Musique & littérature : quels rapports, quels statuts dans la création ?
1Un Opéra a‑t‑il la même force évocatrice qu’une pièce de théâtre ? Une chanson renvoie‑t‑elle au même lyrisme qu’un poème ? Un morceau musical peut‑il dire le monde autant qu’un roman ? Réunissant treize contributions d’un cycle de conférences musicales sur « Les voies de la création » d’une durée de quatre ans, cet ouvrage se propose de répondre à quelques unes de ces questions. En reprenant l’ancienne querelle qui avait opposé au xviiie siècle Italiens et Français autour de la question prima la musica ou prima la parola, il s’interroge sur le statut de la musique dans la culture à partir de sa relation avec la littérature.Par un examen en quelque sorte dialectique de ces deux domaines de création, l’ouvrage rétablit ainsi le statut du mode d’expression musical pour montrer qu’en France, au même titre que la littérature, la musique a toujours joué un rôle clé dans la création et le développement des idées. Pour les Français aussi, maintes fois a primé la musica.
2L’ensemble de contributions ici réunies offre une approche de la globalité de la création musicale en France aussi complète que passionnante. Après une étude sur la tragédie grecque, pilier de la littérature occidentale, les contributions s’étalent sur une progression chronologique allant de l’art des troubadours jusqu’aux expressions contemporaines du rap et du slam (après un détour par les chants noirs américains participant du cosmopolitisme de « l’Art Nègre »). Elles nous font parcourir des régions et des villes françaises, des cathédrales, des lieux de spectacles ou de révolte tout comme les rues des Paris, ses barricades, ses cafés concerts ou sa banlieue. Moyen Âge, Renaissance, Temps Modernes, Révolution, Restauration, Commune, Belle Époque, les deux guerres mondiales, conflits coloniaux et postcoloniaux, à chaque fois musique et littérature ont emprunté une voie presque identique de création. Elles ont traversé ensemble les joies et les turbulences de chaque période, toujours sur une même voie, régie par les mêmes modes et tendances créatives, en produisant du sens à chaque période de l’histoire.
3Dans cette quête du véritable statut de la musique, l’une des vertus de cet ouvrage est de traiter avec la même rigueur d’analyse de la musique dite « savante » et « grande », comme l’Opéra, et de l’« autre », la musique populaire, de rue, des cafés, des barricades. Il n’est pas question ici de classer ces œuvres musicales pour montrer à partir d’un barème de qualité lesquelles ont pu franchir l’épreuve de l’histoire, mais de rendre compte de leur puissance évocatrice, qui marque les esprits. Chacune de ces œuvres est « transcendantale » car la musique en tant que genre réalise « la communication pure », voire immédiate (Monique Clavel‑Lévêque dans la préface, p. 9).
4Centré ainsi sur les œuvres musicales, quand on aurait pu s’attendre par le titre à une place égale accordée à la littérature, l’ouvrage se présente peut‑être plus comme un outil pour les musicologues que pour les études littéraires. Mais malgré cette déception qu’un littéraire peut éprouver par moments à la lecture, nous pouvons retenir deux aspects importants qui peuvent, d’un côté, interroger le rôle dominant de la littérature comme étendard du sens à chaque période historique, et d’un autre, nourrir le débat sur la place des textes mis en musique dans (ou vis‑à‑vis de) la littérature.
Un univers de sens, deux voies de création
5Si les œuvres écrites jouissent d’une reconnaissance sans pareille dans le champ culturel de notre société occidentale, cette reconnaissance est plus rare pour les textes mis en musique et plus encore pour les pièces purement musicales. Or, à la lecture de plusieurs contributions de cet ouvrage, on peut constater que des œuvres musicales ont été déterminantes, au même titre que la littérature, et parfois même plus qu’elle, pour construire du sens et nourrir de nombreux mouvements de pensée.
6Ainsi, pour certains écrivains d’autorité la musique et la mélodie ont une valeur primaire dans la fabrication du sens, et la parole ne serait que secondaire. Dans son Essai sur l’origine des langues, Jean‑Jacques Rousseau étudie la genèse du langage humain en insistant justement sur sa mélodie et sa vocalité. Il place ainsi la musicalité de la langue en attribut essentiel et primaire que l’écriture ne ferait finalement que « peindre ». Dans ce sens, parler et chanter revient au même, et Rousseau redonne au chant sa valeur fondamentale dans l’intelligence humaine : « les premiers discours furent les premières chansons »1. Dans sa contribution proposant une analyse passionnante du fameux essai dans cette perspective, Gérard Gobry souligne par ailleurs que ce grand texte de la pensée moderne a été inspiré par la musique. « La querelle des Bouffons » qui a opposé en 1752 l’opéra buffa venu d’Italie et la tragédie lyrique en France a permis au philosophe, en défendant la cause des Italiens, d’« éclairer de façon originale l’évolution des idées — philosophiques, anthropologiques et esthétiques — de la France après la vogue, qui s’est imposée partout, du classicisme français »2.
7Nous pouvons reconnaître cette approche de la musique comme poétique primaire sous forme romanesque et épistolaire dans la période romantique chez Georges Sand. Comme le rappelle Catherine Mariette‑Clot, la musique est la vie pour l’écrivaine, car du point de vue personnel, elle l’a accompagnée dans les moments clés de sa vie et, selon la pensée de celle‑ci, elle atteint l’émotion d’une expression pure, directe et immédiate, comme le fait rarement l’écriture. Enfin, à côté de la parole, la musique est pour Georges Sand « langue sacrée » car elle « dit l’âme et le cœur » de façon libre, pure, « débarrassée de la tension et de l’obligation du sens »3 qu’a la parole.
8Dans un ouvrage comme celui‑ci, on pouvait compter sur un chapitre sur la période romantique. Plus généralement, c’est en quelque sorte dans un long siècle romantique, de Rousseau au Second Empire, que s’inscrivent les chapitres que nous regroupons dans cette première partie. L'une de ces contributions étudie la place de la musique dans la période précédant immédiatement le règne du Romantisme. L’originalité de l’article de Béatrice Didier4 est d’étudier les trente premières années du xixe siècle dont les manuels de littérature et de musique parlent souvent trop rapidement et simplifient les enjeux. L’auteure insiste sur la richesse de cette période marquée par le paradoxe de l’héritage révolutionnaire et de la résurgence des idéaux conservateurs, exprimés notamment dans Le Génie du Christianisme. Si l’on retient habituellement de grands noms d’écrivains de cette période de turbulences et de querelles entre classiques et romantiques, et si les transformations de la musique paraissent avoir été plus calmes, celle-ci a pourtant apporté des bouleversements profonds pour l’esthétique romantique. Les sujets se renouvellent dans la musique lyrique, car plus libre que le théâtre, elle puisera dans des thèmes exotiques et historiques. Les livrets d’opéra, qui jusque là traitaient de la mythologie gréco‑romaine, vont se ressourcer de la mythologie et des littératures germaniques et nordiques tout comme des sujets bibliques. Cette effervescence de contenus marquera la littérature, comme pour Stendhal qui pose les bases de l’esthétique romantique de la même façon dans deux ouvrages traitant l’un de musique et l’autre de littérature : La Vie de Rossini et Racine et Shakespeare.
9Enfin, dans les périodes d’effervescence politique, des objets musicaux ont marqué les esprits de leur époque de façon telle qu'ils perdurent jusqu’à nos jours et ont, au même titre que la littérature, été acteurs de la démocratisation de la culture. C’est le cas du processus de consolidation de la Marseillaise en tant que chant national officiel. Christopher Hainsworth5 montre comment les différents moments qui ont conduit à cette consolidation prouvent que la musique occupait le centre de la démocratisation des arts entamée après la Révolution. En reprenant le thème français de la bataille, de la victoire et de la défaite de l’ennemi et des mélodies existantes dans la chanson populaire, ce chant patriotique a su soulever l’enthousiasme de ses contemporains et s’imposer comme texte d’unité pour chanter les valeurs révolutionnaires.
10Il en va de même pour la période allant de la Monarchie de Juillet à La Commune. Laure Lévêque rappelle dans sa contribution6 que la rue prend une nouvelle place dans ce processus de révolution culturelle, laquelle est conquise peu à peu par l’engagement des artistes dans les genres divers. Ainsi, à l’instar du grand roman qui attribue une place prépondérante à la rue comme lieu du peuple, la création musicale va se démocratiser, tout d’abord en quittant la grande salle de spectacle pour les concerts en plein air. Comme avec Berlioz, qui sur la commande du ministre de l’Intérieur pour le dixième anniversaire de la révolution de Juillet, joue en 1840 à la Bastille. Cette popularisation de l’art se concrétisera à cette période‑là de façon égale dans la littérature et la musique. Musiciens et écrivains ont contribué de façon identique à ce que l’intelligence populaire prenne le devant de la scène. Le peuple devient un nouvel acteur et gagne sa place en tant que thème des romans, des opéras et des chansons. Par ailleurs, ce même peuple qui était auparavant exclu de la culture savante, peut dorénavant y accéder par la démocratisation de ces genres grâce à de nouveaux supports, le roman feuilleton dans les journaux, et le café et les goguettes pour les chansons.
Lettres & musique : unité & séparation
11L’ouvrage offre d’emblée une analyse passionnante de la place de la musique dans les œuvres hybrides et du rapport entre texte et musique, analyse qui est pourtant abandonnée par la suite, ce qui peut être déroutant. Les deux premiers articles traitent tour à tour de la tragédie grecque et de l’art des troubadours, s’intéressant ainsi à des objets « musico‑verbaux » dans une perspective anthropologique, analysant leur musique et leur oralité. Le texte écrit a une importance secondaire pour ces œuvres dont les auteurs tiennent à signaler qu’elles ont servi de bases à la littérature occidentale — une littérature bâtie sur l’écrit, rappelons‑le. Le texte et la musique fusionnent ici en harmonie parfaite, la musique n’est pas un simple accompagnement du texte mais elle contribue comme lui à créer du sens. Elle fait parfois ce que les mots seuls ne peuvent pas faire pour exprimer la puissance et le désespoir des personnages de la tragédie grecque. Dans sa contribution sur cette dernière, Jean Peyras montre comment tous ces sentiments étaient exprimés au-delà des mots grâce à la musique qui privilégie la variation des rythmes et des accents. Ainsi, « le langage peut exprimer tout cela [les passions/les émotions], le langage poétique l’amplifie, la musique crée une atmosphère émotionnelle qui peut avoir deux effets : une amplification de ce sentiment ou une “transcendance” radicale créatrice d’un “tout autre” qui ne peut être le fait que de la musique »7. Il en va de même pour les troubadours qui, comme nous le rappelle Gérard Zuchetto8, faisaient apprécier leurs textes grâce à leur partie musicale et aux variations des intonations.
12Le reste des contributions n’analyse pas les objets musicaux dans cette même perspective. Elles traitent de l’existence de la musique et de la littérature comme des voies de création parallèles, en interaction certes, mais sans poser la question du statut de la musique ou du texte dans un morceau chanté. On aurait ainsi souhaité voir apparaître ces mêmes questionnements dans l’analyse des objets chansons d’autres périodes, comme pour les chants du Pont‑Neuf, du Chat Noir ou des cafés‑concerts, notamment quand les contributeurs signalent eux‑mêmes qu’il s’agissait de véritables créations et non pas de simples chansons folkloriques9.
13L’ouvrage se clôt sur une stimulante étude des créations musicales et littéraires issues de l’Art Nègre américain et francophone. Lobna Mestaoui s’arrête sur la place du chant et de l’oralité chez les esclaves et leurs descendants pour rappeler leur capacité à faire resurgir l’humain anéanti et réifié. Ce pouvoir du rythme et du son marquera dorénavant l’écriture et la musique post‑esclavagiste et post‑coloniale, se constituant comme « résistance à la bestialisation » imposée par les différentes formes de violence contre les Noirs. Musique et littérature, ensemble, apparaissent ici « comme la seule voix (...) dont puisse se saisir l’être assujetti, piétiné et réifié, dénié »10.
14Des prolongements auraient été possibles, notamment au sujet des morceaux de slam ou du rap, traités non seulement comme de la musique, mais justement comme des objets hybrides où lettre et musique fusionnent comme un tout organique. Même si l’auteure montre avec finesse comment textes littéraires et chants sont deux supports différents d’un même processus de création, on aurait souhaité voir mieux apparaître comment la même tradition orale s’exprime sur le papier du romancier et dans la voix du slameur ou du rappeur. Une telle analyse d’objets hybrides éclairerait d’un jour nouveau les rapports entre musique et littérature. Les mêmes outils employés pour étudier la tragédie grecque et les œuvres des troubadours, pourraient légitimement être utilisés pour analyser ces expressions nouvelles de la voix et de l’oralité que sont le rap et le slam, lesquels ne renouent pas seulement avec l’oralité africaine mais aussi avec certaines traditions occidentales orales et même écrites. Dans sa contribution sur l’art des troubadours, Gérard Zuchetto insiste sur la légitime filiation entre les troubadours et les différentes formes chantées contestataires issues de l’Art Nègre, qui perdurent jusqu’à nos jours sous forme de rap ou de slam : « Et ce n’est pas à tort que leurs lointains héritiers, poètes chanteurs d’expression libre reprennent à leur compte l’appellation “troubadour” »(p. 78). On comprend par ces propos que c’est un art du texte similaire qui est mis en œuvre plusieurs siècles plus tard de la façon la plus contemporaine. À l’instar de l’art des troubadours, le rap et le slam attribuent un rôle prédominant à la voix chantée et clamée, car l’écrit est conçu pour être entendu et sa performance devient parfois plus importante que la valeur de l’écriture.
15Le décalage entre les deux premiers chapitres et l’analyse d’autres objets hybrides n’est peut‑être pas si surprenant. D’une part, l’analyse initiale proposée par cet ouvrage porte sur des œuvres textuelles et musicales dont l’importance est reconnue dans la genèse de la littérature occidentale, alors même que cette genèse s’est produite par un grand partage entre lettres et musique. D’autre part, l’étude des chansons, entre autres, est marquée par le maintien de ce partage, même si certaines œuvres hybrides justifient sans doute de formuler de nouvelles questions sur le sujet.