Roman, danse, dessin. Deux expériences de la Composition selon Michel Charles
And the beat must go on
Un double chemin1
1Le nouveau livre de Michel Charles, longtemps médité, paru en 2018 sous le titre Composition, aux éditions du Seuil dans la collection « Poétique » dirigée par Gérard Genette avec lequel il noue un constant dialogue, peut dérouter le lecteur, même si la collection a heureusement accueilli des ouvrages de facture très variée. Ce gros livre de 475 pages s’apparente à un traité s’occupant d’une question évidemment centrale et peu regardée isolément, celle de la « composition » de l’œuvre romanesque : en quoi consiste-t-elle ? Comment peut-on la saisir alors qu’on s’absorbe dans le flux des aventures et des représentations ? Quelle expérience en avons-nous ? Comme traité, le livre est divisé en trois parties, la première consacrée à des « Réflexions sur l’analyse » — à la fois la matière et le traitement de ce qui se compose, s’ajoute jusqu’à prendre forme, ou bien vient remplir la forme prévue — ; la seconde partie soumettant « l’épreuve des textes », appliquant l’opération d’analyse à six romans, de La Princesse de Clèves à La Recherche du temps perdu (à partir de deux de ses moments) ; la dernière partie, « Post-scriptum », reprenant le fil général (avec en sous parties : « le corpus, séquences, quelques formes romanesques, configurations, la bonne distance ») et nous donnant les conditions d’approche de la composition et de sa matière. Cette dernière partie installe le mot clef de « forme », forme du roman accessible dans sa composition, mais elle peut aussi nous alerter par son intitulé à la fois modeste et décalé : simple « post-scriptum », ultimes remarques, et le texte se termine par un court fragment de La Princesse de Clèves, évoquant « un décor concret, vraisemblable et charmant », charme qui nous éloigne et de la forme et de la composition. La forme n’aura-t-elle été qu’un mirage ?
2Cette tripartition est en partie brouillée par l’apport de nombreux textes et de leur commentaire alerte dans les deux parties d’encadrement théorique, et bien entendu par l’affleurement constant, dans les comptes rendus de lecture, de ces mêmes préoccupations poétiques. Le chemin qui conduit à la recherche de la forme, prévue comme dessein, et accomplie comme dessin (les deux mots ont longtemps été confondus par une orthographe commune), emprunte donc une autre voie, qui épouse le mouvement de la lecture, qui tente une description quasi phénoménologique de ce que le lecteur pense, imagine et ressent quand il avance dans sa découverte de Manon Lescaut, de La Chartreuse de Parme, de La Maison du chat qui pelote ou d’Un Cœur simple (avec ceux de La Fayette et de Proust, ce sont les six romans exemplairement lus par Michel Charles). Ce qui est alors vécu, n’est pas la perception d’une forme ou d’un dessin, mais une matière changeante, « composite » nous dit M. Charles, qui explique ses réactions à chacun des moments qui s’enchaînent, comment sa sensibilité et sa pensée sont activées, quels repères il tente de se fixer. Le roman comporte des éléments si hétérogènes, joue si pleinement de leur contraste et de leur frottement, qu’il semble échapper à une saisie globale. C’est alors une succession d’expériences qui sont restituées, d’accueils de chaque aspect des romans, de leurs propos multiples. Le chemin qui conduit au repérage et à l’appréciation de l’accomplissement du dessein du romancier, comme à la projection sur une sorte d’écran mental du dessin du roman, fait donc, sur une majeure partie du livre, de longs détours, ceux de la découverte par le lecteur d’un texte du roman qui se révèle comme réfractaire à la forme, ou du moins qui nous donne des éléments possédant des caractères et des attraits indépendants sinon autonomes, comme si les romanciers s’étaient tous emparé de la plume libertine de Mme de Sévigné. La quête de la forme ainsi entendue soumet le texte à une sorte de lit de Procuste. L’autre chemin nous arrête sur leurs différentes valeurs du texte, le mot étant à entendre dans ses acceptions plurielles, sémantique, picturale et musicale. Pour arriver à la maison de la grand-mère, il ne faut pas seulement « courir de toute sa force par le chemin […] le plus court » : accompagnons aussi la petite fille « par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après les papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs [rencontrées] ».
3Notre recours à la métaphore de la danse, dans son rapport au dessin de la forme, tel que nous l’a montré Valéry parlant de Degas, marque la pleine positivité de ce chemin nonchalant, en mettant l’accent sur la dimension du temps dans l’appréciation de l’œuvre, qui, pour être moins contrainte que dans le spectacle théâtral ou dansé, ou dans l’exécution du morceau de musique, n’en est pas moins fondamentale, dans le sentiment des accélérations et des ralentissements, des échos et des reprises, des arrêts et des harmoniques, de la mélodie et des régularités ou des syncopes : ce qui dans la lecture s’apparente à un pas rythmé, celui de la danse. Le lecteur de Michel Charles se voit ainsi promené sur un chemin qui fait de la recherche de la forme une destination lointaine, à l’instar d’un panneau indicateur, nécessaire au tracé suivi et à ses vues, comme la traversée d’une forêt doit nous conduire, certes, à la ville voisine, mais nous arrête par ses splendeurs changeantes. Examinons d’un peu plus près chacun de ces deux chemins à la fois confondus et divergents. Restons d’abord avec le loup, nous cheminerons ensuite avec la petite fille.
La quête de la forme
4M. Charles s’appuie sur l’ample élaboration d’une pensée théorique qui lui fournit les termes et les cadres conceptuels pour définir la « forme » du roman : devant assurer l’unité de l’œuvre romanesque (dans la double acception de l’ipse interne et de l’idem externe, p. 88), elle tiendrait à sa seule composition. Cette forme serait celle du sens produit par le texte, obtenue en faisant abstraction de ce sens. M. Charles se voue à une « activité théorique qui s’intéresse à cette forme pour elle-même, s’attache à en analyser la construction et s’arrête là » (p. 387). Tel est le projet de ce quatrième opus d’une méditation toujours recommencée.
5En effet, M. Charles poursuit donc le travail de restriction qu’il avait engagé dans ses livres antérieurs à l’égard des deux traditions, rhétorique et poétique, qu’il retrouve dans sa nouvelle quête. Dans son premier livre2, M. Charles s’appuyait sur un examen de la rhétorique moderne assez partial pour faire croire que son approche restreinte correspondait à l’évolution historique, et ainsi la détourner en une « rhétorique de la lecture » littéraire. Il l’intégrait ainsi dans un deuxième cadre, qui était annoncé dans les titres et de la collection où ont paru tous ses ouvrages et de la revue qu’il dirige : une poétique. La rhétorique s’intéresse à la disposition, la composition c’est pour elle l’ordre dans lequel disposer les éléments que l’orateur utilise, et qui sont les moyens utiles à la persuasion. La rhétorique fournit à M. Charles une conception fonctionnaliste du discours : elle le subordonne tout entier à une fin pratique tangible, la persuasion, la décision judiciaire ou politique ou morale (comme fin de l’éloge ou de la vitupération propres au genre épidictique). Elle offre aussi une conception de la digression facilement applicable au roman : elle ne s’éloigne de la voie directe que pour mieux conduire à son but — c’est un détour finalement rentable. Elle invite enfin à ne pas dissocier la fin argumentative du propos avec le recours aux représentations, dont la combinaison est aussi le propre du roman : selon la rhétorique, le récit d’une affaire doit aider à établir les responsabilités de chaque camp (l’antagonisme étant aussi au principe du récit romanesque) et préparer le jugement final ; raconter une situation et ses problèmes, raconter les conséquences d’une décision ou d’une nonchalance permet aussi de tracer la voie à suivre dans une décision politique.
6La poétique vise quant à elle l’œuvre composée, réalisée selon des critères pragmatiques, conçus différemment chez les classiques et les modernes, mais dont le résultat objectif se prête à une appréciation désintéressée. La composition est la forme prise par l’œuvre entière, les différents éléments contribuant à sa réalisation et trouvant leur valeur dans ce tout unifié. Comme avec la rhétorique, M. Charles opère une sélection dans l’héritage de la poétique d’Aristote. Celui-ci considère plusieurs composantes de la création littéraire : les ressorts de la pitié et de la crainte (qui animent l’intérêt du spectateur ou du lecteur pour les personnages) à côté du comique (que l’époque moderne a beaucoup élargi par rapport à l’expérience antique), la fable (cette trace visible que laisse l’enchaînement des faits et qui sert de support à des sens symboliques), le langage poétique (on pourrait pour le roman étendre cette notion au style), la valeur cognitive des représentations imaginaires, philosophiques dans le sens où, pour obtenir la confiance du lecteur, ce qui est raconté se conforme aux lois de formation du monde, et en révèle donc, à titre d’exemple capable d’en faire ressortir les liaisons problématiques, la vérité psychologique, morale, sociale politique3. De la poétique, M. Charles retient le seul principe de l’unité dramatique qui impose que chaque partie contribue nécessairement au tout (cité p. 75, cf. p 87) et que soit éliminé ce qui y contrevient. Ces recommandations antiques s’appliquent essentiellement à la tragédie ou à l’œuvre théâtrale qui doit répondre à des contraintes de condensation et soutenir l’intérêt au long de la représentation. Le spectateur n’est autorisé à aucune pause, à aucun retour en arrière, à l’inverse de ce que peut faire le lecteur d’un roman. Le récit court (dont M. Charles prend deux représentants pour illustrer sa théorie du roman) peut (on non) être lu d’une seule traite, en une seule soirée, comme est vu le spectacle théâtral.
7À côté de la rhétorique et de la poétique, M. Charles introduit dans son dernier ouvrage une troisième dimension : la rhétorique du composé et la poétique de la composition sont englobées dans une esthétique. Réduite aux contours de son contenu, la forme ainsi obtenue ménagerait une appréciation sensible dont M. Charles donne des marques personnelles. Il refuse qu’on lui attribue une signification symbolique (celle qu’Aristote attribue à la fable) : (p. 386) « nous ne devons pas charger de sens cette forme », qui s’imposerait objectivement (p. 90 et 94), laissant chacun la faire vibrer en lui, à l’instar d’une forme matérielle. Les visions du monde que le roman cherche à forger et à transmettre, au contraire, seraient appréciées par chacun selon sa situation, elles donneraient lieu à des interprétations nécessairement conflictuelles, capricieuses et arbitraires. M. Charles les réserve aux « spécialistes », aux « érudits », aux « interprètes », dont il entend se distinguer en riant, les laissant à leurs disputes. Aristote au contraire, contre Platon, avait justifié la poésie par le savoir qu’elle produit, élargissant l’expérience des lecteurs et spectateurs et leur permettant de penser leur propre situation par des analogies exemplaires. Le débat ainsi ouvert par M. Charles avec le fondateur de la Poétique amène à se demander si la forme de l’œuvre s’impose aussi évidemment à tous (nous pensons qu’elle est instable et indéterminée, parce que sa matière est hétérogène et invite à des assemblages multiples), et, inversement, si l’on peut développer le sens des représentations contenues dans l’œuvre littéraire, nécessaire à sa formation comme fondamental dans sa réalisation, d’une façon assez convaincante pour qu’elle soit largement acceptée et qu’elle puisse s’ajouter à celles déjà mises à jour, les complétant et les corrigeant, les contestant, dans un continuum des enrichissements interprétatifs tels que Gadamer les a décrits (cette proposition n’a pas ici à être développée, mais elle ouvre d’autres perspectives que celles fermées par M. Charles). Il avait écarté comme obsolète la conception de la rhétorique comme médiation pour dégager dans le conflit des intérêts une voix utile et convaincante capable d’entraîner le plus grand nombre et d’imposer une décision ; il écarte de même l’idée qu’on puisse s’entendre sur les leçons du roman, ou du moins qu’on accepte de traiter sa propre interprétation comme une contribution à un dialogue collectif qui s’enrichirait progressivement. Si le roman est une pensée par représentation peut-on traiter cette représentation en lui enlevant sa pensée et n’y voir qu’une pure forme ? Nous verrons que la notion de « texte possible » occupe une place cruciale dans un tel débat.
8Dans son entreprise, Michel Charles reste enfin fidèle à sa propre participation au tournant « narratologique » de la poétique contemporaine. Il y trouve les principes et les outils d’une dernière restriction, appliquée au roman. Elle avait en effet épousé et transposé le fonctionnalisme rhétorique en remplaçant la fin oratoire de la persuasion par celle du récit mené à son terme : tout ce qui était observé était repéré et évalué d’après sa contribution à la progression d’une histoire, à ce qui conduisait à sa fin, ou bien était établie la règle permettant de produire une histoire idéalement menée jusqu’au terme de ce qui avait été posé au départ. Comme le montrent Figures III et Nouveau discours du récit, G. Genette peut bien prendre ses exemples dans la production romanesque (et même présenter son Discours du récit comme une étude d’À la recherche du temps perdu), parce que le roman aurait été particulièrement inventif dans la création de récits, son analyse ne porte sur le roman que pour repérer, dans ses exemples, ce qui contribue au récit, ce qui s’éloigne de lui, pour l’écarter ou l’évaluer comment il le rejoint4. Cette opération diverge de la conception poétique traditionnelle qui met en avant ce que produit le poète, de pensée par représentation visant la beauté — l’objectivité d’une création5.
9Puisque c’est l’enchaînement des faits qui compose le roman et lui donne sa forme, M. Charles privilégie la langue narrative du roman (p. 224), et il examine la contribution fonctionnelle des passages regardés, il en fait un critère de jugement et il est alerté par les disfonctionnements. Il se demande parfois s’il faut bien donner à cette ligne narrative un primat dans la formation de l’unité du livre, semble hésiter, mais y revient toujours (voir p. 225). Il considère que seul le récit domine le roman et fait tenir ensemble tous ses autres éléments. En cherchant à imaginer un premier lecteur, il entend utiliser l’attachement du lecteur ordinaire à l’intérêt dramatique, non sans un peu de duplicité puisqu’il attribue à son lecteur modèle une haute conscience littéraire et les compétences d’un relecteur. Il s’agit pour lui d’arrimer au déroulement de l’intrigue l’unité de l’œuvre, et par conséquent sa forme, dont la perception est la fin ultime de son enquête. S’il est incontestable que le genre romanesque est bien fondé sur le récit, et que chaque œuvre lui donne une place plus ou moins grande, la question reste ouverte de savoir si ce fil narratif est à même de donner au roman sa forme ou si l’on ne risque de ne récupérer qu’un squelette, parfois même réduit à des ossements épars.
10M. Charles ne va pas jusqu’à examiner le genre populaire qui se fonde entièrement sur les attraits de l’histoire, et qui est devenu de plus en plus envahissant, le roman policier. Les lecteurs les plus nombreux cherchent dans ce type de fiction des aventures, sont suspendus à leurs tours et détours, en attendent avec impatience la fin. L’avertissement d’Aristote en faveur de la condensation dramatique répondrait donc à un besoin anthropologique, désormais satisfait à l’échelle planétaire par des écrivains aux revenus également planétaires — incarnation la plus évidente et la plus forte de la Weltliteratur. Le roman policier est tenu par une chaîne qui n’a rien de secret comme celle qui relie, selon Montesquieu, les morceaux des Lettres persanes, au contraire ; il utilise les ressorts internes de la dissimulation et du suspens d’un côté6, et de l’intensité pathétique de l’autre — puisqu’il met le meurtre et le cadavre en son centre. Il donne la première place aux « possibles » que le lecteur est invité à forger : culpabilité éventuelle de chacun des protagonistes ou menaces sur la vie des héros. Le proto-roman alexandriniste, Les Métamorphoses d’Apulée (le titre est factice), oblige le lecteur à forger puis abandonner des hypothèses et fait de ces illusions son sujet préféré et comme un type de métamorphose des représentations, dont il multiplie les spécimens. Ce phénomène est au principe de ce que la tradition a prélevé de ce livre, « l’Histoire de Psyché et d’Amour » (titre également factice). Dans le roman policier, ce qui est caché ne concerne pas seulement les éléments de l’intrigue et généralement les conduites des personnages (le méchant cherche à échapper aux enquêteurs, ou joue de son invisibilité pour terroriser) : le romancier en fait le symbole ou la condition de dévoilement des secrets de la société ou de la psyché humaine, de ses arrière-cours et de ses bas-fonds, et par-là lui donne à son œuvre une double dimension morale, individuelle et collective. La réflexion n’est que rarement séparée dans des sortes de commentaires (du personnage ou du romancier), elle est principalement induite par la représentation même du monde concret, conformément au principe de la mimesis. Cela vaudrait même quand le roman policier adopte les principes psychologiques du behaviorisme américain. Le récit le plus pur est donc aussi solidaire d’une vision du monde, mais infusée dans l’histoire et sans l’encombrer de ses développements propres. Voilà la forme la plus évidente, est-ce aussi le triomphe de l’esthétique ?
Détour par la peinture
11M. Charles redistribue ainsi les cartes présentées il y a presque soixante ans par Jean Rousset dans Forme et signification (1962), qui prenait entre autres pour objet les mêmes romans de Mme de La Fayette, de Flaubert et de Proust. Il donnait à la notion de forme des acceptions différentes et ne la situait pas toujours au même niveau. Ce qu’il appelle le « double registre » chez Marivaux n’est pas du même ordre que la « fenêtre » ou la vue plongeante chez Flaubert, et il s’applique à des phénomènes distincts : la reprise de l’événement par la conscience de la mémorialiste dans La Vie de Marianne, qui est aussi le principe directeur de la Recherche et de l’analyse de son début par M. Charles, n’est pas du même ordre que la distance de certains personnages des comédies qui leur permet de connaître et de manipuler leur partenaire — dans la logique du « courtisan » baroque. Pour J.w Rousset, la forme était la condition de formation et d’accès au sens. La notion de « forme du sens7 » avancée par M. Charles renvoie aussi aux travaux de Louis Hjelmslev, qui distingue les deux plans de la forme et de la substance, eux-mêmes de deux ordres, selon qu’ils concernent l’expression ou le contenu (il s’agit donc d’un système à quatre entrées). Cette théorie doit être familière à M. Charles : Barthes en a fait un bel usage pour définir la « connotation » (laissons de côté les problèmes que pose cette notion). Michel Charles s’éloigne plus encore de Ernst Cassirer et de sa théorie des formes symboliques qui examine le lien dynamique entre le sens et la forme, qui est comme la face visible de sa force productrice que Baxandall a appelé l’intention : celle du créateur. Baxandall8 la reconstitue à partir des « questions » que le moment culturel, le medium, les genres, les sujets, les marchés, etc., posent au peintre ou au créateur et que le critique peut reconstituer dans l’analyse de l’œuvre en dégageant les réponses qu’y donne son auteur. Interpréter, c’est trouver les questions dont l’œuvre est la réponse9. La composition serait une de ces intentions comme le suggère ce fragment de lettre où Proust présente le premier tome de la Recherche10 : « Je ne sais pas si je vous ai dit que le livre était un roman. Au moins, c’est encore du roman que cela s’écarte le moins. Il y a un monsieur qui raconte et qui dit : Je ; il y a beaucoup de personnages ; ils sont « préparés » dès ce premier volume, c’est-à-dire qu’ils feront dans le second exactement le contraire de ce à quoi on s’attendait d’après le premier. Au point de vue de l’éditeur, malheureusement, ce premier volume est beaucoup moins narratif que le second. Et au point de vue de la composition, elle est si complexe qu’elle n’apparaît que très tardivement quand tous les « Thèmes » ont commencé à se combiner. Vous voyez que cela n’a rien de très engageant. » C’est à ce plus ou moins de narrativité que se consacre M. Charles. Pour lui, le problème essentiel est celui de la consistance narrative et d’une cohérence suffisante pour s’attacher le lecteur si l’on peut dire (M. Proust se montre à cet égard un peu inquiet tant il s’éloigne du « roman », Marivaux dit la même chose pour sa Vie de Marianne). La forme est une construction de la mémoire qui relie les différentes parties, l’esprit dégageant une image globale assez semblable à celle que l’architecte (et l’homme d’état) ont de la totalité avant de la mettre en œuvre11. Elle est donc relativement abstraite, même si elle peut se révéler avec la pièce qui complète le tout : c’est ainsi que procède Michel Charles, il arrête son observation de chaque texte au moment où il lui semble détenir la pièce ultime du puzzle — tout a enfin trouvé sa place.
12Le mot forme est-il pris ici dans un sens métaphorique ? Peut-on l’appliquer à une représentation littéraire avec son sens (ce que j’appelle la pensée de la représentation) ? Son acception la plus évidente est sensible et Michel Charles, dans le post-scriptum, invoque les textes de Diderot sur la peinture pour définir ce qu’il appelle la juste distance pour voir la « forme » du roman. Pour autant, même dans les arts visuels, la forme n’est pas si facile à établir. C’est dans l’expérience de l’architecture intérieure qu’elle semble le plus évidemment accessible. La salle de la Sparkasse de Vienne due à Alfred Loos ménage une émotion esthétique forte et la pièce se donne complètement d’emblée (même s’il faut faire demi-tour pour l’apprécier toute). On pourrait en dire autant pour la salle du Teatro Olimpico de Vicenza ou pour l’église du Redentore à Venise, toutes deux dues à Palladio (là, tout est conçu pour une vision frontale, ici la vision change un peu quand on s’approche du chœur), ou la Treppenhaus de la Résidence de Würzburg due à B. Neumann, avec des fresques de G.D. Tiepolo (plus on monte plus on regarde ces fresques du plafond) ou celle de la nouvelle Philharmonie de Paris. Cela vaut pour l’espace intérieur qui vous enveloppe, pas exactement pour les façades qui vous font face : elles sont toujours partielles. La forme de la Villa Rotonda suppose qu’on en fasse le tour et qu’on conserve la mémoire de toutes les faces. La façade de la Sparkasse est insignifiante. D’autre part, peut-on appliquer à ces lieux les questions posées par M. Charles : comment-est ce fait ? à quoi ça sert (la fonction) ? Dans l’analyse du pont sur le Forth par M. Baxandall, les « questions » techniques sont essentielles et le pont y répond selon les moyens et les visées du moment. La salle de la Sparkasse pourrait être bien différente et satisfaire pareillement aux exigences pratiques et commerciales sans produire aucun effet esthétique. Le client est lui-même tourné plutôt vers les guichets, interface entre lui et l’établissement bancaire (dont l’arrière est inaccessible au regard), tout au plus la salle splendide prend-elle une valeur symbolique vague pour manifester la réussite de l’entreprise et inspirer confiance. Quelle est moderne ! Pour autant il n’y a pas de lien nécessaire entre la forme et la fonction, et les conditions de fabrication d’une chaise ne commandent qu’en partie sa forme, pas plus que sa forme ne décide de son confort. Il y a là comme trois expériences distinctes, et les cris des architectes demandant que la forme soit le produit même de la fonction ne produisent rien de tel, bien au contraire (pensons à la Bibliothèque nationale de France ou aux locaux de l’Université de Lettres d’Aix Marseille : le confort d’un bâtiment pour ses usagers ne se voit pas de l’extérieur. Il est souvent cruellement négligé dans ces deux bâtiments. Il peut être merveilleux dans des bâtiments anodins).
13La forme d’une peinture se donne-t-elle complètement ? Est-elle décisive ? Observons une crucifixion de Véronèse, conservée au Palazzo Bianco de Genova, pour son évidente simplicité : la croix occupe toute la hauteur d’un grand tableau rectangulaire, à droite Marie-Madeleine est vue de trois quart de dos, elle est agenouillée et s’appuie d’un bras sur la croix, elle est tournée vers le groupe situé sur la gauche de la croix : la vierge y est comme assise, inclinée vers l’arrière, la tête renversée et sans doute absente, elle est soutenue par saint Jean, derrière elle, qui est à l’extrémité gauche de l’œuvre et le visage tourné vers Marie-Madeleine. Seul le Christ de face regarde le spectateur du tableau, à l’étage supérieur. C’est tout ; l’émotion ressentie tient à la simplicité des situations, aux attitudes des personnages, à leur noblesse et à leur douleur, à l’intensité des couleurs et aux jeux de lumières, à l’enjeu métaphysique de la crucifixion ou l’homme-Dieu subit toute la méchanceté de l’homme pour le sauver. Faudra-t-il voir ici un effet de la composition, peu recherchée, sans grand effet particulier, d’un sujet universellement traité ? La qualité propre de chaque élément n’est-elle pas aussi importante que leur relation ? Prenons une autre peinture, le portrait de Benedetta Canals fait par Picasso en 1905 et conservé au musée de Barcelone. Le portrait nous regarde de face mais le visage est tourné vers la gauche, il est composé de quatre parties : au centre le visage de la femme aux traits bien prononcés et de tonalité crème ; ses cheveux noirs réunis en deux bandeaux et ses épaules sont recouverts d’une mantille noire qui enserre ainsi le visage et la gorge. Son tracé arabesque présente diverses valeurs de noir, intense sur la tête, et dégageant le tracé d’une broderie sur la droite du buste. Le corps et la robe forment un troisième ensemble dans des tons un peu verts, un quatrième ensemble est formé par le fond entre le rose et l’ocre. Le troisième plan vise à créer un volume, le quatrième est plat, sans profondeur. Outre leur forme, ce qui distingue ces quatre ensembles est un traitement pictural tout à fait spécifique (et Picasso utilise la peinture ici, le fusain là) : le visage est lisse et crée un effet illusionniste de volume et de chair, l’expression est intense ; la mantille noire est d’une autre matière et relève davantage du dessin presque décoratif (en particulier dans les broderies à droite) ; la robe crée des volumes par des aplats simplifiés ; le fond est presque abstrait avec des touches de pinceau larges et à peine distinguées les unes des autres, le geste du peintre y est pour ainsi dire exhibé. La beauté du tableau tient d’abord au visage central, puis à la distribution des quatre parties et au contraste de leur manière picturale autant que de leur style. L’originalité de l’œuvre de Picasso est que chaque tableau renouvelle son langage (sans que pour autant ce langage soit le message).
14Pour dernier exemple, tournons-nous vers « l’éplucheuse de navet » de Chardin, tableau conservé à l’Alte Pinakothek de Munich : un sujet plus modeste, une composition plus élaborée. Un peu plus de la moitié du tableau, à gauche est occupé par la jeune femme assisse, vue de côté, mais légèrement de trois quarts. Attirent le regard et la lumière un fichu et un grand tablier blanc. Le bras droit posé sur les jambes serre le bras gauche, avec lequel la jeune femme tient un navet à moitié épluché et comme suspendu dans le vide. Devant la jeune femme, sur la droite du tableau, git à terre une grande cuvette noire remplie d’eau où flottent des navets déjà épluchés, eux aussi captent la lumière. Par terre sur la gauche, au premier plan, une citrouille et des navets (non épluchés), à la gauche de la femme, sur la partie droite du tableau, dans le fond, une table recouverte entièrement d’une nappe, sur laquelle est posée une casserole, dont le manche va vers l’arrière. Entre la cuvette accueillant les navets et la table, une grande poêle est dressée, le manche appuyé sur le rebord de la table et sur une autre cuvette située à l’extrême droite, un peu dans l’ombre, on en voit le rebord luisant tout comme l’intérieur plus clair, la touche de peinture est riche. Cet objet attire l’attention par la perfection de la matière et du coloris ; attire aussi l’attention le buste légèrement vouté et l’expression de la jeune femme, le regard un peu perdu. La composition du tableau est fondée sur la situation de la jeune femme comme encerclée d’objets liés à sa tâche, l’immobilité d’une pose renforcée par la pause dans son activité, par la ligne oblique qu’elle dessine et par la dynamique implicite qu’elle suggère. La cuisinière est réduite à son humble travail qui donne au tableau son titre, comme le sont les objets qui l’entourent, tous liés à la cuisine, et en même temps une autre dimension est introduite, sur deux plans bien différents. Le travail du peintre détache les matériaux et les formes, leur donne une épaisseur picturale et un éclat de couleur qui les arrache à leur utilité et leur confère une beauté propre, indépendante du service que rendent les objets ou la nourriture même (dans la logique des natures mortes). D’autre part, le peintre donne à la femme une vie étrange qui se définit par l’absentement à une situation de labeur contraignante, et peut être appréhendée en termes de mélancolie, celle que décrit Galland dans Les Mille et une nuits : « Quelquefois aussi nous sommes dans une mélancolie si profonde que nous sommes insupportables à nous-mêmes, et que, bien loin d’en pouvoir dire la cause, si on nous la demandait, nous ne pourrions la trouver nous-mêmes si nous la cherchons12. » Le traitement de la lumière crée une dynamique entre ces différents plans : le tablier et le bonnet tous comme les navets (ou le brillant des cuivres) irradient une lumière intense. La blancheur éclatante suppose une source de lumière directe venant de la droite de la jeune femme (donc de la gauche du tableau), mais située à l’extérieur de ce qui est représenté. Est ainsi impliquée une ouverture sur l’extérieur, porte ou fenêtre : le traitement de la couleur et le thème se rejoignent pour donner à ce qui est représenté sans aucune ouverture une ouverture implicite, liée à l’extérieur, au mouvement, à une espèce de vie au plein air et réchauffée par le soleil (l’éclairage de l’époque ne saurait produire une telle luminosité : il y faut la nature !). Le tableau joue ainsi d’une relation dialectique entre un enfermement (donné conjointement par la composition serrée qui fait que la femme est contrainte et doit se ménager un espace entre les objets de son travail domestique), entre quelque chose de clos, intime et oppressant, et la suggestion d’une aspiration vers l’ailleurs, vers un espace libre ou une activité plus heureuse. La composition, le sujet, le traitement pictural, l’expression du corps et du visage créent une tension entre la finitude et un infini vague, désirable, absent. Ainsi la peinture la plus prosaïque dans son sujet rend sensible une aspiration métaphysique, dont le peintre donne un autre visage par la beauté de sa touche (telle que Diderot la célèbre, dans un passage que commente aussi M. Charles dans Composition).
15Le tableau exploite l’opposition des formes géométriques des objets fabriqués et des formes du vivant, celles de la jeune femme et des légumes, qui ont pour point commun la rondeur, et de la situation de la jeune femme comme coincée entre ces objets et dégageant pourtant une ligne oblique porteuse d’une dynamique virtuelle ; dans la mesure où la représentation appelle ce qui lui est extérieur et que le spectateur doit interpréter, peut-on s’en tenir aux seules formes de ce qui est sous les yeux ? Cela vaudrait plus évidemment pour les peintures abstraites réduites à des couleurs et des lignes. Ainsi un tableau de Rothko présente souvent un grand rectangle de couleur unie mais épaisse recouvrant légèrement une bordure d’une autre couleur qui est comme un cadre intérieur. Le « victory boogie-woogie 1945 » de Mondrian conservé au musée de La Haye présente une grille de lignes perpendiculaires assez épaisses dont certaines cases sont remplies de couleur, et l’observateur peut repérer des régularités dans certaines dispositions dont l’ensemble donne pourtant l’impression de l’aléatoire. Dans les deux cas, la forme est aisément saisissable et réduit le tableau à un effet d’ornement propre au papier peint : c’est condamner la peinture abstraite à peu de chose (ce qu’elle est peut-être). L’expérience du tableau passe par l’appréhension de sa forme, mais ce n’est que la condition d’une attention mobile et changeante à ses éléments divers, comme un instant qui vaut par ce qu’il permet, la dynamique d’un regard et d’une compréhension et d’une émotion qui va de l’un à l’autre et se nourrissant de leur relation. L’œuvre de Jackson Pollock est comme une allégorie de cette aporie d’une forme qui n’émerge que pour disparaître. Elle n’est que traits, lignes entrecroisées et superposées, elle a donc pour matière la seule composante du dessin comme monstrueusement hypertrophié au point de ne laisser aucun interstice à remplir, mais c’est pour défaire ce dessin dans la représentation d’un mouvement frénétique (celui que le peintre lui-même a mis en scène et dont la toile serait la projection : expressionisme abstrait), qui oblige le spectateur lui aussi à épouser les tournoiements indéfinis des lignes et de leurs changements. Tout est dessein dans ce tableau, mais il s’évanouit pour laisser se déployer la danse du regard.
Au rythme du roman
16Michel Charles n’ignore rien de cette dialectique entre la forme et le mouvement, la danse et le dessin. Il en expose même avec un soin exquis ce qui en est le support dans le roman : une matière hétérogène, ou comme il le dit composite. L’inscription d’une forme du roman serait seulement la condition de production, de perception et de mise en circulation plurielle de ses composantes. Le propos de M. Charles est double : il s’engage parfois avec une virulence exclusive dans le sens unique de la forme ; mais il n’y vient qu’en flânant sur le chemin serpentin de l’hétérogène, dont il invite à surprendre les résonnances. Suivant parfois le trajet du loup vers le dessin, accompagnant parfois la petite fille dans ses sauts et gambades, comme Perrault, comme Montaigne.
17M. Charles souscrit au fonctionnalisme dans son analyse du récit, mais dans un esprit bien différent des narratologues, puisqu’il l’intègre à un examen particulièrement attentif, sensible et subtil, de l’ensemble des composantes du roman : il accueille avec la plus grande bienveillance tout ce qui n’est pas récit. Il l’appréhende sur deux plans distincts : d’une part il parle de registres (p. 103, comédie, tragédie, conte, etc.), ressorts qui ne seraient pas dramatiques (dans le sens de fondé sur l’action et l’événement) ; d’autre part, il dégage du roman ce qui accompagne le récit mais sur des modes propres et indépendants. Il en distingue deux principaux : d’une part, les descriptions qui rendent compte du monde objectif offert aux personnages et constituant le décor de l’action, d’autre part les explications qui subsument l’événement de l’histoire par des principes généraux, et prennent la forme de réflexions, de commentaires, d’exposés didactiques (p. 296, p. 364). M. Charles ne fait pas de distinction entre ces trois derniers termes. Il nous dit que Balzac est un conteur parce qu’inventeur et donc descripteur de mondes (p. 297). Si tout récit est une représentation, on peut le traiter de description. Mais cela vaudrait alors aussi pour les commentaires et explications : ils entrent dans la représentation, ils nourrissent le récit comme l’enseigne la rhétorique. La polysémie des termes critiques conduit à d’étranges nœuds dans l’analyse. Retenons plutôt que M. Charles désigne par des termes divers ce qui n’est pas narratif, soit qu’il s’agisse de descriptions presque dépourvues d’enjeu dramatique, soit que l’auteur formule directement le sens philosophique qu’il donne à son histoire. Cette généralisation étant le plus souvent le fait de l’auteur, il serait utile de différencier l’instance auctoriale selon le genre qu’elle emprunte, et parler d’auteur-romancier, d’auteur-conteur ou d’auteur-poète (comme d’auteur-mémorialiste ou d’auteur-essayiste), parfois d’un narrateur-personnage13. La diversité des places données au commentaire modifie un peu la confiance du lecteur14, mais pas la distinction entre le récit et des analyses générales ou abstraites, plutôt morales, historiques, politiques, psychologiques, géographiques, naturalistes etc. (elles participent donc à des savoirs qui ont leur domaine propre en dehors du roman15).
18La composante narrative fait ici appréhender ce qui s’oppose à elle négativement (ce qui justifie de la privilégier). De façon générale, contribue en outre à l’hétérogénéité l’introduction d’un troisième type d’énoncé, les histoires annexes, anecdotes, épisodes indépendants, boucles narratives faciles à enlever (ne peut-on pas dissocier de Don Quichotte la nouvelle du « Curieux impertinent16 » ?). Dans ce proto roman qu’est Orlando Furioso, l’Arioste donne à l’histoire du héros une place secondaire, dans un entrelacement d’aventures aux personnages et aux lieux multiples, sans compter les réflexions morales du poète et les histoires insérées. Avec les descriptions et les commentaires, ces trois types principaux d’éléments étrangers au récit principal prennent d’autant plus d’importance que l’intrigue principale est très mince, stéréotypée, souvent oubliée, progresse infinitésimalement. Don Quichotte illustre à merveille cette situation : pour l’intrigue, tout est dit à peu près dans le premier chapitre et les péripéties successives ne changent rien à la situation fondamentale du héros, la folie du mauvais lecteur, et au sujet de l’histoire, le choc avec la réalité. La conclusion même ne procède pas de l’enchaînement des malheurs du héros mais un brusque retour à la raison leur met arbitrairement fin. Il n’y a donc ni intrigue ni progression dans ce modèle du roman moderne. Par contre se multiplient les entretiens, les rencontres, les discussions, les thèmes abordés, les proverbes, les plaisanteries, les déclarations, les histoires adventices, elles-mêmes de registre et de style variés — au point de couvrir l’éventail complet des types littéraires de récit de l’époque17. Ce roman est un caravansérail, pas un bolide. La fragilité du fil narratif vaut pour La Nouvelle Héloïse ou pour Belle du Seigneur par exemple : l’intrigue est presque transparente, qui conduit de la première entrevue à la mort des amants sur plus de mille pages et avec une seule péripétie marquante (le renvoi du héros de la SDN, présentée de biais et comme dans une parenthèse à propos d’autre chose). L’achat et l’essayage des robes, sur plusieurs chapitres, ont un support « fonctionnel » très faible. Faut-il considérer le fil « Mangeclous » comme une broderie digressive ? Ou la représentation satirique du mari et de sa mère ? Les siècles classiques se sont demandés quel est le sujet de l’Iliade : est-ce bien la colère d’Achille ? Une œuvre comme Adone du chevalier Marin — autre proto-roman — a une intrigue non seulement réduite mais connue à l’avance de tous ses lecteurs (devenus rares certes, malgré une édition populaire en Italie et une édition bilingue aux éditions Belles Lettres), elle se réduit presque à une série très ample de très amples descriptions, à des peintures qui saisissent des épisodes connus de l’histoire et de la Fable. Cette œuvre unanimement célébrée dans l’Europe du premier xviie siècle, serait ainsi proche d’un pôle entièrement descriptif18 du genre romanesque dont l’autre pôle serait représenté par le roman policier, tout action.
19Dans l’approche de ce parcours heurté, M. Charles décrit le frottement entre des éléments hétérogènes ou distincts et montre qu’il est rendu sensible par les « transitions » que l’auteur est obligé d’introduire pour y remédier : en ménageant le passage d’un registre à l’autre, d’un type d’énoncé à l’autre, d’une orientation narrative à l’autre, il rappelle son lecteur sur la voie de la progression narrative. G. Conesa19 a remarqué comment Beaumarchais, après avoir ouvert une boucle digressive (à base de bons mots) dans ses comédies, laisse un personnage la refermer et ramener l’attention des protagonistes et du spectateur à la situation et à l’état de l’action laissée un moment en suspens. Cela serait donc, selon M. Charles, une espèce de règle générale dans le roman.
20C’est dans l’examen de la nouvelle de Balzac La Maison du chat qui pelote (une cinquantaine de pages), qu’il découvre une hétérogénéité si forte qu’elle serait la propriété dominante du texte, qu’il qualifie de composite. Un texte composite : un troisième terme après le composé (à disposer rhétoriquement) et la composition (organique, continue, poétiquement unifiée). Le composite introduit des différences, des écarts, des retards, des ruptures, dans la ligne progressive destinée à entrer dans la forme du roman. Le composite la menace : il suppose le raccord entre des éléments différents, et rend la continuité problématique, il implique la dissonance, la juxtaposition plus ou moins brutale ou tranchée d’éléments hétéroclites. M. Charles repère des éléments qui entrent dans le composite et produisent, outre ces effets de disparate, des effets de reprise et d’échos, d’un genre bien différent de la ligne continue : se mettent en place des correspondances de type musical qui viennent se superposer à la ligne (dessinée) de la progression sémantique (à dominante narrative). Le propre du langage littéraire est sa polysémie : il fait rayonner son sens dans plusieurs directions, chaque élément se raccroche en même temps à d’autres, entrant dans des ensembles mobiles. L’hétérogénéité des éléments entre eux est renforcée par une autre, au moins aussi importante, ici vue dans ses exemples plus que dans son principe, qui joue à l’intérieur d’un même élément participant à plusieurs significations et à plusieurs effets en même temps. On est alors plus proche de Pollock que d’Ingres. Dans le cas de Manon Lescaut, faut-il accorder la primauté au principe de répétition des aventures allégué par le héros et participant au registre tragique (et repérer que la troisième fois procède de la seconde et se mêle à elle, ce qui est assez évident) ? Faut-il au contraire privilégier la médiation de la conscience et de la voix du héros et relever comme élément formellement dominant la contradiction entre cette voix et ce qu’elle rapporte (qui échappe à la mise en scène pathétique et touche au trivial ou au dérisoire) ? Ou bien, si l’on veut ne pas s’arrêter à cette voix, à l’opposition thématique entre les deux faces de l’amour comme passion et comme intérêt (sensuel ou économique) ? Ou bien encore à la diversité des principes d’évaluation et à leur mise en œuvre ? L’analyse des passages examinés de la Recherche trouve leur forme dans la bascule finale des ensembles repérés dans la conscience du héros et narrateur, Marcel, qui est le médiateur et la fin de toutes les expériences : est-ce là la forme principale de ce passage très long ? Ce phénomène qui s’applique à l’œuvre entière (comme dans Manon Lescaut ou La Vie de Marianne) en définit-il la forme ?
21L’hypothèse que fait Michel Charles, pour conduire son enquête, d’un premier lecteur découvrant l’œuvre est un artifice sans doute nécessaire à la quête de la progression narrative, mais elle est assez spécieuse, parce que ce naïf est aussi bien retors, étrangement cultivé et au fait de toutes les catégories critiques et de la caractérisation du matériau littéraire. Il serait donc bon de lui adjoindre un frère jumeau en position de relecture qui pourrait justement repérer les liaisons multiples entre les éléments du roman et la superposition des couches de signification (à l’œuvre même dans le genre le plus purement narratif du roman policier). L’hypothèse ad hoc d’une première lecture vient aussi se nouer avec celle des textes possibles, abondamment utilisée précédemment. M. Charles lui donne plusieurs acceptions : il peut s’agir de traces d’esquisses de projets ensuite abandonnés, lues comme des hésitations de l’auteur (p. 36-37), ou des incohérences dans la conduite du récit amenant (par exemple chez Flaubert) à donner des informations inutiles pour la suite de l’histoire (comme si l’auteur ne savait pas exactement où il voulait aller), ou des ouvertures vers d’autres types d’énoncé que le récit, suscitant ainsi le doute sur le genre du livre lu. Le lecteur (naïf) serait ainsi amené à suivre des informations trompeuses, à se fourvoyer, à revenir en arrière et à récuser ce qu’il a cru un moment (sur l’intrigue, le déroulement de l’action, le genre de l’ouvrage). Ces échappées seraient donc comme des textes possibles. Par textes possibles, il faut entendre aussi ceux produits par des variantes comme ceux créés par les interprétations nécessairement divergentes. Seule la forme pourrait donner une stabilité à cette prolifération incessante.
22Il va de soi que la voie esquissée, le détail de l’action abandonné, le passage momentané à autre chose que le récit, tout cela n’entre pas de la même façon dans l’économie générale du roman que ce qui assure la poursuite de l’intrigue. Mais le terme de possible pour désigner le développement possible de chacun de ces éléments, qui correspondrait à ce que le lecteur imagine d’une suite du livre, donc quelque chose qui n’a pas de consistance, risque de conduire à affecter d’un coefficient d’irréalité ou de non pertinence, tous les éléments bien présents dans le texte qui servent de support à ces hypothèses et qui entrent bien solidement dans la formation de l’énoncé romanesque, contribuent à son sens et surtout aux effets très particuliers produits justement par les différences de niveau, de style, de tonalité. Le lecteur naïf prend ce qu’il trouve, il prend ce qu’il lit pour argent comptant, il n’a aucune compétence littéraire, il ne prévoit rien, il ne qualifie rien, il ne rejette pas les informations inutiles, il ne se demande pas quel est le sujet, le héros, le genre de l’œuvre, il avance, il est enchanté (ou bien il ne comprend rien et referme le livre — on l’imagine d’abord un peu dégoûté par Flaubert et par Zola). De son côté, le lecteur cultivé peut être aussi bon enfant. Lisant La Vieille fille de Balzac, il ne se demande pas quel est le sujet principal, quelles sont les propriétés littéraires de ses composantes, il sait par contre que Balzac prend le temps, multiplie les points de vue des personnages mais aussi les approches et les domaines d’appréhension. Il accepte la lenteur. La Vieille Fille, construite comme un bon tour grossier centré sur l’union sexuelle et sa dérobade, suit cinq personnages (trois prétendants et deux femmes, l’une apparemment perdue et voulant l’être et l’autre apparemment mariée et regrettant de ne pas l’être vraiment), qui ont chacun leurs intérêts et leur destin, mais il traite aussi sans en faire un fil directeur la vie d’une petite ville de province vue du côté de ses notables, et par conséquent il illustre une analyse politique qui donne au récit une autre espèce d’unité, comme indirecte, en tout cas pas mise en avant ni même en évidence (de même le fil politique assure bien une unité du Cleveland de Prévost sans être jamais explicitement thématisé). Conformément à la spécificité du roman depuis le xixe siècle, Balzac déploie la logique des déterminations qui produisent l’histoire individuelle prise dans la grande histoire (ici centrée sur le changement révolutionnaire, comme presque partout). Toute aventure personnelle résonne donc à des niveaux supérieurs (c’est le cas, sur une tonalité plus morale, dans les deux romans classiques examinés dans Composition). Faut-il s’arrêter à la base narrative ou inclure ses harmoniques dans la recherche de la forme ? L’intrigue de La Vielle Fille repose sur le conflit des trois prétendants et sur le choix de l’héroïne : cela maintient l’intérêt du lecteur à cause de son registre comique, qui se porte surtout sur les ambitions des deux principaux prétendants et leur combat. La réussite de l’un ou l’autre est par ailleurs indifférente ; l’échec du troisième, ridicule, qui se suicide, crée plutôt crainte et pitié, à l’opposé de la trivialité grotesque des deux autres. Ce lecteur de bonne foi prend les choses comme elles viennent et les enregistre dans leur succession. Il ne se demande pas si tel roman de Stendhal est celui de Fabrice ou de la Sanseverina ou de Mosca. Doit-il décider si le roman est descriptif ou narratif ? Si c’est un roman ou un conte ? Est-ce même important dans la perception de la forme puisque l’œuvre est singulière et les appartenances génériques ont d’autres zones de pertinence.
23Le lecteur ne peut-il aussi se contenter d’une pertinence approximative des détails de l’action et ne reçoit-il pas toutes les informations du moment avec équanimité. Sa perception, comme celle décrite par Leibniz, ne peut-elle être à la fois claire et non distincte ? Le flou et l’hétérogène lui plaisent, il en goûte les ressources et les effets. Il accepte qu’en sorte une voie d’action, sans considérer si elle révèle inutiles bien des notations qui l’ont intéressé. La distinction fonctionnelle de l’enchaînement de l’action qui assure l’intrigue est certes utile, mais pour mieux apprécier la manière dont elle est conduite et déjouée, créant un effet saccadé dans l’avancée, disparate dans l’ensemble, et produisant une hétérogénéité de surface comme une hétérogénéité de profondeur — plutôt réservée aux moments des relectures — quand un même élément se déploie sur plusieurs lignes de sens et donc noue de multiples relations, contribue à de nombreux parcours). La distinction du fil narratif aide au moins à découvrir les autres fils, et, dans la progression de la lecture, un mouvement de danse.
Dans les pas des poéticiens ailés
24Michel Charles, dans la recherche de la composition, nous offre donc un véritable art de lire les romans. Ce qui est mis sous l’égide d’une esthétique du composite débouche sur la découverte des styles composites de conduite du roman. Il nous apprend à être sensibles aux manières dont le roman progresse, à épouser ses dynamiques locales et ses plus amples mouvements. Il nous invite à nous arrêter dans les moments de pause réflexive souvent mis en place par le romancier lui-même (moments charnières, commentaires des personnages, avis de l’auteur ou avis du narrateur). Ces perceptions locales mais se succédant et se modifiant dans la dynamique de la lecture, ces appréciations d’organisations partielles, elles aussi sans cesse mouvantes et modifiées, pourraient déboucher sur un regard panoramique, portant sur l’œuvre entière : ce qui émerge alors d’une observation au terme du livre, dans une familiarité méditative, doit-il être assimilé à une « forme » ? À un style ? Le choix de la catégorie de la forme permet d’exclure le sens. Mais si l’on croit plutôt reconnaître le style du composite, les effets de ce style ne seront pas dissociables de la valeur propre aux composantes de la représentation qu’ils mettent en jeu et des différents modes d’expression (direct, indirect, combiné, par association, contiguïté etc.). La pulsation est-elle dissociable du son et de l’intensité, de l’harmonique et de la mélodie ? Des effets de musicalité ? Les valeurs des fragments n’entrent-elles pas dans la perception du composite et dans la distinction qui le différencie à ce moment-là, lui donne sa dynamique et ses qualités ? La « vision du monde » peut-elle être éliminée en la qualifiant de « didactique » ou « descriptive », ou n’est-t-elle pas la matière même qui prend forme selon la logique des coloristes ? Est-elle dissociable du récit et des motifs qui le font avancer, des motivations des personnages comme des déterminismes qui le commandent ? Dans le contraste du rouge et du jaune, ce rouge, ce jaune doivent-ils être écartés au profit du seul contraste ? Si l’on s’attache à l’esthétique du composite mettant en jeu une stylistique, l’exclusion des éléments de signification et de représentation est un artifice momentané pour voir des contrastes, des ruptures, des superpositions, des associations : mais l’expérience esthétique ne les récupère-t-elle pas ? Ou peut-elle s’en passer ?
25Michel Charles répond oui à cette dernière question quand il cherche à étreindre la forme, mais il y répond non dans sa pratique de de la lecture, dans son rapport subtil aux textes, dans le soin à rendre compte du mouvement de sa pensée et du plaisir des textes. Cette expression populaire de Roland Barthes, nous permet à la fois d’apercevoir les deux faces de l’art du roman élaboré par M. Charles, danse et dessin, et d’écouter ce qu’il nous dit non en le déclarant mais dans son art d’écrire, dans le dialogue constant qu’il entretient avec son œuvre et avec ses deux compagnons Roland Barthes et Gérard Genette (sous l’ombre tutélaire des deux grands maîtres ancien et moderne, Aristote et Auerbach). Les trois poéticiens ont volontiers mis en avant leur réduction des textes à un schéma, et ils ont rendu la diffusion aisée et séduisante des résultats de ce travail amusant par leur classification simple, leur terminologie ad hoc, leurs tableaux à entrées multiples ou sous la figure d’un arbre. Pédagogues et didacticiens s’en sont emparés avidement et les ont imposés à tous les niveaux d’enseignement de leur langue et de leur littérature, du primaire à l’Université, dans l’espoir de mettre ainsi sous le tapis le goût des textes, leur familiarité, les émotions et les pensées qu’ils suscitent, leur persistance au long de la vie, parce que tout cela, loin d’être partagé, serait l’apanage exclusif de certains, les héritiers, et qu’on devrait renoncer à l’étendre aux plus démunis. Il serait plus simple de remplacer tout cela par la transmission d’une autre culture, celle des tableaux, des terminologies, des dessins objectifs et techniques. Mais, à côté de cette tentation aux effets non prémédités, l’œuvre des trois poéticiens donnait plus de place encore au chemin qui conduisait au dessin, à ces pas de danse portés par l’expérience sensible des textes, les trouvailles d’une haute culture, les digressions, l’attention aux tonalités, aux valeurs, aux registres, aux allusions, aux liaisons culturelles et historiques, par les distances de l’humour et les proximités de la fantaisie. M. Charles peut converser avec les deux grands amis disparus et avec lui-même, il nous amène à reconnaitre et à partager leur mode de lecture et de commenter, toujours plus marqué au fil du temps ; il nous invite à partager leur disposition et à suivre leurs pas ailés. Grâce lui soit rendue.
265 Cette opposition nourrit le livre de M. Fumaroli (New York aller et retour, Voyage dans les arts et les images, Fayard, 2009. La narratologie contemporaine adopte curieusement un esprit pratique et technique, qui a son corrélat exact dans le monde économique, où importerait la bonne transmission d’un message, et en même temps enregistre la rupture romantique qui met au premier plan la présence de l’auteur dans l’œuvre et le rapport que noue avec lui le lecteur.