Penser le bruit, du Moyen Âge à Valère Novarina
1Issu des Deuxièmes Rencontres internationales Paul-Zumthor qui se tinrent à l’Université de Genève en 2008, l’ouvrage collectif Du bruit à l’œuvre, vers une esthétique du désordre, rend hommage aux travaux pionniers de Paul Zumthor et propose une réflexion inspirante sur le bruit et sa dissémination dans l’écriture ancienne et moderne. Outre sa riche introduction, qui donne au livre ses perspectives théoriques, le recueil regroupe une dizaine d’articles de spécialistes qui interrogent la place du bruit dans la littérature, du Moyen Âge à Valère Novarina, en passant par Furetière et Volodine.
2La notion de « bruit » doit beaucoup à l’intérêt que porte la recherche actuelle à la dimension anthropologique de la littérature, les textes servant alors de support à une investigation sur l’histoire des « paysages sonores ». Cette notion, traduction française de soundscape, fut systématisée par Raymond Murray Schafer dès les années 1970 : The Tuning of the World (1977), et plus récemment dans The Soundscape. Our Sonic Environment and the Tuning of the World (1993). La fortune des études sur l’acoustique textuelle est à l’image de la richesse du problème. Christopher Lucken (maître de conférence à l’Université Paris‑VIII) et Juan Rigoli (professeur ordinaire à l’Université de Genève) co-dirigeaient déjà le volume Bruits (Équinoxe, Revue romande de sciences humaines, n° 14) en 1995, où la notion de bruit se situait à la croisée d’un art de l’écoute et d’un art de l’écriture. Parmi les ouvrages récents, tout aussi décisifs, on mentionnera également le travail de Jean-Marie Fritz, La Cloche et la Lyre. Pour une poétique médiévale du paysage sonore (Genève, Droz, 2011), qui propose une analyse littéraire et anthropologique des sons au Moyen Âge.
3La question est riche : elle dépasse le champ de l'anthropologie littéraire pour concevoir différemment le rapport de la langue à sa matérialité, à sa musique, à ses heurts. Le bruit interroge la conception idéale de la poésie lyrique selon laquelle celle‑ci aurait le pouvoir de lisser les accidents sonores du monde pour les transformer en harmonie : ici, il s’agit de penser l’esthétisation du désordre sonore, des chocs de la langue.
4Comme l’expliquent Juan Rigoli et Christopher Lucken, la formule « Du bruit à l’œuvre » met l’accent sur un « trajet » qui va du chaos sonore de la réalité à la formule lyrique, de l’accident acoustique au système harmonique. En d’autres termes, il s’agit de s’intéresser au travail de transformation du bruit dans la création littéraire, ou, pour user d’une autre métaphore, de s’intéresser au travail de la pierre, toujours irrégulière et informe, dans le processus de construction d’un monument architectural. Mais l’intérêt de cette étude est aussi d’observer ce qui est célébré comme bruit dans le langage littéraire : babils, glossolalies, sons inarticulés, vacarme, paroles confuses, heurts, « éclats » pour reprendre l’expression de Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans son article sur les « Interjections » à la fin du Moyen Âge1. C’est, à notre sens, ce qui fonde l’immense richesse de ce recueil : la conscience des relations entre la thématisation du bruit et son effet sur la langue.
Penser le bruit : contributions théoriques du recueil
5L’une des ambitions de ce recueil est d’interroger la dimension paradoxale du bruit dans le lyrisme occidental, en posant d’une façon ambitieuse et exigeante des cadres théoriques. On se reportera notamment à l’introduction passionnante de Christopher Lucken et Juan Rigoli, à l’article « De Voce » de Daniel Heller-Roazen, ou encore à l’article final de Christopher Lucken, sur Platon et Nietzsche.
6L’introduction de Christopher Lucken et Juan Rigoli (p. 13‑34)pose les termes du paradoxe. Le bruit est un désordre, un tohu-bohu. Un désordre qui contrevient à la croyance selon laquelle le lyrisme serait la prérogative des Muses, et la musique la science du nombre. Car les Muses ont le pouvoir de donner au bruit sa cohérence, à la rumeur sa signification. Elles font entendre ce que les hommes ne font que percevoir. Elles accordent, elles rassemblent, elles ordonnent. Comment le bruit peut-il entrer en poésie quand ces instances ordonnatrices en protègent l’entrée ? Le bruit n’est pas seulement le résultat d’une vibration accidentelle, il est aussi le nom de l’informe, de ce qui, précisément, n’a pas de cohérence : c’est un chaos lyrique, un chaos politique. Aussi apparaît-il comme l’envers de l’harmonie, au sens musical et social du terme, « le désaccord et la souffrance sont la condition ou le prix de la disharmonie ».2 Mais le clivage antique entre bruit et poésie s’estompe peu à peu. Les deux auteurs rappellent que le bruit a toujours eu quelque lien avec la musique. Jean-Jacques Rousseau ne voyait pas de différence de nature entre le « son » et le « bruit », mais plutôt une différence d’intensité. Tout son peut devenir bruit dès lors qu’il passe le volume de l’agréable et du concevable. Aussi il n’existerait pas, entre les deux, de réelle opposition. Les instruments de musique eux-mêmes font un bruit, avant de produire une note. En d’autres situations, le bruit peut être considéré comme une mauvaise combinaison d’harmonies superposées : il s’agit alors d’une cacophonie, un mariage si complexe qu’il en devient inaudible, incompréhensible. Mais musiciens et théoriciens vont plus loin : jusqu’où peut-on jouer de l’intégration des bruits dans le monde de l’harmonie ? La notion de bruit fait état d’une faculté de la pensée moderne à intégrer l’assonance dans une conception plus large et plus accueillante de la musique et surtout à écouter les bruits, à leur donner du sens. Placé sous les auspices de cette riche introduction, le recueil donne souvent la parole à Giovanni Russolo, auteur de l’Art des bruits (1913), qui célèbre le bruit comme la véritable musique humaine, et qu’il oppose au silence des mondes anciens.
Durant plusieurs siècles la vie se déroula en silence ou en sourdine. Les bruits les plus retentissants n’étaient ni intenses, ni prolongés, ni variés. En effet, écrit Russolo, la nature est normalement silencieuse, sauf les tempêtes, les ouragans, les avalanches, les cascades et quelques mouvements telluriques3.
7Russolo n’oppose pas harmonie et disharmonie. Il annonce plutôt un réveil des sons dans le monde moderne. Cette position militante, qui trouve sa logique dans la pensée futuriste, imagine donc un monde ancien plongé dans le silence, par opposition au concert de bruits industriels qui occupent le paysage sonore moderne. Une conception caricaturale que les articles du recueil entendent nuancer. La littérature semble, depuis toujours, sensible aux désordres auditifs. C’est la philosophie qui eut plus de difficultés à comprendre la place du bruit, à en valoriser la beauté paradoxale.
8Dans l’article final, « Consonance — dissonance. De Platon à Nietzsche » (p. 191‑241),un texte fouillé et d’une grande clarté, Christopher Lucken revient sur les différences qui opposent Platon, Burke, Nietzsche et Russolo, en étudiant la façon dont le bruit prend progressivement la valeur de miroir composite du monde vivant. Ce qui préoccupe les philosophes antiques, c’est l’intégration de la musique dans les savoirs scientifiques. La musique est un art du nombre. Comme le langage et ses grammata, la musique s’écrit par des unités graphiques, les notes.
La grammaire comme la musique consistent donc à mettre un terme à l’opposition entre les différents sons produits par la voix, à les rendre « commensurables » en les soumettant à un découpage fondé sur des mesures précises et à les harmoniser « en y introduisant le nombre »
9résume Christopher Lucken, en discutant la position de Platon dans la République4.
10L’agencement de ces unités permet l’accord, la concorde, un terme qui prend une valeur à la fois musicale et politique. Cette articulation, bien mise en valeur, repose aussi sur l’émotion que suscite l’accord ou le désaccord, l’harmonie ou la dissonance. Le bruit provoque en effet une douleur, soit parce qu’il rompt le silence — forme idéalisée de la musique — soit parce qu’il rend le son hétérogène. Le bruit est par essence parasitaire. D’ailleurs, pour Platon, le musicien n’est pas tenu d’être à l’écoute du monde. Il doit, au contraire, fonder son savoir sur la raison. Dans cette perspective, le bruit ne peut trouver sa place, puisqu’il ne s’agit pas de se rendre disponible aux perceptions sonores. Nietzsche reprochait aux philosophes antiques d’avoir « de la cire dans les oreilles ». Comme le montre Christopher Lucken, après avoir analysé plusieurs extraits du Timée, c’est en effet avec Nietzsche que l’audition retrouve ses droits. Si Platon a des réserves sur la mimèsis (il en résulte une « vaste cacophonie », mélange hétérogène de toutes les « harmonies »), le philosophe allemand contribue à revaloriser une musique qui sait intégrer des éléments étrangers à l’harmonie. Plutôt qu’une histoire des bruits qui conduirait à commettre des erreurs de jugements semblables à celui de Russolo, il faudrait donc parler d’une évolution de l’écoute. Pour montrer l’importance de cette évolution, l’auteur prend appui sur ses analyses de Burke et met en regard la conception platonicienne de la tragédie et la célébration dionysiaque nietzschéenne, dont l’œuvre de Wagner serait l’image esthétique. Nietzsche, avant de rejeter l’artifice et la spiritualité affective de Wagner en 1876, louait en effet sa capacité à intégrer dans sa musique tous les accents de la nature.
11Autre cadre théorique important, l’article de Daniel Heller-Roazen, « De Voce » (p. 37‑48) emprunte son titre à un paragraphe du chapitre préliminaire de l’Ars Maior de Donat. Daniel Heller-Roazen donne au terme de voix et à celui de bruit un ancrage référentiel exigeant. Car la « voix » et le « bruit » ne se laissent pas facilement saisir : cela tient à leur nature, plus temporelle que spatiale, plus évanescente que celle de l’image, mais aussi aux difficultés rencontrées par les savants eux-mêmes, lorsqu’ils cherchent à définir ces objets fantômes. L’auteur le montre bien : ce qui compte surtout pour les Grecs et les Latins, c’est la technê grammatikê et les grammata, éléments de la parole5, c’est-à-dire les unités qui constituent la parole. Puis il y a la voix elle-même, que Donat définit comme « aër ictus », « air frappé », qu’elle soit articulée (pouvant être alors notée par les lettres) ou inarticulée (échappant aux systèmes de notations). Mais l’inarticulé — qui pourrait incarner le point de rencontre entre bruit et parole, n’intéresse pas vraiment les grammairiens avant Priscien qui, comme le montre Daniel Heller-Roazen, pose le problème des voix qui s’écrivent mais ne veulent rien dire et des voix signifiantes qui ne peuvent pas s’écrire (gémissement, par exemple). Ces analyses éclairantes sont prolongées à la fin de l’article par une réflexion sur les liens entre les arts musicaux et les arts rhétoriques. L’exemple de Boèce dans son De Institutione Musica permet d’entendre comment la voix chantée se lie à la voix parlée, au carrefour de l’Antiquité et du Moyen Âge, l’auteur revenant sur les distinctions entre sunechês (continue, comme lorsque nous lisons ou parlons rapidement) et diastêmatikê (traînante, comme dans le chant). On sait combien Boèce comptera dans les conceptions médiévales de la voix.
Paysages sonores
12Si Giovanni Russolo attribuait aux temps du passé un silence naturel (qu’il oppose volontiers aux bruits industriels), Du bruit à l’oeuvre se donne pour ambition de nuancer cette position en analysant la qualité des paysages sonores dans les littératures : depuis le Moyen Âge, les textes se font entendre. La contribution de Jean-Marie Fritz qui porte sur les « corps bruyants de la littérature médiévale » (p. 63‑80) montre l’importance paradoxale des bruits dans la littérature médiévale, et donne ici un aperçu de ses travaux. Il s’intéresse d’abord aux sons, puis aux voix, exploitant ainsi la distinction proposée par Aristote entre psophos et phonê. Concernant les sons, l’auteur s’intéresse particulièrement à ceux qui émanent du corps, bruits qui inspirent à la fois tout une rhétorique de la scatologie et des commentaires théologiques contradictoires. L’exemple du Livre des révélations des pièges et ruses des démons contre les hommes de Richalm de Schöntal donne un aperçu frappant de l’analogie entre les bruits corporels et le diable, tandis que la note d’Evrart de Conty revient sur les connotations positives de l’éternuement. La littérature, elle, a le goût de l’humour potache : en témoigne une fameuse ballade scatologique d’Eustache Deschamps, pour ne citer qu’un des exemples évoqués par l’auteur. Puis, l’article s’intéresse à la voix dans la mesure où celle-ci permet d’émettre des bruits. C’est l’occasion d’évoquer « le bruit de la langue » : l’imitation poétique du chant des oiseaux, l’onomatopée.
13L’article d’Olivier Pot, « Des signatures au signe mémoratif. De quelques avatars du bruit aux xvie-xviiie siècles » (p. 81‑102) montre encore le tumulte de ces siècles passés : la Renaissance use du bruit comme une ressource pathétique, épique, dramatique. La parole porteuse de sens est souvent précédée d’une « friture » comme le « Raca » de Dante. Olivier Pot rappelle ainsi l’épisode du dégel à la fin du Quart Livre, où la longue énumération de phonèmes donne lieu à une reconstruction progressive du langage. Pantagruel croit percevoir des sons, puis, peu à peu, des voix, des mots, passant de l’ouyr à l’entente, un glissement lexical dont Olivier Pot montre l’importance. Cette « étrange expérimentation acoustique à mi-chemin entre bruitage et langage6 » contribue en effet à montrer que le bruit n’est jamais étranger au divin, et qu’il annonce bien souvent une parole sacrée: bruit du cosmos chez les Grands Rhétoriqueurs de la fin du Moyen Âge, célébrations des rumeurs divines, bruit épique chez les poètes du xvie siècle. Olivier Pot montre bien comment le bruit, parce qu’il renvoie au caractère inaudible du triomphe divin, finit par porter des valeurs positives.
14En regard, deux autres articles posent la question du paysage sonore à partir d’auteurs modernes : l’un porte sur Charles-Ferdinand Ramuz, l’autre sur Antoine Volodine. Dans le premier, « Bruits et silences chez C. F. Ramuz. Éléments pour une poétique » (p. 121‑137), Sylviane Dupuis établit un lien entre le bruit et la mystique chez Ramuz. Mettant en parallèle la fin du roman Aline (1905) et les bruits de l’Apocalypse, intertexte obsessionnel qui joue du « contrepoint » avec l’écriture fictionnelle, l’auteure fait apparaître des systèmes cohérents dans les récits de l’écrivain suisse. Ramuz invente un paysage sonore qui semble venir d’un autre monde et donne au temps de la fiction un pouvoir allégorique : bruit épique, grondement de la nature, souvenirs de bruits festifs, rythmes des horloges. Sylviane Dupuis montre comment s’incarne, sur un plan acoustique, un fantasme des origines.
15Le second article s’intéresse à un auteur contemporain dont le « paysage sonore » devient peu à peu le miroir d’une réinvention romanesque : Antoine Volodine. Dans son article « Le paysage sonore de la littérature post-exotique. Question d’ambiance » (p. 175‑190), Marie-Pascale Hulgo met l’accent sur « l’arrière-plan » sonore des romans de Volodine, cette « ambiance » qui fabrique en partie la dynamique de Dondog, par exemple : cliquetis, vrombissements, vibrations, sans oublier les machines à émettre des voix impersonnelles (« haut-parleur, radio, juke-boxe, télévision, magnétophone7 ». L’un des points forts de cette contribution est qu’elle établit une relation forte entre le paysage sonore de la fiction et la tension narrative : le paysage sonore du récit fonctionne comme une bande sonore. L’analogie avec le cinéma se révèle fructueuse : les bruits, comme dans un film, « œuvrent ainsi à créer une “ambiance”, ils installent de la tension dans l’air sans déboucher sur un événement déterminant ni sur une introspection décisive »8.
La Langue comme bruit : écrire le désordre du vivant
16Le recueil se révèle très riche dans la mesure où il opère des transitions pertinentes entre la question du paysage sonore — autrement dit la thématisation du bruit — et le pouvoir d’influence que le bruit a sur la langue. Plusieurs articles se donnent pour ambition d’étudier ce qui, dans la langue elle‑même, échappe à l’harmonie des grammaires, aux injonctions théoriques de signification : bredouillements, balbutiements et bégaiements peuplent la langue française, depuis la poésie médiévale jusqu’au théâtre moderne, des codes d’écriture qui ont pour ambition de faire entendre les heurts du langage.
17Dans son bel article « Interjections ! » (p. 49‑61), J. Cerquiglini-Toulet donne un aperçu dense et inspirant des problèmes posés par l’interjection au Moyen Âge. L’interjection fréquente les frontières du langage. Jaillissant au milieu de la langue, elle est « jetée entre », comme le rappelle l’auteure. Elle « brise », « fracasse » le « discours9 » et constitue une manifestation bruyante de la langue. L’auteure propose un classement des interjections par degré d'efficacité. Cette approche originale permet de rencontrer, avec le philosophe Al-Kindi, traduit au xiie siècle sous le titre De radiis, connu de Thomas d’Aquin, les interjections que l’homme adresse à l’animal pour le faire avancer, pour le faire obéir. Preuve qu’elle suscite l’interaction, qu’elle est une forme de communication. Perçant ensuite le miroir du lyrisme, l’interjection entre en poésie. Jean Molinet, Guillaume Coquillart et Gautier de Coinci font notamment l’objet d’une étude qui montre la fécondité de ces « éclats » de la langue dans la poésie. L’article s’achève sur des cas de lexicalisation de l’interjection, vacarme, brouhaha, signes d’une langue poreuse et accueillante.
18Dans « “Les clinquantes de la mort”. Sur la poésie de Paul Célan » (p. 139‑155), Alexis Nouss invite à s’intéresser aux significations particulières que revêt le « bruitisme » de la langue lorsqu’il est au contact de certaines « configurations historiques ». Dans la guerre, les langues sont « blessées, mutilées, bruitalisées10 », quand elles ne sont pas elles-mêmes l’outil de la barbarie. Certains poètes savent imprimer les violences historiques sur le langage. C’est le cas, par exemple, du poète Gherasim Luca et de son ami Paul Celan. Selon A. Nouss, la voix a la fonction, chez Celan, d’« interroger le langage » en résistant à la brutalité des sons barbares mais en se tenant à l’écart du langage conventionnel. Telle est la nature du « langage nouveau » du poète.
19Si bien que la langue apparaît elle-même comme une performance désordonnée, devenue le miroir des brutalités du monde, mais aussi des brutalités du corps : elle devient peu à peu le reflet d’un désordre du vivant dont elle cherche à célébrer l’éclat. L’on se situe alors à la frontière entre l’écrit et l’oral. Un riche article intitulé « “L’boucan des corps”. Artaud, Novarina » (p. 157‑173) de Natacha Allet, met en évidence des liens féconds entre les deux auteurs, en particulier au sujet de leur conception de l’acteur, « acrobate intérieur » selon Novarina, « athlète du coeur » selon Artaud. Tous deux jettent un soupçon sur l’écriture qu’ils jugent impropre à rendre compte de la dimension corporelle du jeu théâtral. Le cri, qui se dirige « non dans l’oreille, mais dans la poitrine du spectateur » selon Artaud11, devient l’écho sonore du corps, du « vacarme du corps ». Analysant avec précision les points de rencontre entre les deux auteurs, Natacha Allet s’interroge aussi sur les nuances qui distinguent, par exemple, le « babil » et les « glossolalies » d’Artaud, liés aux réflexions de l’auteur sur l’athlétisme, et le goût de Novarina pour le lapsus, le « tohu-bohu langagier12 ».
20Éric Méchoulan, dans son article « la Lettre et le bruit. Traversées du Dictionnaire universel de Furetière » (p. 103‑119), pose une question importante : que dit un dictionnaire, emblème d’une entreprise de figement de la langue, du bruit ? Que dit-il du désordre acoustique lorsqu’il s’agit, au contraire, de tout mettre en ordre ? É. Méchoulan pose d’une manière originale la relation entre l’écrit et l’oral, leur contact paradoxal, à travers un parcours du Dictionnaire universel de Furetière. On feuillette avec lui les pages et les entrées du volume, en s’arrêtant sur des termes dont la présence perturbe la gestion des significations : « bruit », « dire », « jargon », « onomatopée », ou même « cache cache mitoulas ». Ce parcours passionnant a le mérite de s’ancrer dans l’héritage zumthorien, de s’interroger sur le contact paradoxal de l’écrit et de la voix, en offrant, en même temps, une réflexion sur les sens que prennent ces mots à l’époque. L’auteur analyse, au terme de ce parcours, la signification de cette intégration de l’indicible dans le dicible et des langages imparfaits dans un livre aux ambitions systématisantes : comme pour échapper à « l’insécurité du monde moderne », les bruits viennent « se réfugier dans l’espace clos du livre13 ».
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21Le défi de tout ouvrage collectif est sans aucun doute celui d’établir, dans la pluralité des contributions, une cohérence théorique et méthodologique. Ici, la variété des questions posées et des corpus ne donne jamais le sentiment d’un livre hétéroclite. Au contraire, les prises de parole se répondent les unes aux autres, tissant ensemble une véritable discussion intellectuelle sur les enjeux thématiques, poétiques et philosophiques de la notion de bruit. Cela tient sans doute à la conviction fondée de chacun des contributeurs que la question est exigeante et qu’elle renouvelle d’une façon audacieuse l’héritage de Paul Zumthor. C’est pourquoi nous invitons les futurs lecteurs ou relecteurs à lire l’ensemble des contributions de cet ouvrage. Opter pour une lecture ponctuelle d’un seul article risquerait de dénaturer la cohérence d’un projet d’ensemble qui vise à nuancer l’opposition caricaturale entre les littératures anciennes et modernes, et à penser le bruit comme un phénomène traversant les codes et les époques. Nous devons sans doute cette belle unité à Christopher Lucken et Juan Rigoli, qui ont su partager leur enthousiasme et leur inspiration aux spécialistes qui se sont joints à cette rencontre des savoirs.
22Nous n’aurons finalement qu’un seul regret, l’absence d’une contribution musicologique, ou, du moins, soucieuse d’interroger le rapport du bruit à la musique. Nous pensons par exemple aux cas de John Cage ou de Iannis Xenakis, et aux courants bruitistes. Cette question du rapport entre musique et poésie, son et bruit, aurait pu donner lieu à des contributions tout aussi pertinentes. Mais c’est sans doute ici un choix, de la part des auteurs : nous renverrons, à cet égard, à un autre beau volume, un peu plus ancien : Bruits, dirigé aussi par Christopher Lucken et Juan Rigoli, et paru dans la revue Équinoxe, Revue romande de sciences humaines, en 1995. On y trouvera notamment deux articles, l’un de Bernardo Boccadoro, « Archéologie du bruit dans la théorie musicale de la Renaissance » et l’autre de Jean-Yves Bosseur, « Bruit et création dans la musique du xxe siècle ».