dévalorisés et ridiculisés chez les Américains : « au modèle monarchique, les États-Unis préfère une forme de gouvernement populaire issu d’une morale naturelle, portée par les valeurs de liberté et d’égalité » (p. 299). De même, au moment où se préparent et éclatent les conflits qui ont ensanglanté le xxe siècle, les idéologies envahissent les abécédaires qui, « de concert avec les méthodes de lecture, devien[nen]t un terrain d’exercice privilégié pour former les jeunes esprits » (p. 302). Là aussi, l’auteur présente de nombreux abécédaires axés sur le patriotisme et la défense du pays, permettant de mesurer à quel point les livres pour la jeunesse, humble production éditoriale, sont perméables aux idées du moment et peuvent servir de témoins, dans ce cas, d’un contexte international tendu jusqu’à l’explosion. Il est d’autre part bien normal qu’un ouvrage à visée éducative reflète les parti-pris du moment et soutiennent les efforts demandés à tous. L’auteur éclaire ce phénomène à l’aide d’exemples abondants et illustrés. L’idéologie guerrière disparaît des abécédaires après 1945, ce qui peut sembler normal dans une société où l’enfance n’est plus vue comme un état transitoire vers l’âge adulte mais plutôt comme un âge d’or à ne pas quitter — syndrôme de Peter Pan —, mais il en est de même pour le monde de l’école où les figures d’autorité laissent la place aux mondes imaginaires et virtuels.
Les représentations de l’enfance
26On peut voir l’abécédaire comme le « miroir » de l’enfance au cours des siècles dans la mesure où le sens littéraire de ce mot a évolué de la même façon. Au Moyen Âge il désignait une image à laquelle il fallait essayer de se conformer, à l’époque moderne il est devenu simple reflet de la réalité jusqu’à se transformer en passage vers un monde imaginaire sous l’influence de Lewis Caroll.
La société occidentale porta longtemps fort peu d’estime au premier âge parce qu’elle étalonnait celui-ci à l’aune des compétences adultes. […] Le tout-petit est celui qui ne marche pas debout mais rampe à quatre pattes ; son esprit est à la mesure de sa débilité physique. Lorsqu’il grandit, la marche bipède qu’il acquiert ne comble pas l’insuffisance de sa parole. (p. 316)
27L’enjeu de l’éducation est donc de transformer cet infans en un homme doté d’une parole raisonnée qui le distingue définitivement du monde des animaux. Ces derniers sont d’ailleurs très souvent représentés dans les abécédaires soit pour mettre en relief leurs cris par opposition à la parole éducatrice des parents avec leurs enfants, soit pour montrer, à travers une démarche très teintée d’anthropomorphisme, leurs qualités et défauts comme exemples à suivre ou à fuir. L’abécédaire en tant que « miroir de bonne conduite » s’appuie d’abord sur les représentations morales issues des fables d’Ésope ou de La Fontaine, puis dérivent, à l’inverse, vers le milieu du xixe siècle, vers les alphabets comiques, surtout en Angleterre et aux États‑Unis où ils bénéficient, là encore, de l’influence des nursery rhymes. Ils s’éloignent alors de l’ambition morale. « Le rire, le jeu et le monde à l’envers s’emparent de ce bestiaire anthropomorphe et font valoir un monde de fantaisie plus propre à exalter la nature de l’enfance qu’à la corriger » (p. 324). Notons également, dans les premiers abécédaires illustrés, l’influence de Buffon pour une représentation dichotomique entre les animaux sauvages et les animaux domestiques. Les premiers, uniquement connus des enfants par des illustrations ou des visites au zoo, souvent représentés comme des prédateurs féroces « guidés par des instincts primaires de vie et de mort » (p. 326), servent à rappeler aux enfants qu’il faut savoir dompter ses mauvais penchants naturels. Le singe, par exemple, est le modèle privilégié de l’animal sauvage susceptible d’amélioration par l’éducation et il est très présent dans les abécédaires. Quant aux animaux domestiques, à l’époque, essentiellement les animaux de la ferme, ils sont valorisés pour leur docilité et leur utilité, et fournissent jusqu’au début du xxe siècle des exemples de morale sociale :
La ferme est une micro-société […], qui réunit hommes et bêtes autour d’intérêts partagés liés au maintien de l’existence ; par son bon fonctionnement elle assure à tous protection et nourriture. (p. 328)
28Aux alphabets encyclopédiques d’histoire naturelle issus de celle de Buffon succèdent ceux qui mettent en scène, par exemple, « l’enfance des bêtes » où la vigilance des mères — poules, canes, juments… — vis à vis de leurs petits est facile à mettre en parallèle avec celle des parents vis à vis de leurs enfants. Au milieu du xxe siècle, on quitte la représentation de l’animal en tant que tel pour en faire la métaphore de l’enfant et l’anthropomorphisation joue à fond, attribuant aux bêtes des mœurs qui leur sont fort étrangères.
29Dans l’Émile, ou De l’éducation (1762), Rousseau préconise une éducation dite « naturelle » et rejette la transmission de la culture pour favoriser l’expérience personnelle de l’enfant. L’influence de ces idées se fait sentir dès le début du xixe siècle et ce changement est particulièrement visible dans les images dont la présence dans les abécédaires « témoigne d’une prise en compte des goûts de l’enfant : leur pouvoir de séduction est sur lui si puissant qu’il transforme l’étude en divertissement, le travail en loisir » (p. 335). On peut aussi souligner que ce phénomène va révolutionner l’enseignement en profondeur, à tel point que les images envahiront les abécédaires jusqu’à en chasser les lettres elles-mêmes. En effet, peu à peu le rapport texte-image au sein de l’abécédaire évolue sous prétexte d’efficacité. L’enfant ayant plus de facilité à appréhender les choses que les mots, on lui propose davantage d’objets acronymes, allant jusqu’à produire des « albums macédoines », très en vogue dans le monde anglo-saxon dès le début du xixe siècle et qui se répandent en France vers la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle. Enfin dans les années 30 commencent à apparaître les abécédaires photographiques, « miroirs de la réalité ». L’auteur présente un abécédaire photographique de jouets et souligne que, dans ce cas, il s’agit bien plutôt, pour l’enfant du «miroir de ses désirs » (p. 341), qui célèbre finalement la défaite de siècles d’éducation morale et d’instruction basée sur le savoir et la contrainte. L’objectif n’est plus de montrer aux enfants ce qu’ils doivent devenir mais, au contraire, de représenter ce qu’ils sont. C’est également la raison pour laquelle on voit apparaître les jeux physiques dans les programmes d’éducation, au début du xixe siècle, et toujours sous l’influence des idées rousseauistes, « au motif qu’ils contribuent à l’équilibre naturel des forces entre concentration intellectuelle et détente physique » (ibid.). Ils font partie eux aussi des thématiques privilégiées des abécédaires et si, au début, les jeux des filles se distinguent de ceux des garçons, la différence s’efface au cours du temps. De même la présence des parents, si importante dans les premiers abécédaires, se réduit peu à peu comme si désormais les loisirs récréatifs primaient sur l’étude et l’apprentissage. C’est par l’image que l’univers des enfants va être pleinement valorisé à partir du xixe siècle, le texte s’avère plus résistant à cette nouvelle tendance éducative. Néanmoins il finira par s’adapter à la nouvelle donne et il n’est pas étonnant que les abécédaires de la fin du xxe et du début du xxie siècles s’appuient davantage sur les jeux de sonorités ou de mots ou sur la matérialité de la lettre elle-même, favorisant la création et la fantaisie. « L’abécédaire est désormais un genre voué à la célébration de l’acte créateur, dont l’enfant doit être le premier maître » (p. 355).
***
L’alphabet est une source… et l’abécédaire un monde qui porte en lui l’histoire culturelle de nos sociétés. Mais la richesse de ses contenus et la diversité de ses enjeux ne sont intelligibles qu’au regard de sa longue histoire. (p. 359)
30L’étude de Marie‑Pierre Litaudon-Bonnardot s’avère d’autant plus passionnante qu’il occupe une place d’exception au sein des productions pour la jeunesse. Le fait que sa base de départ soit un ordre établi en fait un merveilleux objet d’apprentissage, non seulement de la lecture, ce qui a été son rôle pendant des siècles, mais également de l’appréhension du monde, à la fois, et paradoxalement, dans son organisation et dans sa diversité. L’introduction de l’image dans les abécédaires destinée tout d’abord à faciliter l’étude des lettres par la présentation de mots acronymes, s’est révélée finalement plus subversive qu’on ne le pensait et a accompagné toute l’évolution de notre société jusqu’au renversement total des valeurs traditionnelles : « au début du xxie siècle […] c’est l’adulte qui vient chercher auprès de l’enfant, passé maître du jeu, un modèle de conduite » (p. 361).
31L’auteur termine cette étude détaillée et approfondie en lançant quelques pistes de recherches qui pourraient s’inscrire dans le prolongement de cet ouvrage : étudier la place de l’abécédaire à l’intérieur de la vie artistique et littéraire, notamment dans l’autobiographie, dans la caricature et la satire, dans la mesure où il « offre en effet à la littérature un modèle de “déchiffrement” social. Depuis le début du xixe siècle, on trouve en Angleterre des œuvres pamphlétaires calquées sur le répertoire enfantin » (p. 362).
32Notons aussi que dans les dernières pages de l’ouvrage on trouve des annexes fort intéressantes. Tout d’abord, en p. 367, l’auteur explique ses critères de classement des abécédaires étudiés dans son ouvrage, critères basés sur les stratégies pédagogiques mises en œuvre, c’est-à-dire celle de la leçon proprement dite, celle du jeu, celle des activités manuelles (découpage, coloriage…) et celle du spectacle (livres animés, par exemple) qu’elle explicite avec minutie dans les pages suivantes. En p. 375, un lexique des termes utilisés, dont beaucoup en anglais, précède une bibliographie abondante incluant non seulement des ouvrages critiques et des textes de référence mais également une liste de sites de bibliothèque auxquels les chercheurs intéressés par ce domaine d’investigation pourront accéder. Enfin un index des noms cités et la table des matières closent ce bel ouvrage dont nous ne saurions trop recommander la lecture.