« Requiem pour Pythagore » (un concert italien)
1« L´harmonie embrasse toute la vie et toutes les activités de l´homme, elle agit sur la nature tout entière. » La citation de Leon Battista Alberti choisie par Florence Malhomme en ouverture de Musica humana. La Musique dans la pensée de l´humanisme italien donne le la de cet ouvrage majeur, consacré à des pans entiers de la Renaissance italienne encore inouïs en France. L´on ne saurait mieux résumer la perspective des humanistes italiens qui, de Pétrarque à Ingegneri, en passant par Ficin, Politien, Castiglione, Cesariano, Barbaro ou Zarlino, placèrent la musique au cœur de l´être humain. Musica humana : le titre de ce recueil de dix études, dont deux inédites en guise de « bonus track », s´entend positivement si l´on considère la place de la musique dans la pensée de la Renaissance italienne, et négativement si l´on considère sa situation par rapport à la musica mundana chère aux pythagoriciens et qui, jusqu´ici, prédominait. Pétrarque et ses contemporains, devenus sourds au chant des sphères célestes, leur tâche, désormais, sera « d´enchanter le monde » (p. 17‑18). Cet enchantement du monde par une musique littéralement tombée des cieux, l´auteur le décrit dans son déploiement diachronique, thématique et problématique.
2Le mouvement débute avec Pétrarque, le poète qui « chanta ses rimes en s´accompagnant au luth » (p. 62), considéré par l´auteur comme celui qui, en des pages peu nombreuses mais capitales, « fait accéder [la musique] à un autre statut intellectuel », lui donnant « toute sa place au sein des phénomènes majeurs de l´expérience humaine » (p. 63). La musique de l´âme de Pétrarque n´est plus « le reflet d´une harmonie cosmique, parfaite et divine, mais l´expression d´une expérience humaine et terrestre, douloureuse et tragique ; une recherche de résolution du désordre, de la dysharmonie, des dissonances des passions, dont seul le musicien ayant su se faire l´âme du sage antique pourra trouver le secret. » (p. 70). Cette musique de l´âme, malgré une tendance à s´échapper du quadrivium médiéval pour se rapprocher des autres arts (sculpture, peinture), des jeux (échecs, paume) et des spectacles, n´en exprime pas moins, selon l´auteur, un augustinisme profond mesurable à sa dépréciation du corps et à son mouvement anagogique : in fine, la musique de l´âme selon Pétrarque mène à Dieu, c´est une musique silencieuse, une « musique du salut de l´âme » (p. 90).
3Un tel mouvement devait produire des effets notables dans les années 1400‑1450, qui virent la musique s´émanciper du cadre des arts libéraux pour retrouver « la valeur éducative qu´elle s´était vu attribuer dès la plus haute Antiquité » (p. 92), mouvement corrélatif d´une redécouverte de la philosophie morale. Exclue des systèmes médiévaux, cette dernière tend désormais à soumettre toutes les autres disciplines.
4Avec Ficin, le débat retrouve une dimension esthétique, ce dernier estimant que seule la présence de la beauté permet de distinguer la musique des sons et des bruits. D´où la question Qu´est‑ce que la beauté posée pour répondre à la question Qu´est‑ce que la musique ? (p. 118‑119). Pour Ficin, la beauté est la grâce (p. 119), qui n´est pas harmonie, mais provient de l´harmonie. À trois types d´harmonie (concinnitas, concordia, consonantia) correspondent trois types de beauté (de l´âme, du corps, des sons) qui correspondent à trois puissances perceptrices (de l´esprit, de l´ouïe, de la vue). Cette beauté, qui réside dans le chant plutôt que dans le son, conduit sur la voie d´Éros, car « Amour est le maître et le guide de tous les arts » (p. 126). De là une doctrine du furor poeticus qui « rassemble et réunifie l´esprit, rendu multiple et désorganisé lors de sa chute dans le corps » (p. 129). Après Ficin, écrit l´auteur, « il est des musiciens qui ne peuvent plus se prétendre tels. Celui qui dirige son esprit vers les rapports mathématiques n´est plus le fils des muses ». Au contraire, le musicien est celui qui « élu des dieux, mettant le mot en son, enchantera son âme comme celle de son prochain et chantera la beauté du monde » (p. 135).
5Ange Politien, « premier non‑Grec dominant le grec » (p. 138), produit une rupture d´un autre ordre puisque la musique occupe le cœur de son projet encyclopédique (p. 145). Politien, se référant à deux sources inconnues avant lui, le de musica d´Aristide Quintilien et les Harmoniques de Ptolémée, en néglige les aspects techniques pour s´intéresser aux aspects de la philosophie musicale (p. 148). D´où le renversement opéré : Politien « place en tête la musica humana, qui est la partie de la musique qu´il développe le plus, reléguant en quelques lignes à sa suite la musica mundana » (p .148). Avec Politien, on peut parler d’un système encyclopédique « harmonique », puisque la musique en fournit le modèle (p. 150). Sous l´influence d´Aristide Quintilien, Politien redonne toute sa valeur au son conçu comme sensible, il « redonne explicitement corps, vie et sens à la mesure du temps dans le sensible » (p. 164). Les considérations sur le pouls font écho à celles sur la danse, lesquelles se prolongent en une acoustique du lieu théâtral. « Tel un éther, la musique s’immisce dans chacune des activités que comprend la vie humaine » (p. 194). Désormais, l’universalité de la musique céleste cède le pas devant l’universalité « d’un chant capable de dire tout l´humain » (p. 200).
6Le chapitre consacré à Baldassare Castiglione illustre en quelque sorte les propos précédents. Le courtisan, en effet, rencontre à chaque instant des préoccupations qui rejoignent celles du philosophe de la musique : musicalité de la voix, harmonie du geste. Le courtisan aurait pu souscrire au mot de Wittgenstein pour qui « l’éthique et l’esthétique sont un ». Le courtisan masquera son ignorance, cachera sa science sous une certaine désinvolture (sprezzatura), de même que la femme, ce maître de musique, aura le souci de la médiété dans l´art du maquillage (p. 209‑210). L’hommage rendu à la femme sous la plume de Castiglione, « premier plaidoyer de la culture occidentale en faveur de la femme » (p. 222‑223) exprime cette forte vérité : « À l´école de la grâce, rien n´est ornemental, tout est essentiel. » (p. 225).
7D’autres lectures, plus irrévérencieuses, des classiques, amèneront d’autres déplacements. Ainsi, Cesare Cesarino, traduisant et commentant Vitruve, « ne laisse passer aucune occasion d´introduire le paradigme musical » (p. 232), bien au‑delà des quelques mentions figurant chez Vitruve, en particulier lorsqu’il aborde la question de l’architecture théâtrale. Par son exégèse de Vitruve, Cesarino « contribue à maintenir la musique parmi les disciplines fondamentales de l´encyclopédie du savoir, au moment où la mathématisation de l´espace virtuel […] tend de façon irréversible à l´exclure ». (p. 250).
8Au terme d´un long parcours marqué par une constante confrontation avec l´autre, la musique trouve son autonomie dans la traduction de Vitruve par Barbaro et les Istitutioni harmoniche de Zarlino. Barbaro, en délimitant la spécificité de chaque discipline, « contribue à mettre la musique sur la voie de son autonomie » (p. 273). Désormais, « l´objet de la musique est la nature harmonique, fondée sur la connaturalité du nombre au son » (p. 274). Et Zarlino, conformément à la Politique d´Aristote, posera que la finalité de la musique est « le déroulement du temps et de la vie humaine dans le progrès moral, la prudence et la sagesse » (p. 282). La Renaissance tardive apparaît d´ailleurs comme une revanche d´Aristote, et en particulier de sa Poétique, y compris lorsque, comme Ingegneri, elle aborde un sujet non traité par le Stagirite, soit le primat du spectacle sur la fable : « j´affirme qu´il est plus important d´avoir de bons acteurs qu´une bonne comédie » (p. 336). Ingegneri, imposant les critères de brièveté (pour ne point incommoder les dames), de nouveauté, d´efficacité (le poète doit « voir » la pièce et les effets qu´elle produit sur le public), et par‑dessus tout de plaisir, parachève pour ainsi dire tout le mouvement (p. 337‑341) : son interprétation anti‑aristotélicienne de la Poétique, carrément oublieuse de la catharsis, « semble ne pas laisser de projeter ses spectres jusqu´au monde le plus contemporain » (p. 348). Sa vigoureuse défense d’une politique des acteurs, qui hérissera plus d’un lecteur des Cahiers du cinéma, résonne à nos oreilles comme un hommage inattendu à Louis de Funès, qui fête cet an‑ci son centenaire.
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9Cet essai de compte rendu d´une série de recherches consacrées à la musique comme discipline intellectuelle, dans ses rapports avec l´encyclopédie du savoir de la Renaissance, est dû à un historien des sciences assez familier de la musique céleste selon Kepler mais très‑ignorant du détail des traités musicaux avec lesquels l´astronome de Tübingen dialogua, par exemple dans ses Harmonices Mundi libri V. Nous sommes donc ici bien conscient de fort mal rendre justice à la richesse de l´ouvrage, qui parvient à montrer comment la musique a pu envelopper pour ainsi dire tout le « cercle de doctrine » (selon le mot d´Henri II Estienne) et le féconder. Les remarques critiques, outre un petit regret quant à l’absence de conclusion ou de propos final, se limiteront à la bibliographie, laquelle aurait gagné à mentionner quelques traductions récentes (aux Belles Lettres : Macrobe par Mireille Armisen‑Marchetti en 2001‑2003 ; Girolamo Mercuriale par Jean‑Michel Agasse en 2006 ; ou une seconde édition du De vita pythagorica de Jamblique par Luc Brisson et Alain‑Philippe Segonds en 2011 — il existe aussi une traduction de Théon de Smyrne par Joëlle Delattre, aux éditions Anacharsis, 2010). Menues lacunes qui trahissent surtout l´excellente connaissance des sources italiennes de l´auteur. L´on terminera donc cette recension par un vœu, celui de voir Florence Malhomme nous donner un jour les traductions de Gioseffo Zarlino ou Vincenzo Galilei qui manquent encore dans l´espace francophone, et viendraient harmonieusement entrer en résonance avec ce beau recueil.